Article publié dans les Dossiers de l'allaitement n° 56 (Juillet – Août – Septembre 2003)
D'après : JL Raymond. Rev Orthop Dento Faciale 2000 ; 34 : 379-402.
Dans notre pays, l’alimentation au lait industriel des enfants est devenue prépondérante, même si la prévalence de l’allaitement augmente depuis une vingtaine d’années. De très nombreuses études ont été publiées sur les différences de composition entre le lait maternel et le lait industriel, mais beaucoup moins l’ont été sur l’importance du contenant. Or, l’écoulement du lait est différent selon que l’enfant est au sein ou prend un biberon, et les actions musculaires seront différentes, avec des répercussions physiologiques sur le développement du massif facial.
Mécanisme de la tétée au sein
Après avoir reconnu l’odeur de l’aréole grâce aux sécrétions des tubercules de Montgomery, le bébé va prendre le sein en bouche. Pour ce faire, il propulse le couple langue-mandibule en avant, puis serre le mamelon entre ses lèvres. Les mouvements de succion exercés après la fermeture des lèvres sur le mamelon vont créer une dépression buccale qui va compléter le dispositif de maintien du sein dans la bouche de l’enfant. Cela oblige aussi l’enfant à respirer par le nez : s’il tente de respirer avec la bouche, il lâchera le sein. De ce point de vue, on peut considérer que l’allaitement contribue à l’apprentissage de la ventilation nasale ; plus la durée de l’allaitement sera longue, meilleure sera la programmation cérébrale de cette ventilation.
La langue comprime le sein contre le palais, et effectue un mouvement ondulatoire antéro-postérieur synchrone d’une propulsion de la mâchoire inférieure, qui étire le sein. Il est difficile d’apprécier exactement quel est l’impact respectif, sur l’écoulement du lait hors du sein, de la dépression et de la compression, d’autant que le lait est éjecté activement du sein en raison de la contraction des cellules myoépithéliales qui entourent les ascini mammaires. Quoi qu’il en soit, la succion au sein est un mouvement complexe qui met en jeu tous les muscles de la langue, les muscles propulseurs de la mâchoire inférieure (en particulier les ptérygoïdiens latéraux), les masséters, les orbiculaires des lèvres et les buccinateurs. La puissance de cette action musculaire étonne très souvent la mère, et étire la zone aréolaire jusqu’à la faire doubler de longueur.
Le lait provenant du sein est guidé vers le pharynx par la partie postérieure de la langue, qui se creuse en gouttière. La coordination succion-déglutition-respiration est primordiale pour éviter la fausse route. Le nourrisson au sein adopte un mode de déglutition adapté aux mouvements de la tétée : il déglutit avec la langue et la mandibule en propulsion. L’ondulation péristaltique de la langue se poursuit par un mouvement péristaltique du pharynx et de l’œsophage qui protège l’enfant des « refoulements » de lait.
Pour que l’apprentissage et la synchronisation de la succion se poursuivent après la naissance, l’enfant doit pouvoir établir une relation de cause à effet entre la pression qu’il exerce sur le sein et le lait qu’il reçoit en conséquence, et pouvoir ainsi contrôler la tétée ; la tétée au sein permet un tel contrôle, mais pas la prise d’un biberon. Les terminaisons nerveuses des récepteurs qui commandent le stade pharyngien de la déglutition se situent entre les amygdales, et peuvent réagir à la présence d’une quantité très faible de lait (0,04 ml). Cependant, il est très possible que la pression du jet de lait joue aussi un rôle important. Les bébés nourris au sein parviennent à mieux synchroniser les mouvements de succion-déglutition-respiration que les enfants nourris au lait industriel, en raison d’un meilleur contrôle du débit et de la pression du lait. Cela est particulièrement net chez les prématurés, qui supportent plus mal un débit de lait important que les enfants nés à terme, raison pour laquelle prendre le sein est plus facile à gérer pour eux que de prendre un biberon. Cette capacité du nourrisson à contrôler sa source d’alimentation constitue la caractéristique fondamentale de l’allaitement.
Rôle morphologique de la tétée
La tétée au sein représente un élément majeur de la croissance faciale du nourrisson, par le nombre des muscles mis en action et par la puissance de cette action musculaire. Elle favorise par ailleurs la maturation et la synchronisation de leur activité. La première année de vie (et particulièrement les premiers mois) représentent une période de croissance exceptionnellement rapide. Il est donc capital que le nourrisson puisse bénéficier, pendant cette période, de tous les stimuli nécessaires au développement optimal de son potentiel. De ce point de vue, s’il est recommandé d’allaiter exclusivement l’enfant pendant les 4 à 6 premiers mois, il est préférable que l’allaitement se prolonge pendant toute la première année de vie pour deux raisons : pour bénéficier de la stimulation spécifique qu’est la tétée au sein, et parce que la mastication n’offre pas encore à cet âge une activité musculaire adéquate.
Chez les enfants allaités, le cartilage de croissance condylien est mitotiquement très actif. À la fin de la seconde année, il a pratiquement disparu. On peut en déduire que le rattrapage de la rétrognathie du nouveau-né dépend d’une tétée efficace, sollicitant correctement les ptérygoïdiens latéraux, qui semblent être les médiateurs indispensables de la croissance cartilagineuse du condyle. De même, en raison de la mise sous tension des ligaments sphéno-mandibulaires, la tétée induit aussi la croissance de la partie postérieure de la branche horizontale de la mâchoire inférieure. Par ailleurs, l’énergique travail musculaire nécessaire à la tétée au sein va avoir un impact, direct ou indirect, sur la croissance des os sur lesquels ces muscles sont insérés. Il y aura une véritable maturation neurofonctionnelle, dont dépendra le développement de tout le massif facial.
