Publié dans le n° 131 d'Allaiter aujourd'hui, avril 2022.
Dans Allaiter aujourd’hui, nous avons abordé à plusieurs reprises, que ce soit dans des dossiers ou des éditoriaux, le fait d’allaiter dans l’espace public (1), en présence de tiers.
Les différents "incidents" qui ont émaillé ces dernières années (2) nous amènent à revenir sur le sujet.
Même s’ils ne sont sans doute pas plus nombreux qu’auparavant, le fait qu’ils soient à chaque fois très largement médiatisés dans les médias et sur les réseaux sociaux (en premier lieu par les femmes qui en ont été victimes) les rend beaucoup plus visibles et chaque fois plus inacceptables.
Ce buzz médiatique a certes l’intérêt de faire parler de l’allaitement et du fait qu’il est tout à fait licite d’allaiter partout dans l’espace public. Mais il peut également avoir un effet pervers, en effrayant certaines femmes qui allaitent ou souhaitent allaiter : pensant qu’elles risquent à tout moment d’être ainsi agressées si elles allaitent à l’extérieur, elles peuvent s’autocensurer, rester cloîtrées chez elles ou choisir de tirer leur lait pour le donner dans un biberon.
Pudeur ?
De toute façon, certaines mères très pudiques appréhendent vraiment d’allaiter à l’extérieur. Ainsi Mélou : "Chez moi, chez les ami(e)s, la famille, pas de souci. Mais je ne sais pas si j’oserais en promenade ou autre. Mélange de pudeur et de peur du regard des autres. Ce qui est bien dommage."
La pudeur peut même être une des raisons pour ne pas allaiter du tout. Ainsi, dans une enquête faite dans la Somme (3) en 1995 (4), la pudeur arrivait en tête des raisons données pour le non-allaitement.
Il en était de même dans l’enquête faite par l’anthropologue Bernadette Tillard dans le quartier de Moulins à Lille (5) : le choix du biberon était justifié entre autres par l’impossibilité radicale de donner le sein "devant tout le monde".
Ce qu’en disent celles qui le font ou l’ont fait
Et pourtant… presque toutes les femmes qui allaitent ou ont allaité dans l’espace public disent n’avoir jamais eu de regards "noirs" ou de remarques désagréables. Ainsi Amandine : "J’allaite absolument partout, piscine/magasin/restaurant, etc., je ne mets jamais de châle, car bébé tire dessus de toute façon, et jamais je n’ai eu la moindre réflexion ou le moindre regard désapprobateur. En six mois, les seuls regards que j’ai eus sont des regards attendris, et des mamies qui passent à côté en disant que c’est joli."
Adeline non plus n’a jamais eu la moindre remarque : "La plupart des gens pensaient même que bébé dormait contre moi et n'avaient même pas remarqué qu'il était au sein."
Mais, car il y a un mais, cela ne se passe pas toujours aussi bien. Ainsi Manon, qui n’avait eu aucun problème à allaiter son premier enfant partout, s’est attirée plusieurs réflexions pour son deuxième allaitement ; du coup, elle n’allaite plus dans les lieux publics et en est venue à tirer son lait pour le donner au biberon quand elle est à l’extérieur.
Certaines qui n’ont aucun problème pour allaiter en présence d’inconnus ont plus de mal devant des proches. Ainsi Caro : "J'ai presque plus de mal à sortir le sein devant des proches, car par pudeur je prendrai plus de soin à cacher mon téton ; mais devant des étrangers, ça ne me gêne absolument pas !" Une mère observe d’ailleurs : "Les seules remarques que j’ai pu avoir viennent de mon père…"
D’autres, qui allaitaient partout sans problème un bébé, hésitent à le faire quand l’enfant grandit. Mais dans ce cas, deux "problèmes" se superposent sans doute : celui d’allaiter dans un lieu public et celui d’allaiter un "grand", chose souvent mal vue dans nos contrées. C’est ce que pense Christine : "Je n’ai jamais eu aucune réflexion quand j’allaitais en public, mais je n’ai pas poursuivi au-delà de 1 an, je préférais éviter de répondre et de devoir me justifier."
Se cacher ou pas ?
Les mères très pudiques ou qui ont peur du regard des autres vont avoir tendance à couvrir leur sein et/ou leur bébé quand elles allaitent à l’extérieur (quand ce ne sont pas les autres qui les enjoignent de "se couvrir"…).
Alizée n’a jamais eu de réflexions, "mais c’est vrai que je me couvrais, je n’étais pas à l’aise de sortir mon sein en public".
Alissa a allaité en public mais avec une cape d’allaitement, ayant peur sinon d’attirer le regard de "pervers".
