L'allaitement long, quelques textes et études

L'allaitement long est la norme chez les humains

D'après une interview de KA Dettwyler, par Kelly Griffith - Extended nursing: The human norm.
Katherine Dettwyler est professeur d'anthropologie. Elle a co-édité, avec P Stuart-Macadam, l'ouvrage Breastfeeding - Biocultural perspectives (1995).

Que faire si la mère souhaite sevrer, alors que son enfant veut continuer à téter ?

Une femme ne doit pas se sentir absolument obligée de poursuivre l'allaitement quand elle en a par dessus la tête. Mais il est très important que la mère sache avec précision quelle durée d'allaitement représente la norme pour l'espèce humaine, ce qui implique une bonne connaissance des raisons pour lesquelles son enfant souhaite continuer à téter : pas parce que c'est un tyran qui manipule sa mère, mais parce qu'il en a encore besoin. Elle doit aussi connaître les éventuelles conséquences négatives d' un sevrage trop précoce.
Beaucoup de femmes sèvrent rapidement parce qu'on leur a dit que ce n'était pas la peine de continuer, que c'était de l'égoïsme, qu'allaiter plus longtemps ne présentait aucun avantage... Personnellement, mon but n'est pas que les femmes allaitent pendant un temps précis. Je souhaite juste qu'elles puissent décider réellement en toute connaissance, ce qui est actuellement très loin d'être le cas. Il y a quelques semaines, je discutais au téléphone avec un médecin, à propos des résultats des plus récentes recherches anthropologiques selon lesquelles la durée normale de l'allaitement chez les humains serait de 2,5 à 7 ans. Il m'a demandé : « Pensez-vous que je devrais dire à mes patientes qu'elles doivent allaiter au moins 2 ans et demi ? » Je lui ai répondu : « Je ne recommanderai jamais à personne de dire aux mères qu'elles doivent allaiter au moins 2 ans et demi ; leur dire qu'il semble que ce soit la durée minimum prévue par la nature pour notre espèce me semble plus approprié. Si vous savez qu'une chose est normale, vous l'accepterez plus facilement. »
Tout le monde trouve normal qu'une grossesse dure 9 mois. Il est certes possible de faire vivre un bébé né plus tôt, mais je crois qu'il ne viendrait à l'esprit d'aucune mère de vouloir faire naître son bébé avec 3 mois d'avance uniquement pour être enceinte moins longtemps, étant donné les risques pour l'enfant. Par contre, si l'on répétait aux femmes qu'il n'y a aucune raison pour qu'elles assument jusqu'au bout la « corvée » des 9 mois de grossesse quand l'environnement des services de néonatalogie est « presque aussi bien » que l'utérus, un certain nombre d'entre elles choisiraient certainement d'accoucher à 6 mois. Donc, si une femme souhaite allaiter seulement pendant 6 semaines, libre à elle ; je n'y vois personnellement rien à redire dans la mesure où elle a reçu toutes les informations sur les avantages d'un allaitement durant le temps prévu pour notre espèce, et les possibles inconvénients à ne pas respecter cette norme. Cela dit, si la mère d'un enfant de, disons 3 ans, souhaite sevrer parce qu' elle en a vraiment assez de l'allaitement, je pense qu'elle a le droit de tenir compte de ses propres souhaits. Après tout, j'ai sevré mon cadet à 5 ans et demi, alors que lui n'en avait aucune envie !

Dans la mesure où l'allaitement long est mal vu dans notre société, peut-il avoir des conséquences psychologiques néfastes chez la mère ou l'enfant ?

