Maria Fertaki, animatrice LLL depuis 2000, anime un groupe LLL de soutien à l'allaitement à Athènes.
Elle fait partie du conseil d'administration de LLL Grèce et du département des Relations avec les professionnels de santé.
Psychologue de formation, elle travaille comme consultante en lactation IBCLC depuis 2007.
Elle est maman de deux filles de 14 et 18 ans.
Elle témoigne ici du soutien qu'elle continue d'apporter aux réfugiés des camps de son pays.
Mon premier contact avec les réfugiés remonte à novembre 2015.
Une maman participant aux réunions de La Leche League venait de monter un groupe qui récupérait de vieux draps et les cousait pour en faire des porte-bébés (1).
Je lui ai demandé où ces « slings » étaient ensuite distribués. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle allait dans un grand centre sportif transformé en camp de réfugiés. Sachant comment installer un sling, je lui ai demandé si je pouvais venir.
Quelques jours plus tard, trois d’entre nous arrivaient au camp avec un sac rempli de porte-bébés. Nous nous sommes d’abord rendues dans une pièce de stockage où nous avons trouvé chacune une poupée. Nous avons mis ces poupées dans nos slings comme si c’était des bébés, puis nous sommes rentrées dans la salle de basket où des familles étaient réfugiées.
Chaque famille s’était créé un espace à elle, en utilisant des couvertures ou des tentes. Nous avons commencé à marcher dans la salle. Les enfants, pensant que nous allions jouer à un jeu avec les poupées, ont commencé à nous suivre. Dès que nous avons aperçu une maman avec son bébé dans les bras, nous lui avons proposé, en parlant avec les mains, de lui montrer comment le porter dans le porte-bébé. Un peu timides au début, les femmes se sont approchées progressivement de nous.
Nous leur avons fait essayer elles-mêmes les slings, pour qu’elles puissent apprendre en le faisant, puis le refaire. Nous leur avons aussi montré comment elles pouvaient allaiter dans le sling. Le fait que la plupart se mirent alors à sourire nous confirma que beaucoup d’entre elles allaitaient.
Après avoir fait le tour de tout le monde, j’ai rencontré des volontaires de l’organisation Amurtel (qui travaille avec les femmes enceintes et les bébés) qui venaient là régulièrement. Ils connaissaient et estimaient le travail de La Leche League. Ils m’informèrent qu’il y avait une interprète farsi disponible, et me demandèrent si je voulais aller parler d’allaitement avec les mamans. Jusqu’à ce moment, je n’avais jamais vraiment pensé que j’aurais l’occasion de parler d’allaitement avec des mamans, et je n’avais pas réfléchi à ce que je pourrais leur dire.
Heureusement, toutes les personnes présentes ce jour-là venaient d’Afghanistan, et parlaient donc toutes farsi. Je n’avais jamais travaillé avec un interprète auparavant, si bien qu’au début, je ne m’adressais qu’à l’interprète, pour réaliser ensuite que j’aurais dû parler aux mamans et laisser l’interprète faire son travail !
Nous avons donc à nouveau fait le tour de la salle, et demandé si elles avaient des questions sur l’alimentation des nourrissons. Comme nous avions gagné leur confiance avec les slings, cela leur a été plus facile de s’ouvrir à nous.
Le fait d’avoir une femme interprète était également un avantage de taille, car j’ai pu constater par la suite que lorsqu’il n’y avait que des hommes disponibles comme interprètes, les femmes ne posaient pas la moindre question !
Même si la plupart des femmes allaitaient depuis des années, il y avait quelques petites choses à clarifier avec elles. Notamment le fait qu’aucune boisson ni eau n’était nécessaire pour les bébés. Apparemment, dans les tentes médicales, on leur avait dit qu’elles devaient également donner de l’eau.
Les parents de bébés de plus de 6 mois s’étaient aussi vu donner des boites de nourriture en poudre pour bébés, celle qu’on doit dissoudre dans de l’eau (!), afin d’« améliorer » la nutrition de leurs bébés. Je leur ai dit qu’il serait mieux que les mamans mangent elles-mêmes la poudre pendant le voyage, et gardent leurs bébés au sein jusqu’à leur destination finale.
Je n’étais pas certaine que ce soit là le conseil le plus avisé à donner. Je n’étais pas vraiment préparée à ça, mais pour moi, ça faisait sens. Je leur ai également dit de prendre soin d’elles sur la route, et j’ai encouragé les pères à nourrir leurs femmes sur le chemin. J’ai aussi insisté sur le fait que leur propre lait maternel serait suffisant, et qu’il protègerait leurs bébés des maladies.