Fanny allaite partout car son bébé est très demandeur, mais elle déteste ça : "Je suis très très pudique, donc je me débrouille toujours pour que ce soit très discret ; pour l’instant, j’y arrive car bébé est encore petit, mais je pense que j’éviterai quand il sera plus grand et que j’aurai du mal à cacher mes seins."
Une autre mère allaite avec ce qu’elle appelle un "tablier d’allaitement", mais trouve ça compliqué, "car bébé tire dessus et s’énerve ; les gens regardent, mais plus pour savoir ce que je fais, car bébé est complètement couvert".
Eh oui, les bébés n’aiment généralement pas se retrouver "sous cape", et ces "bavoirs d’allaitement" aboutissent souvent à l’effet inverse de celui recherché : au lieu d’être discrète, on se fait remarquer. Comme l’écrit Diane Wiessinger à propos des châles, tabliers, couvertures…, il pourrait aussi bien y avoir écrit dessus en gros "IL Y A UN BÉBÉ EN TRAIN DE TÉTER LÀ-DESSOUS" !
Sans pour autant cacher l’enfant et le sein d’une manière ou d’une autre, beaucoup néanmoins apprécient d’être habillées de façon à n’exposer qu’un minimum de sein, que ce soit avec des vêtements "faits pour" (et ils sont aujourd’hui beaucoup plus faciles à trouver, même s’ils restent souvent assez chers) ou simplement en portant un haut (T-shirt, sweat-shirt, pull…) qu’on soulève légèrement pour donner accès au sein.
Des coins allaitement ?
La solution serait-elle de créer un peu partout des "coins allaitement" où les femmes qui le souhaitent pourraient allaiter confortablement et à l’abri des regard (6) ?
Ces dernières années, de multiples initiatives ont vu le jour pour créer de tels endroits "faits pour" . C’est ainsi par exemple que, depuis 2018, une loi oblige tous les grands et moyens aéroports américains à avoir une "breastfeeding room" (7).
On ne peut que se réjouir de telles réalisations.
Encore faut-il que ces lieux ne ressemblent pas à des cagibis genre toilettes de chantier (8) et qu’ils soient bien… accessibles. C’est ainsi qu’une ethnologue qui a enquêté sur les possibilités d’allaiter dans les lieux publics de la ville de Cardiff (Pays de Galles) raconte que, lorsqu’elle a contacté un organisme de transports publics censé mettre une salle d’allaitement à la disposition des mères, on lui a répondu qu’elle était verrouillée et qu’on ne pouvait y accéder qu’accompagnée d’un gardien ! (9)
Surtout, ce genre d’initiatives ne comporte-t-elle pas un risque ? Celui de faire de l’allaitement un geste qu’on ne peut faire qu’à certains endroits discrets et à l’écart, "dans un coin" ? À celle qui se sent tout à fait d’allaiter "sur une chaise de bistrot", le garçon ne risque-t-il pas de venir dire que pour faire "ça", elle a un endroit prévu pour ?
Des coins allaitement, pourquoi pas ? Mais pas d’allaitement "au coin" !
Ce que dit la loi…
Eh bien, elle ne dit… rien. Absolument rien dans la loi française n’interdit d’allaiter où que ce soit dans l’espace public. Et comme on dit, tout ce qui n’est pas interdit est permis !
La juriste Martine Herzog-Evans explique : "Il est parfois opposé aux mères qu’elles commettraient un "attentat à la pudeur". Disons d’emblée que cette notion a disparu de notre système juridique depuis 1994 ! Une qualification pénale plus étroite l’a remplacée : l’exhibition sexuelle, qui fait encourir une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende (222-32 C. pén.). Le fait qu’elle soit plus étroite est déterminant pour ce qui concerne l’allaitement. Attenter à la pudeur pouvait couvrir des situations comme remonter de la plage en maillot de bain et allaiter." En revanche, l’exhibition sexuelle "est définie de manière très étroite. Premièrement, pour être constitué, l'acte en question doit être exécuté en public, dans l'intention de s'exhiber. Et il doit avoir un caractère sexuel. Or l'allaitement n'est pas un acte sexuel. Il est accompli pour nourrir son enfant, pas pour s'exhiber. C'est la fonction du sein, non ?" (10)
… et ce qu’elle pourrait dire ?
Certains pays anglo-saxons (11) comme les États-Unis, le Royaume-Uni (12) ou l’Australie, ont inscrit dans leur législation le droit d’allaiter dans l’espace public et le fait qu’empêcher une femme d’allaiter constitue une discrimination.
La France devrait-elle en faire autant ?
