Toute naissance est une nouvelle aventure pour l’entourage proche du bébé.
Que cette naissance fonde la famille ou vienne l’agrandir, les relations intrafamiliales s’en trouvent bouleversées, et le petit nouveau vient redessiner autour de lui un nouvel univers.
L’allaitement a sa place dans cette économie. Ce geste peut à lui seul cristalliser, comme il sait si bien le faire par la force symbolique qu’il porte, les difficultés des frères et sœurs aînés à faire de la place pour ce nouveau bébé.
Jalousie ?
On pense bien sûr d’abord aux questions brûlantes, et ô combien angoissantes, de « jalousie ».
Ce terme de jalousie peut exprimer tout à la fois la rancoeur de l’aîné qui n’est soudain plus le centre de l’attention ; sa difficulté à accepter qu’un nouveau venu accapare sa mère, et qu’il doive attendre, ses besoins n’étant plus prioritaires, puisqu’un plus jeune et plus vulnérable est arrivé, imposant un nouvel ordre ; et sa nostalgie, quelquefois intense, devant ces scènes d’intimité et de félicité où il n’est plus acteur, mais seulement témoin.
Ces sentiments peuvent être douloureux, et bien souvent la mère est sensible à ce qu’elle perçoit de désarroi chez son aîné. Son inquiétude est parfois plus grande encore si elle découvre l’allaitement avec ce nouveau bébé, et que le « grand » n’a jamais été allaité.
Là encore, l’allaitement va cristalliser ses « angoisses de multipare », sachant que toute mère, au moment d’accueillir un nouvel enfant, craint de toute façon de « trahir » le premier, ou de ne pas pouvoir aimer suffisamment le nouveau venu (l’aimer davantage étant juste inimaginable), et, surtout, se demande comment elle va pouvoir se partager...
Le plus grand et l’allaitement
Allaiter est un geste qui s’inscrit dans le maternage, de toute façon obligé, d’un nouveau-né immature et vulnérable, qui requiert des soins constants. Et l’aîné peut participer à ces moments d’intimité sans en être exclu : les tétées peuvent être l’occasion de câlins sur le grand lit ou le canapé, de lectures, de jeux (puzzles, cartes)...
Même si l’enfant manifeste sa frustration de devoir « partager » l’attention dont il n’est plus l’unique objet, il est infiniment rassurant pour lui de voir que les besoins prioritaires du bébé sont entendus et comblés : rien de plus angoissant pour un enfant que les pleurs d’un bébé, dont il perçoit avec acuité l’urgence.
Quelquefois, l’aîné n’est pas encore bien grand. Il a peut-être été sevré peu de temps auparavant. Et même si les tétées sont déjà loin, il aimera qu’on lui en parle et qu’on en évoque le souvenir : il est doux de se remémorer qu’on a été à cette place-là, celle du tout-petit.
Co-allaitement
Parfois, pour ne pas imposer à l’aîné un sevrage qu’elles perçoivent comme trop précoce, ou trop difficile à accepter au moment du bouleversement que représente l’arrivée d’un nouveau bébé, certaines mères font le choix du co-allaitement (tandem nursing), c’est-à-dire de poursuivre l’allaitement de l’aîné tout en allaitant le nouveau-né.
Il faut savoir que si l’allaitement peut être poursuivi pendant la grossesse sans risque pour le foetus, il n’est pas toujours agréable pour la mère, en raison de la sensibilité accrue des mamelons, et de la baisse de lait que beaucoup de femmes constatent autour du quatrième mois de grossesse, quand les seins se préparent à produire à nouveau du colostrum pour le bébé.
De plus, près des trois quarts des enfants se sèvrent pendant la grossesse, que ce soit spontanément à cause du changement de goût du lait que les plus grands peuvent exprimer, ou de la baisse de la lactation, ou parce que le sevrage est initié par la mère (1). D’autres enfants souhaiteront « laisser le lait au bébé » à la naissance. C’est là un symbole et un geste très forts où ils prennent définitivement leur place d’aîné, « laissant », comme ils l’expriment très justement, la place de bébé au nouveau-né.
Dans les pages qui suivent, de nombreux témoignages évoquent le co-allaitement, lien lacté qui vient s’ajouter au lien de sang entre frères et sœurs. Téter ensemble est alors vécu comme un renforcement du lien fraternel. Le fait de partager le sein est souvent vécu par la mère comme un moyen pour les enfants de vivre plus facilement l’inévitable partage de l’attention et de la disponibilité maternelles. La mère peut aussi trouver que le maternage de deux jeunes enfants, surtout s’ils sont d’âges rapprochés, est facilité par le co-allaitement. Au quotidien, le co-allaitement peut lui épargner de la fatigue, en lui donnant par exemple l’occasion de faire la sieste avec les deux enfants, et lui permettre d’éviter certaines colères de frustration de l’aîné.
Mais les expériences sont loin de peindre des situations toujours idylliques, et là encore l’allaitement peut parfois cristalliser toute la difficulté de la situation, avec des enfants qui ne partagent pas si facilement « leurs » seins, et l’ambivalence de la mère, qui peut mal supporter d’être envahie par deux enfants à la fois, et pour qui la différence de succion entre les deux enfants peut être physiquement pénible.