Tétée au biberon
La succion d'un enfant au biberon met en jeu des mécanismes différents, qui peuvent perturber le nouveau-né si les deux modes de succion sont alternés, et induire parfois un rejet du sein par l'enfant. Au biberon, l’écoulement du lait dépend essentiellement de facteurs sur lesquels l’enfant ne peut exercer aucun contrôle : la pesanteur (fonction de la verticalité du biberon et de la positon de l’enfant), l’entrée d’air dans le biberon. Le nourrisson se trouve obligé de s’adapter afin d’éviter les fausses routes. Il met en place un mode de succion caractérisé par une activité linguale et mandibulaire très différente, qui sera variable en fonction de la tétine utilisée (consistance, densité, perforations…). Dans l’ensemble, cette activité sera moins tonique et plus postérieure. Souvent, la simple dépression intrabuccale sera suffisante pour provoquer l’écoulement du lait, et aucun travail musculaire ne sera alors nécessaire : le lait est obtenu sans aucun effort.
Alimentation au lait industriel et malocclusion
En raison du faible travail musculaire nécessité par la prise d’un biberon, le développement morphologique et fonctionnel du massif facial sera différent. Mais cet impact du biberon reste difficile à évaluer avec précision, en raison des problèmes liés au recueil des données expérimentales.
Plus l’enfant est âgé au moment où il est étudié, et plus les autres fonctions musculaires (mastication en particulier) ont eu le temps d’avoir un impact. La mastication, fonction musculaire destinée à remplacer progressivement l’allaitement, induit aussi des contraintes musculaires importantes, et influence elle aussi le développement des mâchoires, des arcades dentaires et des articulations temporo-mandibulaires. La superposition de l’action de l’allaitement (ou de l’alimentation au biberon) à celle de la mastication sur le cadre de base du génotype aura pour résultat des phénotypes différents en fonction de la durée d’influence respective des actions musculaires.
Ensuite, il est indispensable de définir avec précision le mode d’alimentation de l’enfant. Dans de nombreuses études, le groupe des enfants dits allaités est hétérogène. De même, les enfants nourris au lait industriel reçoivent souvent aussi des repas semi-solides ou solides. La durée de l’allaitement représente un paramètre essentiel ; dans de nombreuses études, des enfants n’ayant été allaités que peu de temps (10 semaines ou moins) seront considérés comme allaités ; or, une durée d’allaitement aussi courte n’est pas suffisante pour avoir un impact mesurable sur la morphologie faciale. Il serait intéressant de faire des études sur des enfants allaités par exemple pendant 1 an.
L’évaluation des anomalies de développement peut être difficile chez le jeune enfant. Il faut aussi tenir compte des caractéristiques héréditaires, ce qui n’est pas souvent le cas. Un dernier paramètre qu’il serait intéressant d’étudier est la posture du bébé pendant la tétée ; la statique cervicale, par sa relation avec le complexe musculaire pharyngo-lingual, influence la qualité fonctionnelle de la tétée. Il est donc difficile de décrire une pathologie qui soit spécifique de l’alimentation au biberon. Le sous-développement facial qu’il induit est tridimensionnel, mais il semble que le développement antéro-postérieur soit le plus affecté, avec un mauvais rattrapage de la rétrognatie mandibulaire. On pourra donc rencontrer diverses situations, en fonction du schéma facial de base, des diverses influences aggravantes ou compensatrices, et de l’âge de l’enfant.
Biberon et pathologies non buccales
L’écoulement du lait généralement plus rapide au biberon induit un remplissage plus rapide et plus brutal de l’estomac de l’enfant, ce qui augmentera le risque de régurgitations. Une étude publiée en 1997 a constaté que, dans les Yvelines, 20 % des enfants avaient un traitement anti-reflux. Le biberon semble augmenter aussi le risque d’otites, en raison du passage du lait vers les oreilles. La tétine, beaucoup moins « consistante » que le sein, satisfait beaucoup moins bien les besoins de succion de l’enfant ; il aura tendance à satisfaire ce besoin en suçant son pouce ou une sucette, habitudes qui ont elles-mêmes un impact nocif sur le risque de malocclusions. La tétée au sein est beaucoup plus satisfaisante pour l’enfant. Dans une étude, 40 % des enfants allaités ne suçaient ni leur pouce ni une sucette, contre 18 % chez les enfants nourris au biberon.
Lorsque l’enfant est enrhumé et doit respirer par la bouche, il doit lâcher le sein pour pouvoir respirer ; cela oblige le nourrisson à faire des efforts pour reprendre correctement le sein. En revanche, il peut avaler et respirer alternativement par la bouche lorsqu’il prend un biberon, car cela ne nécessite ni une fermeture labiale étroite, ni une dépression intrabuccale permanente, ni un travail musculaire important ; l’enfant comprend rapidement qu’il peut lâcher et reprendre très facilement la tétine. Le risque est alors grand de voir la ventilation buccale prendre le pas sur la respiration nasale, avec toutes les conséquences que cet état de fait peut avoir sur le développement du massif facial et, plus globalement, sur la santé de l’enfant.
En conclusion
La fonctionnalité de l’allaitement est de la plus grande importance : la période à laquelle elle s’exerce est une période de croissance très importante, qui restera inégalée pendant tout le reste de la vie ; le travail musculaire facial spécifique de l’allaitement aura un impact important sur le développement maxillo-facial harmonieux de l’enfant. Seul l’allaitement permet d’obtenir un résultat optimal. Aucun biberon n’est capable de restituer les caractéristiques de la tétée au sein.
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