La députée du Val-d’Oise Fiona Laazar le pense, elle qui a déposé une proposition de loi (13) qui, dans son article 1, dirait "qu’allaiter en public n’est pas constitutif d’une infraction en France", et dans son article 2 créerait un "délit d’entrave à l’allaitement" : le fait d’interdire ou de tenter d’interdire l’allaitement d’un enfant dans l’espace public ou dans les établissements recevant du public serait puni de 1 500 euros d’amende.
Attendons de voir comment la prochaine Assemblée nationale s’emparera (ou non) du sujet…
Normaliser l’allaitement dans les lieux publics
Pour certaines femmes, allaiter dans les lieux publics sans se cacher est une façon de rendre cela normal. Ainsi Amandine : "Ces histoires (de femmes agressées) me poussent même à le faire alors que j'aurais pu avoir une hésitation et vouloir différer la tétée ; du coup, je fais la tétée en me disant que c'est d'autant plus important pour soutenir l'allaitement aux yeux des ignorants, et pour que des mamans moins tranquilles que moi avec ça n'en soient pas privées par leur bêtise."
Charlyne elle aussi a eu l’impression que la voir allaiter partout a eu tendance à engendrer autour d’elle des discussions bienveillantes sur le sujet : "Je trouve ça top parce qu'autour de moi, c'est vraiment complètement banal, on en discute, on en rigole, on partage nos expériences..."
Histoire de normaliser/banaliser l’allaitement "en public", certaines ont eu l’idée d’organiser des sortes d’événements où un certain nombre de femmes se réunissent et allaitent ensemble dans un lieu public. C’était bien l’un des buts des "Grandes tétées" organisées à partir de 2006 au moment de la Semaine mondiale de l’allaitement maternel dans un certain nombre de villes de France.
C’est aussi l’objectif des différents projets photographiques qui ont vu le jour ces dernières années. Par exemple le projet Regards croisés Laitxposition (14), le Anytime Anywhere Project (15), le projet Ma-terre (16), JaifaimJemange (17) … et j’en oublie sans doute.
Révolution !
J’aimerais conclure avec les mots de Diane Wiessinger qui terminait ainsi son article "Remettre le "public" dans "l'allaitement"" (18), que nous avons publié dans le n° 87 d’Allaiter aujourd’hui :
"Il y a certainement un apprentissage pour l’allaitement en public. D’abord on essaye toutes de l’éviter, de le cacher, de le couvrir. Cela fait partie du processus pour devenir à l’aise avec. Faites votre chemin parmi les options décrites ci-dessus, et toutes les autres qui peuvent vous mettre à l’aise. Mais à mesure que vous gagnerez en confiance, j’espère que vous envisagerez la possibilité d’arrêter de vous cacher. Au lieu d’attendre que le monde accepte l’allaitement en public, les mères peuvent faire en sorte que les gens deviennent si habitués à ce spectacle qu’ils n’y prêtent tout simplement plus attention.
Attention à ne pas mettre trop d’énergie dans une signalétique "amie de l’allaitement" et des endroits confortables où s’asseoir au fond des magasins. (Qu’arriverait-il à la poignée de main en public si l’on commençait à apposer des affiches "poignées de main bienvenues ici" ?!) Partons plutôt de l’idée que le monde entier est "ami de l’allaitement", et installons-nous dans l’allée de l’épicerie, ou penchons-nous sur le caddie si c’est ce qui est le plus commode sur le moment.
Rappeler au monde doucement et régulièrement que les bébés ont aussi besoin de déjeuner peut avoir le même effet que les piqûres qu’on fait à un enfant allergique pour le désensibiliser, avec des doses petites et fréquentes de l’allergène qui le faisait réagir. Des doses pas assez importantes pour créer un incident, mais pas non plus si petites qu’elles en deviennent complètement invisibles.
C’est peut-être l’Américaine rebelle qui parle en moi ; j’aime l’idée d’une petite révolution, et c’est à coup sûr une révolution dont le temps est venu."
Claude Didierjean-Jouveau
(1) On parlait auparavant d’allaiter "en public", formulation aujourd’hui abandonnée car donnant l’impression qu’on se donne ainsi en spectacle, et remplacée par "allaiter dans un lieu public" ou "allaiter dans l’espace public" ou "allaiter partout tout le temps" (ou les hashtag #allaiterpartouttoutletemps et #iwanttobreatsfree pour les réseaux sociaux).
(2) Dernier en date à notre connaissance : une femme empêchée d’allaiter dans le restaurant d’une aire d’autoroute début janvier (https://www.terrafemina.com/article/allaitement-on-l-empeche-d-allaiter-en-public-cette-mere-s-indigne_a361926/1).
(3) La Somme faisait partie à cette époque des départements français où l’on trouvait les plus faibles taux d’allaitement : autour de 25 % alors que la moyenne française se situait autour de 4 %.
