Éditorial des Dossiers de l'allaitement n° 54 (janvier-février-mars 2003)
Avoir réussi à se protéger de l’influence financière de l’industrie des laits industriels était une avancée importante pour la 55ème Assemblée Mondiale de la Santé qui s’est tenue à Genève en mai 2002. La résolution qui a été prise affirme nettement l’importance de l’allaitement exclusif pendant les six premiers mois, et de sa poursuite jusqu’à 2 ans et plus, avec introduction d’autres aliments de bonne qualité. Divers points ont été discutés pendant cette assemblée : l’importance d’instaurer une législation pour faciliter la poursuite de l’allaitement chez les femmes qui travaillent, la nécéssité de tout faire pour protéger l’allaitement dans les situations d’urgence… Pour ce faire, cette résolution recommandait vivement à chaque pays qui ne l’avait pas encore fait de créer un comité multisectoriel d’action pour l’allaitement chargé de mettre en œuvre des actions de protection et de promotion de l’allaitement, et de veiller à l’application du Code International de Commercialisation des Substituts du Lait Maternel.
De nombreuses études ont constaté l’importance des acides gras présents dans le lait humain pour la santé de l’enfant. L’industrie des laits industriels pour nourrissons s’est donc penchée sur le sujet, afin de voir dans quelle mesure il était possible d’ajouter ces acides gras aux laits industriels. Les études les plus récentes ont porté sur l’ajout d’acide docosahexaénoïque (DHA) et d’acide arachidonique (ARA) en quantités variables. Or, à l’heure actuelle, les études effectuées sur ces manipulations ne permettent pas de conclure que cette supplémentation présente un réel intérêt. Un impact négatif a même été constaté par certaines études, en particulier chez les prématurés : la supplémentation induisait une mauvaise assimilation d’autres acides gras, avec un impact négatif sur la croissance et le développement neurologique. Par ailleurs, le lait maternel contient de nombreux acides gras qu’il est impossible d’ajouter au lait industriel.
Marsha Walker, directrice de la branche chargée des actions légales de l’Alliance Nationale pour la Recherche sur l’Allaitement (USA), s’élève contre ces tentatives de supplémentation du lait industriel, car elle estime que les fabricants les utilisent surtout pour tenter de convaincre les mères que leurs produits sont « comme le lait maternel ». Certaines mères en arrivent même à croire que les laits industriels contiennent du lait maternel. Elle recommande aux pédiatres de ne pas se précipiter pour conseiller ces nouveaux laits aux mères. On ignore encore quels sont les taux « normaux » de ces acides gras dans le lait humain : ils varient suivant les mères. On ignore donc aussi quelles seraient les quantités optimales à rajouter aux laits industriels. Par ailleurs, ces laits enrichis en acides gras sont plus coûteux.
CorpWatch, une association de consommateurs, décerne tous les deux mois des « prix » aux entreprises qui ont dépensé le plus de temps, d’argent et d’énergie dans des campagnes de mécénat destinées à leur donner une bonne image de marque. Le « prix Bluewash » est décerné pour les campagnes à visée « humanitaire » dont le principal objectif est d’augmenter les bénéfices de l’entreprise et de détourner l’attention de ses politiques douteuses.
Le « prix Bluewash » décerné à l’occasion du Sommet de la Terre de Johannesbourg l’a été à Nestlé. Cette entreprise a parfaitement réussi à redorer un blason sérieusement terni par la dénonciation de ses pratiques promotionnelles agressives pour les laits industriels, et ses violations du Code International de Commercialisation des Substituts du Lait Maternel, régulièrement constatées, dont l’impact est particulièrement désastreux sur la santé et la vie des enfants dans les pays en voie de développement. Ces pratiques ont induit les plus importants boycotts jamais menés à l’échelle internationale (le dernier d’entre eux étant toujours en vigueur). Des campagnes humanitaires soigneusement orchestrées et largement médiatisées ont presque réussi à faire oublier que Nestlé ne respecte toujours pas le Code International de Commercialisation des Substituts du Lait Maternel, même s’il affirme régulièrement le contraire.
La 5ème Conférence Internationale sur la lactoferrine a fait le point sur les connaissances actuelles sur la structure, la fonction, la régulation et les applications pharmaceutiques de la lactoferrine. Les premières études sur cette molécule portaient sur ses capacités de fixation du fer, et ses propriétés antibactériennes. Avec les années, les recherches ont permis de constater que la lactoferrine avait de très nombreux rôles. On sait maintenant que l’essentiel de son action reste encore à découvrir. Baker et Antonini ont présenté leurs travaux sur la fixation de divers ions par la lactoferrine, et la façon dont cette protéine se protège vis-à-vis de la dénaturation par la chaleur ou l’environnement chimique. Fleming a parlé de l’importance de la lactoferrine pour l’homéostasie du fer. La régulation de la lactoferrine par diverses hormones a été discutée. Les propriétés antibactériennes spécifiques de la lactoferricine (un peptide provenant de la fragmentation de la lactoferrine) permettent de constater qu’il suffit de la modification d’un seul acide aminé pour modifier les propriétés de la protéine de départ.