Comme pour tout allaitement, chacune vit cette expérience de manière très personnelle et unique.
Le maternage proximal vu par les frères et sœurs
Le maternage proximal qui va souvent de pair avec l’allaitement va influer sur le quotidien de toute la famille.
Pour les plus petits, il ne sera pas remis en question, la priorité du bébé étant ressentie comme une évidence. De plus, ils n’ont pas encore suffisamment de recul pour pouvoir critiquer les pratiques familiales : ce qui se fait à la maison est leur seul modèle, la maison représente pour eux le paradigme de l’univers.
Mais pour les enfants plus grands, le maternage et les choix de vie parentaux s’inscrivent dans un rapport à la norme, particulièrement sensible à un âge où l’on est très conformiste. Si l’enfant connaît peu de familles où l’on allaite et materne, il pourra avoir le sentiment que chez lui, on ne fait pas comme tout le monde, et se sentir marginalisé par les choix de vie différents de sa famille (de la même manière que l’absence de télévision à la maison peut être mal vécue à un âge où la socialisation passe aussi par les conversations à l’école sur les programmes télévisés). À l’inverse, un enfant ou un adolescent qui baigne dans la culture de l’allaitement et du maternage proximal, et côtoie d’autres familles ayant fait les mêmes choix, trouvera ces pratiques juste... normales !
Les nuits
Dans les familles où l’on pratique le cododo, c’est-à-dire où le bébé partage la chambre voire le lit de ses parents, l’arrivée d’un nouveau bébé peut être l’occasion pour l’aîné d’intégrer son propre lit, et même sa chambre. Tout comme le sevrage du sein, c’est une étape importante sur son chemin vers l’indépendance, et les enfants qui décident d’eux-mêmes qu’ils sont assez grands pour dormir sans papa et maman le font non sans fierté ! Ils ne dormiront pas forcément seuls pour autant : leur nouveau lit (acheté pendant la grossesse et choisi par l’enfant, par exemple) pourra être installé dans la chambre d’un aîné.
A contrario, pour certaines familles, l’arrivée d’un nouvel enfant va être l’occasion de mettre en place un arrangement de nuit permettant le sommeil partagé de façon confortable pour tous, et l’installation d’un « lit familial » ou d’une « chambre familiale » : achat d’un lit king size, matelas posé par terre à côté du lit, suppression du sommier pour installer un vaste espace de sommeil au sol avec plusieurs matelas accolés... les solutions sont aussi nombreuses que les familles.
Une expérience formatrice
Vivre avec un bébé représente une expérience marquante, et même, on peut le dire sans exagération, formatrice pour ses frères et sœurs.
Pour l’enfant encore petit, c’est l’apprentissage du partage, de la mise en perspective de ses besoins personnels, de la reconnaissance des besoins d’un autre plus petit, plus vulnérable, et l’apprentissage de l’empathie. Les jeunes enfants sont très sensibles aux pleurs, aux expressions de désarroi d’un bébé.
Pour des enfants plus grands, et particulièrement pour des adolescents, à un âge où ils sont naturellement portés vers le nombrilisme, la présence d’un tout-petit à la maison recentre inévitablement les problématiques, non sans heurts parfois. À une époque où les grandes fratries – où les aînés étaient naturellement préparés à leur futur rôle parental par les soins qu’ils apportaient aux plus jeunes – se font rares, on retrouve cette économie familiale dans les familles recomposées. Et l’on retrouve le rôle traditionnel du grand qui surveille ou garde le bébé quand sa mère n’est pas disponible, comme cela se fait partout et s’est toujours fait : en Asie, en Afrique, ce sont les grandes sœurs qui portent le bébé pendant que leur mère travaille.
Ainsi, l’adolescent se retrouve investi d’une grande responsabilité au sein de sa famille, ce qui est éminemment gratifiant et formateur pour lui, encore plus dans nos sociétés où les occasions pour un adolescent d’endosser une réelle responsabilité se font rares (on ne compte plus les articles de sociologie traitant de l’adolescence prolongée où l’on déplore l’accès de plus en plus tardif à l’âge adulte).
Connaître les besoins d’un bébé
Le quotidien avec un bébé va également permettre à l’adolescent de construire des repères autour de la parentalité, des besoins d’un nouveau-né. Et à l’âge de la puberté, où commence à se fantasmer la procréation, une expérience va pouvoir venir marquer de son empreinte l’imaginaire et les projections. Nul doute qu’une adolescente qui aura vécu avec un bébé à la maison ne fantasmera pas de la même manière la maternité qu’une autre qui ne se sera pas frottée aux mêmes réalités. De nombreuses jeunes femmes témoignent de leur désarroi quand, devenues mères, elles s’aperçoivent que rien ne les avait préparées à cette expérience, et qu’elles avaient des attentes complètement irréalistes vis-à-vis d’un nouveau-né. C’est d’ailleurs en partant de ce postulat qu’un programme américain lutte contre les grossesses adolescentes en offrant aux jeunes filles des poupons réalistes qui exigent des soins constants, pleurent, réclament d’être nourris et changés à intervalles réguliers...