(4) "Alimentation du nouveau-né et allaitement maternel", voir Françoise de Flamesnil, Dominique Barot, Le réseau de soutien de l'allaitement maternel dans la Somme, Spirale 2003 : 27 ; 67-70.
(5) "Ce qu’il en coûte de nourrir", in Allaitements en marge, L’Harmattan, 2002.
(6) On peut englober dans ce mouvement les commerces (cafés, restaurants, boutiques…) qui s’affichent "breastfeeding-friendly", assurant ainsi aux femmes qu’elles peuvent y allaiter l’esprit tranquille. Voir par exemple la "Route du lait" au Québec (www.mamanpourlavie.com/allaitement/actualites/8409-la-route-du-lait.thtml) ou les "Chemins du lait" dans les Ardennes (https://ardennesallaitement.fr/les-chemins-du-lait/).
(7) www.insider.com/breastfeeding-rooms-required-major-us-airports-law-2018-10
(8) Je pense par exemple aux cabines Mamava (www.parents.fr/bien-s-equiper/maman/allaitement/mamava-des-cabines-pour-allaiter-dans-les-lieux-publics-166325). Peut-être utiles pour tirer son lait, mais qui aurait envie de s’enfermer là-dedans pour allaiter ?
(9) Grant A, Breasts and the city : an urban ethnography of infant feeding in public spaces within Cardiff, United Kingdom, Int Breastfeed J 2021 ; 16 : 37.
(10) Elle ajoute : "Il est en revanche possible à des institutions d’interdire des comportements déterminés dans le cadre de leur règlement intérieur, qui est opposable à ses utilisateurs. Ainsi certains musées ou autres prohibent-ils le fait de manger. Certaines mères se sont vu interdire d’allaiter à ce titre. Sur ce seul fondement, ce n’est sans doute pas illicite – même si c’est absurde."
(11) Également le Mexique depuis octobre dernier.
(12) Voir l’article de LLL Great Britain "Breastfeeding in Public Spaces" (www.laleche.org.uk/breastfeeding-public-spaces/) et l’Equality Act (www.legislation.gov.uk/ukpga/2010/15/contents) pour lequel "c'est de la discrimination que de traiter une femme de manière défavorable parce qu'elle allaite".
(13) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b4258_proposition-loi
(14) https://www.facebook.com/regardscroiseslaitxposition/
(15) Sur Instagram : https://www.instagram.com/anytimeanywhereproject/
(16) https://www.facebook.com/ma.terre2020
(17) Sur Instagram : jaifaimjemange
(18) Traduit de "Breastfeeding in Public Spaces" (www.llli.org/breastfeeding-in-public-spaces/).
Pour l'instant, il n'y a rien dans la loi qui dit quelque chose sur l'allaitement dans un lieu public. Donc on ne peut pas vous l'interdire !
Si la proposition de loi déposée en octobre à l'Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1775_proposition-loi#:~:text=La%20pr%C3%A9sente%20proposition%20de%20loi,sur%20l'allaitement%20en%20public) est discutée et adoptée (on peut rêver !), cela deviendra même un délit de l'interdire.
En attendant, ce qui semble bien marcher dans ce genre de situations, c'est d'ameuter la presse et les réseaux sociaux !
Aujourd’hui, pour la deuxième fois, je viens de me faire convoquée dans le bureau de la directrice de la crèche pour déballage de sein devant les enfants et dans le couloir de la crèche alors que j’allaitais mon enfant qui pleurait et qui avait du mal à la séparation aujourd’hui car un peu malade. Que j’ai une attitude choquante à la limite de la perversion. Ça suffit ras-le-bol je veux que les choses changent. La crèche est un lieu public, les enfants qui me voient allaiter ne sont pas du tout choqués. Mais curieux, ils me pose des questions sur ce que l’on fait avec mon enfant. Quelles sont mes droits et qu’est-ce que je peux faire pédagogiquement pour faire changer les choses dans cette crèche de Saint-Maur-des-Fossés ?
Pour ma 1re fille je n'étais pas à l'aise mais je ne me suis jamais empêchée de nourrir mon bébé. Parfois je restait dans la voiture sur une aire d'autoroute, ou j'avais toujours un foulard autour du cou (qui est devenu son doudou nin-nin quand elle a eu ~9 mois !).
Je l'ai allaité jusqu'à ses 22 ou 23 mois.
Pour ma 2nd qui a 10mois, je me sens beaucoup moins "coincée". Je cherche un siège je m'assie, j'allaite. Sans foulard. Je donne le goûter à ma grande, ET à ma petite.
On est au printemps (mars), et je sais que ça peut changer avec les beaux jours, les tenues plus légères, bébé qui aura plus d'un an aussi... On verra ! :-)
Je ne me souviens pas d'avoir été embêtée pour ma 1re. Ai-je oublié ?
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