Article publié dans les Dossiers de l'allaitement n° 42 (Janvier-Février-Mars 2000)
L’allaitement, mode normal d’alimentation infantile, a un impact important sur le développement des structures faciales. Il permet une croissance osseuse normale du massif facial, le placement correct des dents, et prévient les malocclusions.
Tétée au sein et au biberon : des différences importantes
Un certain nombre d’études ont évalué les différences entre la succion de l’enfant lorsqu’il est au sein et lorsqu’il prend une tétine, et l’impact de ces différences sur le développement des structures faciales.
Lorsqu’il tète le sein, l’enfant prend largement ce dernier en bouche, et l’étire entre sa langue et son palais, puis comprime le tissu mammaire en un mouvement péristaltique. Le lait coule très en arrière, dans une gouttière formée par la langue, et le bébé l’avale régulièrement.
Les mouvements de la langue chez le bébé qui prend un biberon sont très différents ; la langue exerce un mouvement de piston, voire vient se plaquer contre l’extrémité de la tétine pour limiter un flot de lait anarchique. Cette activité motrice anormale a pour conséquence immédiate de perturber la déglutition, puis, à plus long terme, d’induire des malocclusions chez les bambins, qui pourront persister à l’âge adulte.
La langue et les mâchoires travaillent de concert pour extraire le lait du sein. La pression globale exercée par la succion est à la fois mieux répartie, plus régulière et plus douce au sein qu’au biberon. De plus, le mamelon est un tissu mou, qui s’adapte à la structure buccale de l’enfant. Les tétines sont nettement plus rigides et moins extensibles, et c’est la cavité buccale de l’enfant qui devra tenter de s’adapter à la tétine. Étant donné que l’ossature se développe en fonction des pressions musculaires qu’elle subit, le développement de la structure osseuse faciale sera donc différent chez l’enfant allaité et chez l’enfant alimenté au biberon.
Le développement crânio-facial et les malocclusions
La croissance crânio-faciale sera effectuée à 90 % à l’âge de 12 ans, cette croissance étant maximale pendant les quatre premières années. La pression douce et régulière exercée par le tissu mammaire souple et la langue de l’enfant qui le plaque contre le palais va modeler progressivement ce dernier de façon homogène, ce qui facilitera la croissance normale des gencives, puis l’implantation correcte des dents. Le palais est très malléable, et tout objet qui vient régulièrement s’appuyer sur lui affectera la façon dont il se développera. La tétine du biberon, plus dure et nettement moins volumineuse que le sein, induira une évolution horizontale du palais vers une forme en V (pointe vers l’avant), au lieu de la forme normale en U ; cette déformation empêche la mise en place d’une dentition correcte et provoque des malocclusions.
Une étude de Labbock et Hendershot (1987), sur une cohorte de 9 698 enfants, avait retrouvé un taux de malocclusions de 32,5 % chez les enfants allaités pendant moins de trois mois, contre 15,9 % chez les enfants allaités pendant au moins douze mois ; ce taux était 1,84 fois plus élevé chez les enfants nourris au lait industriel que chez les enfants allaités ; plus l’allaitement était long, plus la prévalence des malocclusions était basse. À partir des résultats d’une enquête effectuée en 1973, l’Académie Américaine d’Orthodontie avait constaté que 8 9% des enfants âgés de 12 à 17 ans souffraient d’anomalies de l’occlusion, et que ces dernières étaient suffisamment sévères pour imposer un traitement chez 16 % des enfants. Ces chiffres sont à comparer avec ceux obtenus par les études portant sur les populations avant l’avènement de l’utilisation à grande échelle du biberon ; les malocclusions y étaient rares. D’autres auteurs ont montré que l’utilisation de biberons et de sucettes induisait, outre des problèmes d’allaitement, un risque accru de malocclusion. Farsi (1997) a montré que plus l’allaitement durait longtemps, et moins l’enfant suçait son pouce ou utilisait une sucette. Hultcrantz (1995) a trouvé que 6,2 % des enfants de 4 ans ronflaient toutes les nuits, et que ce chiffre atteignait 24 % lorsque les enfants étaient malades. 60 % de ces enfants avaient régulièrement utilisé une sucette, contre 35 % des enfants qui ne ronflaient pas.
L’auteur (Brian Palmer), dentiste de-puis 27 ans, s’est intéressé à la question en voyant défiler des centaines de patients atteints de déformations buccales, de malocclusions et de malpositions dentaires similaires. Il a donc décidé d’étudier de près les structures osseuses de crânes anciens, provenant de personnes qui avaient, selon toute probabilité, été allaitées pendant une longue période. L’examen de crânes provenant d’une ancienne ethnie indienne a retrouvé un taux de malocclusions de 2 %. Celui d’un lot de crânes préhistoriques n’a retrouvé aucune malocclusion. Dans ces crânes, le palais est harmonieusement développé, bien arrondi, les dents sont régulièrement implantées, et les malocclusions quasiment inexistantes. Par contre, l’examen de crânes « récents » retrouve une proportion très élevée de maladies parodontales, de malocclusions, d’implantations dentaires anormales...