Dans une culture où ce rôle de maternage et de soin (care) est souvent représenté par la fonction nourricière, et où c’est le geste de donner le biberon qui symbolise le soin apporté et la responsabilité prise, le grand frère ou la grande soeur peut parfois se trouver privé de repères devant un bébé allaité. Le rôle gratifiant qu’il/elle avait imaginé, nourri par l’iconographie disponible, c’était donner le biberon. Bien souvent, les petites filles et les petits garçons auront joué à donner le biberon quand ils jouaient « au papa et à la maman », reproduisant le schéma proposé par la culture ambiante.
Mais les choses changent, et les mentalités évoluent, comme en témoigne la nouvelle poupée qu’on allaite commercialisée en Espagne : le nouveau modèle pour la petite fille, c’est de donner le sein à sa poupée. Cela dit, les enfants du monde entier n’ont pas attendu cette trouvaille marketing (une brassière qu’on se passe autour du cou pour y agrafer la poupée qui fait alors un bruit de succion) pour donner la tétée à leur poupée ou à leur ours en peluche !
Qu’à cela ne tienne, il y a bien des choses tout aussi importantes à faire pour s’occuper d’un bébé, à commencer par le porter (et nous connaissons nombre de grands frères ou grandes sœurs qui ont adoré porter avec l’écharpe ou le porte-câLLLin), ou le changer (et là, curieusement, on voit surtout des filles se proposer ; mais les grands frères peuvent faire tout aussi bien, surtout si maman n’est pas là, et qu’ils ne craignent pas de déroger à l’image de masculinité si bien véhiculée par l’entourage, impérieuse à cet âge où l’on commence à peine à s’imaginer « homme »...). Pour un plus petit, être valorisé comme celui qui sait s’occuper du bébé et qui peut aider, cela peut être : apporter la couche à maman lors des changes (et comme il est plus facile pour tout le monde de faire de ce moment un échange joyeux quand le matelas à langer est posé par terre !), chanter une chanson au bébé qui a du mal à s’endormir, ou, un peu plus tard, le faire rire ! Les aînés, mieux que quiconque, détiennent le secret du rire des bébés...
En définitive, l’arrivée d’un nouveau bébé réinvente l’univers familial. C’est l’occasion d’établir de nouveaux rites familiaux, que ce soit l’histoire au moment de la tétée-dodo, ou la balade à dos de grand frère... Comme tout événement majeur de la vie familiale, elle réinterroge la place de chacun, et demeure une occasion irremplaçable de mettre le doigt sur ce qui est à recréer, le maternage proximal ne permettant pas d’occulter la place, tout de suite centrale, du nouveau venu.
Flore Marquis-Diers
(1) Voir : AA 61 - Le partage du sein
À lire
Pour les parents :
- L’Art de l’allaitement maternel, La Leche League, First, 2009, p. 272-274.
- Jalousies et rivalités entre frères et sœurs, Adele Faber et Elaine Mazlich, Stock, 2003.
- Tous jaloux ? Lorsqu’un autre enfant paraît, Helène Sallez et Bernard This, Belin, 2005.
Pour les enfants :
Voici une petite sélection d’albums qui peuvent aider à préparer un bambin à l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur, et à reconnaître ses sentiments une fois le bébé arrivé. Dans la plupart, on voit le bébé téter.
- Boubou a un petit frère, Cyril Hahn, Casterman, 2006.
- C’est toi le chef, Bébé canard !, Amy Hest et Jill Barton, Kaléidoscope, 1997.
- D’où viennent les bébés, Marie Wabbes, éditions du Sorbier, 1990.
- Et après, il y aura..., Jeanne Ashbé, L’École des loisirs, 2000.
- Il a tout et moi j’ai rien !, Eliette Abecassis, Thomas Jeunesse, 2009.
- Ma maman a besoin de moi, Mildred Pitts Walter, Claude et Denise Millet, Bayard Jeunesse, 2001.
- Maman, pourquoi tu m’aimes ?, Stéphanie Blake, Albin Michel, 1999.
- Petit Ours Brun et le bébé, Danièle Bour, Bayard Jeunesse, 2005.
- Sur les genoux de maman, Ann Herbert, L’ École des Loisirs, 1995.
- Très très fort, Trish Cooke, Père Castor/Flammarion, 2005.
- Un bébé arrive dans la famille. Un livre pour les sœurs et frères aînés, William Sears, Martha Sears et Christie Watts Kelly, Chantecler, 2003.
- Un bébé comme moi, Susan Winter, Père Castor/Flammarion, 1995.
L’association Ardennes Allaitement a sorti un album sur l’allaitement pour les enfants de 2 à 4 ans. Un ouvrage collectif écrit par des mamans et illustré par Florence Mégardon, destiné aux aînés de bébés allaités : Quand Maman allaite...
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