Idylle
Elle était mariée ; elle avait déjà trois enfants laissés en garde à sa sœur, car elle avait trouvé une place de nourrice, une bonne place chez une dame française à Marseille. Lui, il cherchait du travail. On lui avait dit qu'il en trouverait aussi par là, car on bâtissait beaucoup (…)
La nourrice haletait, le corsage ouvert, les joues molles, les yeux ternes ; et elle dit, d'une voix accablée : "Je n'ai pas donné le sein depuis hier ; me voilà étourdie comme si j'allais m'évanouir."
Il ne répondit pas, ne sachant que dire. Elle reprit : "Quand on a du lait comme moi, il faut donner le sein trois fois par jour, sans ça on se trouve gênée. C'est comme un poids que j'aurais sur le cœur ; un poids qui m'empêche de respirer et qui me casse les membres. C'est malheureux d'avoir du lait tant que ça."
Il prononça : "Oui. C'est bien malheureux. Ça doit vous tracasser."
Elle semblait bien malade en effet, accablée et défaillante. Elle murmura : "Il suffit de presser dessus pour que le lait sorte comme une fontaine. C'est vraiment curieux à voir. On ne le croirait pas. À Casale, tous les voisins venaient me regarder."
Il dit : "Ah ! vraiment.
– Oui, vraiment. Je vous le montrerais bien, mais cela ne servirait à rien. On n'en fait pas sortir assez de cette façon."
(…) Le convoi s'arrêtait à une halte. Debout, près d'une barrière, une femme tenait en ses bras un jeune enfant qui pleurait. Elle était maigre et déguenillée. La nourrice la regardait. Elle dit d'un ton compatissant : "En voilà une encore que je pourrais soulager. Et le petit aussi pourrait me soulager. Tenez, je ne suis pas riche, puisque je quitte ma maison, et mes gens et mon chéri dernier pour me mettre en place ; mais je donnerais encore bien cinq francs pour avoir cet enfant-là dix minutes et lui donner le sein. Ça le calmerait et moi donc. Il me semble que je renaîtrais."
Le jeune homme, troublé, balbutia : "Mais… madame… Je pourrais vous… vous soulager."
Elle répondit d'une voix brisée : "Oui, si vous voulez. Vous me rendrez bien service. Je ne puis plus tenir, je ne puis plus."
Il se mit à genoux devant elle ; et elle se pencha vers lui, portant vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le bout foncé de son sein. Dans le mouvement qu'elle fit en le prenant de ses deux mains pour le tendre vers cet homme, une goutte de lait apparut au sommet. Il la but vivement, saisissant comme un fruit cette lourde mamelle entre ses lèvres. Et il se mit à téter d'une façon goulue et régulière.
Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme, qu'il serrait pour l'approcher de lui ; et il buvait à lentes gorgées avec un mouvement de cou, pareil à celui des enfants.
Soudain elle dit : "En voilà assez pour celui-là, prenez l'autre maintenant."
Et il prit l'autre avec docilité.
Elle avait posé ses deux mains sur le dos du jeune homme, et elle respirait maintenant avec force, avec bonheur, savourant les haleines des fleurs mêlées aux souffles d'air que le mouvement du train jetait dans les wagons.
Elle dit : "Ça sent bien bon par ici."
Il ne répondit pas, buvant toujours à cette source de chair, et fermant les yeux comme pour mieux goûter.
Mais elle l'écarta doucement :
"En voilà assez. Je me sens mieux. Ça m'a remis dans le corps."
Il s'était relevé, essuyant sa bouche d'un revers de main.
Elle lui dit, en faisant rentrer dans sa robe les deux gourdes vivantes qui gonflaient sa poitrine :
"Vous m'avez rendu un fameux service. Je vous remercie bien, monsieur."
Et il répondit d'un ton reconnaissant :
"C'est moi qui vous remercie, madame, voilà deux jours que je n'avais rien mangé !"
Une vie
Elle fut jalouse de la nourrice, et quand le petit assoiffé tendait les bras vers le gros sein aux veines bleuâtres, et prenait entre ses lèvres goulues le bouton de chair brune et plissée, elle regardait, pâlie, tremblante, la forte et calme paysanne, avec un désir de lui arracher son fils, et de frapper, de déchirer de l'ongle cette poitrine qu'il buvait avidement.
(…) Elle se fâcha, pleura, implora ; mais on resta sourd à ses prières. Il fut placé chaque soir auprès de sa nourrice ; et chaque nuit la mère se levait, nu-pieds, et allait coller son oreille au trou de la serrure pour écouter s'il dormait paisiblement, s'il ne se réveillait pas, s'il n'avait besoin de rien.
Publié dans Anthologie de l'allaitement maternel, Claude Didierjean-Jouveau
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