Les enfants pensent généralement que la façon dont ils vivent est la norme. Mon cadet connaît d'autres enfants qui ont été allaités à peu près aussi longtemps que lui, et il trouve cela parfaitement normal. Il sait qu'il y a de « pauvres bébés » qui ont la malchance de ne pas être allaités. Je pense que ce que pourra ressentir un enfant allaité longtemps, lorsqu'il découvrira que c'est plutôt l'exception que la règle chez nous, sera du même ordre que ce qu'il pourra éprouver lorsqu'il se trouvera confronté pour la première fois au racisme ou à toute autre forme d'intolérance. Le fait que nous vivons dans une société raciste n'implique pas que nous devons convaincre nos enfants qu'il est normal d'être raciste, uniquement pour leur éviter les éventuels problèmes psychologiques qu'ils rencontreraient en ne l'étant pas. En ce qui me concerne, j'apprends à mes enfants ce en quoi je crois, à savoir et entre autres l'importance de la tolérance et du respect de l'autre, et qu'il est normal d'allaiter longtemps.

L'allaitement après un an est-il réellement toujours source d'avantages ?

Peu d'études portent spécifiquement sur ce sujet. Mais de nombreux travaux montrent que les avantages pour l'enfant et la mère sont d'autant plus grands que l'allaitement dure plus longtemps. Bien sûr, cela dépend aussi du patrimoine génétique de l'enfant, de ses prédispositions, de son environnement... Il est donc difficile d'apprécier exactement les inconvénients d'un sevrage précoce ; certains d'entre eux peuvent être négligeables, d'autres peuvent être mortels. Le problème, c'est que les enfants ne naissent pas avec une notice indiquant : « Allaitement long très fortement recommandé » ou « Se portera presque aussi bien s'il est nourri au lait industriel ». La prudence voudrait donc que la durée minimale d' allaitement prévue pour notre espèce soit respectée pour tous les enfants.

Est-il vraiment fiable d'extrapoler l'âge du sevrage chez les humains à partir des observations faites chez d'autres mammifères ? Après tout, nous ne sommes pas des animaux comme les autres.

Nous sommes des mammifères. Comme les autres mammifères, nous mangeons, respirons, urinons, déféquons et dormons... et ne voyons rien à redire à ces fonctions. Sur le plan anthropologique, les humains sont remarquablement proches des grands primates, à tous points de vue. Les grand primates utilisent des outils, ont un « langage » souvent très complexe, des règles de vie en société, des « traditions culturelles » spécifiques à chaque groupe... Nous sommes à l'extrémité du continuum des grands primates. Nous avons la plus longue durée de gestation, la plus longue durée de croissance avant l'âge adulte, l'âge de maturité sexuelle le plus élevé, pourquoi serions-nous différent pour l'allaitement ?
Je recueille actuellement des données sur les mères qui ont allaité un enfant pendant plus de 3 ans. Mon premier but est de montrer qu'il existe des femmes qui le font, « même chez nous ». Je souhaite aussi que ces données puissent aider à faire des études sur l'impact à long terme d'un allaitement de plus de 3 ans. J'ai actuellement des réponses concernant plus de 2 000 enfants. Pour vous donner une petite idée, j'ai le témoignage de deux mères qui ont allaité leur enfant jusqu'à 9 ans, de dix mères qui ont allaité jusqu'à 8 ans. J'ai une mère qui a allaité chacun de ses 3 enfants pendant environ 6 ans ; j'ai même une mère qui allaite quatre enfants en même temps : un de 5 ans, un de 2 ans, et des jumeaux de 3 mois. Et cela aux USA, et pas au fin fond de l'Afrique noire ou de la Nouvelle-Guinée.

Quand sevrer l'enfant ?

D'après "A time to wean". KA Dettwyler, Dep Anthropology, College Station Texax. B Abs, 8/94.