Les interactions de la lactoferrine avec les bactéries et les récepteurs cellulaires ont été présentées. Une équipe étudie la possibilité d’utiliser la lactoferrine pour véhiculer des gènes lors des thérapies géniques. Des conférences ont aussi porté sur les propriétés anti-inflammatoires, antimicrobiennes et antivirales de la lactoferrine, ainsi que sur sa capacité à détruire les cellules cancéreuses, et à limiter le développement des cancers et la survenue de métastases ; la lactoferrine est actuellement un candidat sérieux dans la lutte anticancéreuse.
La lactoferrine humaine et ses variantes intéressent énormément l’industrie pharmaceutique. Un nouveau brevet a été déposé sur une de ses utilisations par Pharming, une firme pharmaceutique hollandaise : l’administration de lactoferrine en cas d’infections virales par le CMV, le VIH ou le virus de l’herpès. Un autre aspect du brevet est l’utilisation d’une variante de la lactoferrine saturée à 95 % avec du fer, pour le traitement de l’anémie ou des pathologies de stockage du fer. Elle est aussi étudiée à titre prophylactique et curatif en tant que traitement potentiel de l’arthrite, de l’asthme, des pathologies cutanées, etc, par voie locale, orale, sous-cutanée, intramusculaire, intraveineuse, intrapéritonéale, ou par inhalations. On teste même un dentifrice à la lactoferrine pour la prévention des caries et le traitement des parodontoses. Les posologies habituellement recommandées vont de 5 à 100 mg/kg. Il est intéressant de faire le parallèle avec le taux de lactoferrine dans le lait humain : il est particulièrement élevé dans le colostrum (3,3 g/l), puis baisse progressivement pour se stabiliser aux environs de 1,6-1,7 g/l dans le lait mature.
À l’aide d’une méthodologie simple et a minima, les auteurs ont estimé le volume et la valeur économique du lait maternel produit par les femmes allaitantes en Afrique de l’Ouest francophone. Dans cette région, les enfants de 0 à 35,9 mois consomment annuellement plus de 1,1 milliard de litres de lait maternel. Toutefois, les pratiques suboptimales d’allaitement sont à l’origine de la perte annuelle de 175 millions de litres de lait maternel. Si ce lait humain était remplacé par un lait industriel, cela nécessiterait tous les ans un investissement d’environ 2 milliards d’euros. Au niveau d’une famille, cela coûterait tous les ans en moyenne 412 euros par enfant, soit plus que les revenus de la plupart des familles vivant dans ces pays, où jusqu’à 61 % des foyers vivent avec moins d’un euro par jour.
En utilisant les statistiques américaines sur le nombre de naissances prématurées, le taux d’allaitement et celui des EUN et de leurs complications, il a été calculé que, pour le Texas et pour la seule année 1994, 189 cas d’entérocolites ulcéronécrosantes auraient pu être évités si tous les prématurés avaient été systématiquement nourris au lait humain, dont environ 66 cas ayant nécessité un traitement chirurgical lourd (résection de la zone nécrotique avec iléostomie, puis fermeture de l’iléostomie après guérison de l’EUN). Cela représente, pour cette seule année et pour ce seul État américain, une dépense d’environ 32 682 000 €, qui aurait pu être évitée grâce à l’utilisation systématique de lait humain pour nourrir les prématurés.
Pouvons-nous vraiment dire encore : « Allaiter, c’est bien, mais donner un lait industriel, c’est presque aussi bien » ?
Bibliographie
- WHO A55/15. 18 May 2002. Infant and young child nutrition.
- More research needed on formulas. K Mellen. GazetteNet, 27/08/2002.
- Best blue actor for achievement in corporate bluewash. Sommet de la Terre, Johannesbourg. 23/08/2002.
- 5th International Conference on Lactoferrin, 4-9 mai 2002, Banff, Alberta, Canada.
- Patent # 6333311. Useful properties of human lactoferrin and variants thereof. Dec 2001. Nuijens et al, with Pharming assigned right to the patent.
- The monetary value of human breast milk in francophone west Africa : a PROFILES analysis for nutrition policy. VM Aguayo, J Ross. Food Nutr Bull 2002 ; 23(2) : 153-61.
- The cost-effectiveness of using banked donor milk in the neonatal intensive care unit : prevention of necrotizing enterocolitis. LDW Arnold. J Hum Lact 2002 ; 18(2) : 172-77.
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