Un crâne ancien : les arcades dentaires bien arrondies et des dents bien implantées
Tout ce qui sera introduit dans la bouche du nourrisson aura un impact sur le développement des structures faciales. L’importance de cet impact sera fonction de la précocité du début de l’introduction, de la fréquence et de la durée de l’exposition. Le tissu mou du sein s’adapte facilement à la bouche de l’enfant ; tout objet plus ferme imposera à la bouche une adaptation. De plus, pendant la tétée, les pressions exercées par la succion de l’enfant sont régulièrement réparties, et la langue exerce un mouvement péristaltique sous le sein ; cela joue un rôle fondamental dans le développement normal des processus de déglutition, dans l’alignement des dents et dans le développement du palais dur. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’existence d’un frein de la langue trop court doit être dépistée afin d’effectuer une freinectomie ; sinon, en empêchant les mouvements normaux de la langue, le frein anormalement court peut induire diverses anomalies faisant le lit de la malocclusion.
De nombreux facteurs influencent le risque de malocclusion, y compris l’hérédité. Des déformations spécifiques des structures faciales ont été décrites lorsque les enfants suçaient leur pouce pendant longtemps, ou passaient beaucoup de temps avec une sucette en bouche, ces pratiques étant nettement plus fréquentes chez les enfants qui ne sont pas allaités. Grâce aux progrès de la médecine, des enfants qui seraient morts autrefois peuvent maintenant atteindre l’âge adulte, et transmettre à leurs enfants des gènes récessifs responsables de diverses conditions pathologiques, dont certains peuvent favoriser les malocclusions. D’autres facteurs sont une différence importante de taille entre les parents, un frein de la langue trop court, des amygdales trop volumineuses, des allergies, les pathologies neurologiques affectant les nerfs faciaux, et même l’alimentation (nature et texture). Toutefois, ces facteurs ne peuvent être rendus responsables des 89 % de problèmes de malocclusions rencontrés aux USA en 1973. Le principal facteur de risque semble être les nouvelles habitudes buccales des jeunes enfants.
Allaitement et développement des voies aériennes
Du développement des structures faciales dépend celui des cavités nasales. Toute anomalie du palais retentira sur les voies aériennes supérieures, avec un impact sur les capacités respiratoires pouvant être très important. Une étude de Kushida a montré que les déformations induites par la tétine du biberon favorisaient les épisodes d’apnée obstructive nocturne (AON).
L’AON est un problème médical sérieux qui affecte la capacité à respirer pendant le sommeil. Le diagnostic sera fait sur la constatation de l’existence, chez le nourrisson, d’apnées fréquentes pendant le sommeil, d'une durée supérieure à 10 secondes. On observe aussi des ronflements, des réveils fréquents dus aux pauses respiratoires, une somnolence diurne. Il y a un risque de mort subite du nourrisson et d’insuffisance cardiaque. Chez un enfant plus grand, on pourra observer des ronflements nocturnes, des céphalées, une hyperactivité, un retard du développement, des troubles du comportement, une fatigue chronique, des cauchemars, une énurésie et des troubles de l’attention. Chez l’adulte, cette condition peut induire une hypertension, des céphalées matinales, une dépression, des troubles du comportement, un déficit intellectuel, un mauvais état d’éveil diurne, des pertes de mémoire, une impuissance chez l’homme.
Quel est le rapport entre l’AON et l’allaitement ? Ce dernier, en raison des pressions exercées par la succion au sein, joue un rôle important dans le développement optimal des structures faciales : palais, mâchoires… L’alimentation au biberon, l’utilisation régulière d’une sucette, la succion du pouce, sont des pratiques qui ne permettent pas la mise en jeu de pressions adéquates, ce qui augmente le risque de malocclusion et de développement anormal des structures osseuses ; cela contribuera au développement d’une AON.
En 1997, une équipe spécialisée dans l’étude du sommeil a publié un article sur les facteurs de risque pour l’AON. Ces facteurs sont un palais haut, des arches dentaires rétrécies, une rétrognatie, un cou large et un poids supérieur à la normale. Il est donc particulièrement important de savoir qu’avant l’utilisation en routine des biberons et sucettes, il était rare d’observer des palais trop hauts, des arcs dentaires rétrécis et des rétrognaties.
Un palais trop haut augmente le risque d’obstruction des voies aériennes, de rétrécissement de la mâchoire supérieure, et de malocclusion. Dans la mesure où le plafond de l’étage buccal est aussi le plancher de l’étage nasal, toute augmentation de la hauteur du palais diminuera d’autant celle de l’étage nasal, et augmentera la résistance au passage de l’air par les voies aériennes. L’élévation du palais rétrécira aussi la taille de l’orifice postérieur de l’étage nasal (les choanes). Plus l’ouverture sera étroite, plus le risque d’AON sera élevé. Or, ces problèmes sont très rares dans les régions où l’allaitement est la norme. Les données archéologiques permettent de penser que l’AON était virtuellement inconnue avant l’invention des tétines.
En conclusion
Les enfants nourris au biberon ont un risque nettement plus élevé de pathologies bucco-dentaires que les enfants allaités ; lorsqu’ils seront adultes, ils seront beaucoup plus nombreux à ronfler ou à souffrir d’épisodes d’apnée obstructive nocturne. Les conséquences de ces anomalies sont considérables, tant sur le plan de la santé que sur le plan économique. Il n’est pas toujours possible de corriger ces problèmes, et, lorsqu’un traitement existe, il sera souvent long et coûteux. Prévenir vaut toujours mieux que guérir : allaiter selon les recommandations de l’OMS, et éloigner de la bouche de l’enfant les sucettes et autres objets du même genre, sont des facteurs importants pour la santé dentaire et le développement des structures crânio-faciales. La prévention de ces problèmes est une raison supplémentaire pour faire connaître l’importance de l’allaitement auprès du public, des professionnels de santé, des services de santé et de remboursement des soins médicaux.
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