La plupart des mamans n’avaient jamais entendu parler des recommandations de l’OMS quant à l’introduction des solides après 6 mois. Elles allaitaient huit ou neuf mois en exclusif, et s’en sortaient super bien. En général, j’ai trouvé que les femmes afghanes étaient à l’aise avec l’allaitement. Je les ai donc encouragées à ne pas oublier leur culture, à ne pas changer leurs traditions maintenant qu’elles arrivaient en Europe, même si, ici, beaucoup de gens faisaient les choses différemment.
Cela toucha une corde sensible, et elles nous racontèrent à quel point leur voyage avait été difficile, à quel point elles avaient eu peur quand elles avaient dû marcher sur des falaises abruptes avec leurs enfants dans les bras, à quel point elles avaient été effrayées dans le bateau qui les amenait à Lesbos, n’ayant jamais été dans un bateau auparavant, n’ayant même jamais vu la mer. Mais elles voulaient le faire, car aucune d’entre elles n’était jamais allée à l’école, aucune ne savait lire, et elles voulaient une vie meilleure pour leurs enfants, leurs filles tout particulièrement. Mais elles restaient tout de même fières de leur culture et avaient peur de la perdre.
Le plus grand test pour moi, ce premier jour, ce fut quand je fus appelée par les bénévoles d’Amurtel pour parler avec une maman syrienne qui avait un bébé de 2 mois qu’elle n’avait jamais allaité. Les bénévoles étaient inquiets, car elle avait toujours des saignements post-partum.
Le bébé était exclusivement nourri avec une préparation artificielle, et avait un gros érythème fessier. La maman ne voulait pas faire de relactation, et aucune de ses amies n’avait de jeune bébé.
Elle ne possédait qu’un seul biberon, qui était loin d’être propre. Elle mélangeait la préparation artificielle avec de l’eau froide de bouteille, quand elle en trouvait. La famille partait le même jour pour la frontière.
J’étais perdue… que devais-je dire ? Je lui ai demandé si elle pouvait faire bouillir l’eau pendant le trajet. Elle me répondit qu’elle n’avait pas de casserole, et qu’il n’y avait jamais assez d’eau disponible, ni même assez de temps pour pouvoir le faire. Je l’ai encouragée à obtenir plus de biberons propres à l’entrepôt, et à les jeter après usage… mais combien de biberons pouvait-elle porter ?
Voyons… ce que je disais n’avait aucun sens : le bébé mangeait six fois par jour, ce qui faisait que pour un voyage de trois jours, elle aurait eu besoin de 18 biberons !
La plupart d’entre eux portaient déjà toutes leurs affaires dans de lourds sacs en plastique renforcés (sacs cabas) pas même portés à dos. On aurait dit qu’ils revenaient du marché, alors qu’ils avaient déjà marché pendant des semaines en portant leurs sacs en plastique à bras. Seul l’essentiel était dans ces grands sacs, et y mettre 18 biberons n’était clairement pas envisageable. J’ai dû admettre que je n’avais pas de solution pour eux.
Ce bébé était manifestement en danger. Je me demande toujours s’ils sont arrivés sains et saufs. Ils étaient si vulnérables.
Après cette première visite, j’ai eu le sentiment que j’avais fait quelque chose de vraiment important, qui avait touché mon âme. Je crois que c’était ce sentiment de vulnérabilité.
Cela m’a hantée. J’ai continué à y aller une fois par semaine, et nous avions toujours la chance d’avoir une femme interprète.
Des slings et des Meï-Taï (2) étaient distribués, et des discussions sur l’alimentation des nourrissons initiées.
J’ai compris que je devais arrêter d'utiliser des mesures du temps européennes, arrêter de poser des questions telles que : combien de temps avez-vous allaité, ou : quand avez-vous commencé l’introduction des solides, parce qu'elles n’avaient pas ce sens-là du temps.
Elles ne décomptaient pas le temps de la même manière que nous, et mes questions les laissaient perplexes.
Mon approche de base était la suivante : si elles allaitent, les encourager à continuer aussi longtemps que possible. Si elles font du mixte, essayer de remplacer doucement la préparation artificielle par l’allaitement. Si les bébés ont plus de 6 mois, remplacer par du lait maternel ou des aliments sains plutôt que par la préparation artificielle. Si les bébés sont nourris uniquement au lait artificiel, discuter des meilleures options possibles et prier.
C’est à ce moment-là, en cherchant des réponses, que je suis devenue membre d’un groupe Facebook appelé « Soutien pour l’alimentation des nourrissons et des enfants réfugiés », et j’y ai trouvé de bonnes informations sur l’alimentation des nourrissons en transit, et ce dans différentes langues.
Une de mes amies, iranienne, traduisit leur brochure de base en farsi. Où que j’aille, j’emportais avec moi ces brochures ainsi que celles de LLL, et je les distribuais selon les besoins.