Le "bon âge" pour sevrer un enfant est chose controversée. L'Académie américaine de pédiatrie recommande l'âge de un an, alors que l'OMS et l'UNICEF préconisent de poursuivre l'allaitement jusqu'à au moins deux ans. Dans nos pays, beaucoup de gens, y compris parmi les professionnels de santé, pensent qu'il est inutile, voire néfaste, d'allaiter plus de 3 ou 4 mois. Allaiter plus de six mois est souvent considéré comme exceptionnel, et des médecins et des psychologues soupçonnent de noirs desseins les femmes qui s'entêtent à allaiter un enfant de plus d'un an. De leur côté, les mères pourront se sentir coupables ou anormales de souhaiter poursuivre la relation d'allaitement, surtout devant les réactions négatives de leur entourage ou des professionnels de santé. Les données recueillies par les anthropologues nous permettent de savoir que, dans la plupart des cultures traditionnelles, les enfants sont couramment allaités trois à quatre ans. Ces sociétés sont-elles perverties, ou est-ce nous qui le sommes ? L'on tente aussi d'étudier les comportement des autres mammifères, afin d'en extrapoler les "normes" pour notre espèce, avec diverses hypothèses.
L'idée selon laquelle la plupart des mammifères sèvrent leurs petits quand ils ont triplé ou quadruplé leur poids de naissance est fréquemment répandue (Lawrence, 1989). Cela s'avère exact pour les petits mammifères, mais non pour les mammifères de grande taille, en particulier pour les primates. Chez eux, le sevrage n'intervient guère avant que le petit ait quadruplé son poids de naissance (Lee, Majluf and Gordon, 1991). À quel âge un enfant moyen quadruple-t-il son poids de naissance ? Aux alentours de 27 mois pour les garçons et de 30 mois pour les filles.
D'autres études suggèrent que les primates sèvrent leurs petits quand leur poids atteint le tiers du poids moyen de l'individu adulte (Charnov et Berrigan, 1993). La croissance des humains est variable, mais, selon ce critère, cela impliquerait 4 à 7 ans d'allaitement ; les garçons seraient allaités plus longtemps que les filles, et les Suédoises allaiteraient plus longtemps que les Pygmées. Une étude a aussi été publiée (Harvey et CluttonBrock, 1985) pour calculer l'âge du sevrage en fonction du poids de la mère allaitante. Extrapoler ce calcul à la femme donne pour le sevrage un âge de 2,8 à 3,7 ans, la durée la plus longue devant être retrouvée chez les populations de haute stature.
L'on pense souvent aussi que la durée de l'allaitement chez les mammifères est approximativement la même que celle de la gestation (Lawrence, 1989). Cela amènerait chez nous à sevrer l'enfant à 9 mois. Toutefois, ce critère est, là aussi, grandement affecté par la taille moyenne de l'individu adulte. Les primates de petite taille ont une durée d'allaitement plus courte que celle de la gestation, alors que c'est l'inverse chez les primates de grande taille. Le chimpanzé et le gorille, qui sont très proche de l'homme sur le plan anthropologique, ont une durée d'allaitement plus de six fois plus longue que la durée de la gestation. Homo Sapiens fait partie des grands primates, et 98 % de son matériel génétique est identique à celui des chimpanzés et des gorilles. En extrapolant ces données à l'homme, l'on obtient une durée d'allaitement de quatre ans et demi.
Des recherches récentes (Smith, 1991) ont montré que les grands primates sèvrent leurs petits vers le moment de la sortie des premières molaires définitives. Cela survient vers 5 à 6 ans chez les petits humains. Il est intéressant de constater que la maturité sur la plan immunologique est aussi atteinte vers cet âge, ce qui peut donner à penser que le lait humain et les facteurs immunitaires qu'il apporte devraient être disponibles jusqu'à cet âge (Fredricksson).
Notre évolution a mis au point une relation d'allaitement destinée à offrir à l'enfant le meilleur contexte pour son développement physique, cognitif et émotionnel. Les données recueillies chez les primates donnent à penser que les petits humains sont programmés pour être allaités pendant au moins deux ans et demi, cette durée pouvant aller jusqu'à sept ans si l'on se réfère aux primates les plus proches de nous. La plupart des femmes peuvent parfaitement assurer, sur le plan physique, un allaitement de cette durée, le bambin recevant d'autres aliments de la table familiale en plus du lait maternel à partir d'un certain âge. Certes, nos sociétés modernes peuvent s'efforcer de remplacer, avec plus ou moins de bonheur, les avantages de l'allaitement sur le plan immunologique à l'aide d'une meilleure hygiène, des antibiotiques et vaccins divers. Mais les besoins physiques, cognitifs et émotionnels des enfants seront toujours là. Tant les professionnels de santé que le grand public devraient savoir qu'un allaitement se poursuivant 3 à 7 ans représente vraisemblablement la norme prévue pour notre espèce, même si actuellement cette durée est rarement rencontrée dans nos pays, et qu'elle semble inadmissible à beaucoup de gens.

Allaitement exclusif de longue durée

D'après : Solid evidence for listening to baby. G Ryan. New Beginnings, Janv-Fév 1996, 12.

Lorsque cette mère a accouché de son premier enfant, elle a décidé de l'allaiter exclusivement jusqu'à 4 à 6 mois, selon les recommandations de l'OMS. Lorsque son bébé a eu presque 6 mois, elle a donc commencé à lui proposer divers aliments, que l'enfant a tous refusés. La mère avait entendu dire que les bébés susceptibles de souffrir d'allergies refusaient souvent les solides pendant longtemps. Comme son bébé présentait une allergie aux produits laitiers suffisamment importante pour avoir nécessité l'éviction de ces produits de l'alimentation de la mère, cette dernière ne s'est pas inquiétée de voir son enfant persévérer à ne vouloir que le sein. Il était en bonne santé et, s'il était plutôt menu, sa croissance était tout à fait normale.
À 13 mois, l'enfant refusait toujours obstinément tout ce qui n'était pas le lait maternel, et les parents ont commencé à se poser beaucoup de questions, d'autant que leur entourage familial était très peu encourageant.
Toutefois, la croissance de l'enfant était toujours normale ; le pédiatre qui le suivait le trouvait en parfaite santé, et disait aux parents qu'il semblait véritablement ne pas avoir besoin d'autre chose que du lait maternel, ce qui rassurait les parents.
À 16 mois, l'enfant était toujours exclusivement allaité. Il a alors souffert d'une grippe sévère. Il a été malade durant une semaine, pendant laquelle il a tété très souvent. Trois jours après sa guérison, il a commencé à "manger". À la grande surprise de ses parents, il s'est rapidement avéré être un bon mangeur, qui acceptait tous les aliments.
À l'heure actuelle, il a 21 mois. Il est toujours menu, en dépit du fait qu'il mange de tout avec bon appétit, sauf les produits laitiers qui provoquent toujours d'importants troubles digestifs. Il est toujours allaité, et la mère est heureuse d'avoir eu la patience d'attendre qu'il soit prêt à manger des solides, et d'avoir reçu le soutien nécessaire dans les périodes de doute et d'inquiétude.

Allaitement exclusif long et statut nutritionnel infantile

A positive association between extended breast-feeding and nutritional status in rural Hubei Province, People's Republic of China. Taren D, Chen, J. Am J Clin Nutr 1993 ; 58(6) : 862-7.

Le but de cette grande étude transversale chinoise était d'évaluer les relations entre l'allaitement long et la croissance des enfants. 2 148 enfants ont été inclus. Ils étaient âgés de 12 à 47 mois. 62 % des enfants ont été allaités pendant au moins 1 an. La moitié de ces enfants n'ont reçu aucun supplément avant 12 mois. Leur croissance et leur statut nutritionnel étaient normaux. L'allaitement pendant plus de 24 mois était associé à un rapport poids/taille plus élevé, et l'allaitement pendant plus de 18 mois était corrélé à un poids et une taille plus élevés que la moyenne, après correction pour les diverses variables confondantes.