Une fois, je suis allée trouver l’organisateur du camp, et je lui ai demandé s’il était possible d’avoir un stérilisateur pour biberons et de l’eau bouillie pour les mamans non allaitantes. C’était un homme très gentil, qui travaillait nuit et jour depuis des semaines et savait rester souriant et poli, mais il me dit : « As-tu la moindre idée de ce que tu demandes ? Tu as probablement raison, et c’est sans doute très important, mais nous avons des choses tellement urgentes à traiter que ça ne nous a jamais effleuré l’esprit jusqu’à maintenant. Va à la tente médicale et demande-leur, peut-être qu’ils ont quelque chose. » Et voilà comment cela se passe. Personne ne nie que ce soit important, mais personne n’a fait en sorte que cela arrive. Et les mères elles-mêmes ne demandent rien. Elles prennent ce qui est disponible, et sont reconnaissantes d’avoir quelques jours de nourriture, de chaleur et de sécurité.
Quand les bénévoles d’Amurtel m’informèrent qu’ils envisageaient d’aller à Lesbos pour évaluer la situation concernant l’alimentation des nourrissons et des femmes en général, j’ai su que je voulais y aller.
J’ai donc demandé à notre ACL (3), qui fut d’accord, pensant que ce serait bon pour LLL Grèce d’évaluer les besoins et que les fonds récoltés par LLL Grande-Bretagne pourraient couvrir les frais. À Lesbos, il y avait déjà 2 responsables et un groupe LLL en activité. Ce serait bien de les rencontrer et de les former, et de mettre en place une équipe de travail qui pourrait continuer à s’occuper du camp après mon retour à Athènes.
Début décembre, j’ai pris l’avion pour Lesbos afin d’y passer trois jours. Les bénévoles d’Armutel étaient déjà là et avaient déjà rendu visite aux camps dans le nord de l’île, donc je n’ai pas eu l’occasion d’y aller.
Avec les responsables de LLL et les mamans qui étaient déjà très actives sur l’île, nous avons visité les camps autour de la ville de Mytilène.
Kara Tepe avait été le camp principal pour les réfugiés syriens jusqu’à maintenant, mais quand nous nous y sommes rendues, il était à moitié vide, car l’enregistrement électronique avait lieu uniquement dans l’autre camp, Moria. Après l’afflux de 135 000 personnes en octobre, décembre avait commencé plus doucement, avec seulement 2 000 personnes arrivant chaque jour. Du coup, les associations, qui avaient travaillé sans arrêt durant les derniers mois, prenaient une pause bien nécessaire.
Malgré les évènements des mois précédents à Mytilène, les réfugiés n’étaient pas si nombreux, ce qui fait qu’ils pouvaient s’enregistrer et prendre le bateau pour Athènes un jour ou deux après leur arrivée. À mes yeux en tout cas, il y avait énormément de gens. Et 55 % étaient des femmes et des enfants !
Nous nous sommes focalisées sur les camps où se trouvaient des familles. Nous nous sommes rendues au camp de Moria, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur.
Le camp ressemblait à un camp militaire entouré de grillages, sans arbres, et avec les tentes des principales ONG installées un peu partout. Cependant, comme c’était un dimanche, tout était fermé.
Il faisait beau, et des gens traînaient en petits groupes, ou attendaient de recevoir leur ration journalière. Les conditions de vie étaient rudimentaires. Je n’arrivais pas à imaginer la chaleur qu’il avait dû faire cet été, pendant qu’ils attendaient des jours durant leurs papiers. À l‘extérieur du camp de Moria, sur la « colline afghane » comme on l’appelait, les ONG « non officielles », celles qui n’avaient pas les autorisations pour être dans le camp, avaient installé des tentes médicales, des centres de distribution de vêtements, des tentes de nourriture, etc., et fournissaient à plusieurs centaines de personnes ce dont elles avaient besoin.
C’était très vivant : des enfants jouaient sur une aire de jeux installée par les bénévoles, des clowns faisaient des acrobaties pour les enfants. Nous avons sorti nos sacs de slings, et nous avons commencé à nous déplacer parmi la foule.
Quand nous voyions des bébés, nous nous manifestions auprès des mères pour voir si elles en voulaient. Elles étaient si reconnaissantes !
Elles venaient juste d’arriver, après avoir marché si longtemps avec leurs bébés à bras et leurs enfants de 3-4 ans marchant derrière elles. C’était un tel soulagement pour elles de pouvoir porter leurs bébés sans les mains ! Nous avions des brochures que nous leur avons distribuées. Quelques pères parlaient anglais et traduisaient pour nous.
À un moment donné, nous avons demandé au camp médical comment ils faisaient avec les mères allaitantes et leurs demandes de préparation artificielle.
Ils n’avaient ni politique claire ni méthode d’évaluation, mais ils auraient souhaité avoir une formation en allaitement. C’était partout la même histoire : « Nous n’avons pas eu une minute pour nous occuper de ce sujet avant. Maintenant que les choses se tassent, s’il vous plaît, venez et formez-nous, s’il vous plaît, venez discuter avec les mamans. »
Même chose à Pikpa, qui a de très beaux terrains et offre un abri longue durée aux populations vulnérables. Ici, ils ont des équipements sanitaires et de l’eau chaude.
Cependant, donner des préparations artificielles aux mamans était encore une solution de facilité. Nous avons eu la chance de pouvoir parler aux mamans du camp, aidées d’un interprète, et nous avons pu déconstruire beaucoup de mythes concernant la supériorité des préparations artificielles !
Nous nous sommes aussi rendues à Caritas, qui a loué un hôtel entier pour y loger des familles et des personnes malades durant l’hiver.
Les organisateurs étaient incroyables, trois repas par jour étaient distribués, et on prenait grand soin des gens.
Encore une fois, il n’était pas venu à l’esprit du personnel de s’interroger sur ce que mangeaient les bébés, mais ils étaient désireux de garder nos dépliants et nos coordonnées afin de pouvoir nous appeler en cas de besoin.
À un moment, nous sommes passées près du port, juste avant que le bateau pour Athènes ne parte, et nous avons vu des mères tenant leurs bébés emmitouflés à bras, et traînant derrière elles leurs sacs cabas.
Immédiatement, nous avons garé la voiture, nous avons sorti les porte-bébés et nous avons commencé à y mettre les bébés pendant que les mamans faisaient la queue pour monter dans le bateau !
Sur cette île, où que vous regardiez, vous pouviez vous rendre utile. Il y avait tellement de besoins.
Toutes les associations avaient besoin d’aide, pour préparer, nettoyer, cuisiner, aider les gens à sortir des bateaux… Et il y avait aussi des centaines de personnes de tous âges, qui arrivaient de partout dans le monde en ayant laissé de côté leur travail ou leurs vacances pour venir ici et aider.
Il régnait une telle générosité que cela vous donnait l’énergie pour continuer encore et encore.
De retour à Athènes, nous nous sommes rendues au camp principal d’Eleonas, qui héberge des familles.
Nous y allons une fois par semaine, et nous essayons de voir toutes les familles avec de jeunes enfants.
Nous distribuons des slings, des brochures, et nous parlons avec les femmes quand nous arrivons à avoir un interprète. Nous avons travaillé à la mise au point d’une formation pour les bénévoles qui sont au centre de distribution.
Nous avons eu un beau « succès » à Eleonas.
Une femme qui avait accouché prématurément à Lesbos avait été transportée par avion à Athènes. Son tout petit bébé était à l’hôpital, et elle restait à Eleonas en attendant que sa petite fille sorte. Quand nous avons rencontré la maman, elle ne tirait pas du tout son lait, car elle avait acheté un tire-lait qui lui avait abîmé les mamelons. Nous nous sommes débrouillées pour nous faire donner un bon tire-lait manuel, et le lui avons laissé ainsi que des instructions par téléphone (malheureusement, seul un interprète homme était disponible).
Imaginez mon horreur quand je suis venue la voir trois jours plus tard, que je lui ai demandé comment se passait le tirage de lait et qu’elle m’a répondu qu’elle tirait dix secondes sur chaque sein, comme je le lui avais dit !
Bien que, par la suite, nous ayons donné les instructions correctes à l’interprète femme, la mère ne tirait jamais plus de trois ou quatre fois par jour, et j’étais inquiète concernant les quantités.
Cependant, quand le bébé est revenu et qu’une nouvelle animatrice LLL est venue l’aider, celle-ci m’a appelée pour me raconter que le bébé tétait comme un chef.
Quand je suis allée revoir la mère, elle était si heureuse d’avoir son bébé, et c’était devenu tellement naturel pour elle d’allaiter beaucoup, beaucoup de fois par jour.
La prise de poids du bébé était bonne, si bien qu’elle abandonnait la préparation artificielle qu’on lui avait donnée à la sortie.
Quand elle a quitté le camp, elle allaitait en exclusif, elle nous a embrassées et dit au revoir comme si nous étions de sa famille.
J’espère qu’elle va bien, où qu’elle soit…
Quelque part en France, m’a-t-on dit !
(1) Groupe Facebook « Coudre pour les réfugiés » : www.facebook.com/Sewing-For-Refugees-537911676369568
(2) http://www.lllfrance.org/boutique/porte-bebe-evolutif-mei-tai
(3) Coordinatrice des animatrices à La Leche League.
Pour poser une question, n'utilisez pas l'espace "Commentaires" ci-dessous, envoyez un mail à la boîte contact. Merci