Publié dans le n° 135 d'Allaiter aujourd'hui, avril 2023
Si l’allaitement est souvent mis à mal quand il s’agit de soigner les dents de la mère qui allaite, il est également fréquemment mis en cause quand il s’agit de la santé dentaire du bambin toujours allaité. Qu’en est-il vraiment, que ce soit au niveau du développement oro-facial ou pour l'apparition de caries ?
Un meilleur développement maxillo-facial
Ces dernières années, plusieurs méta-analyses (1) ont rapporté un taux plus élevé de malocclusions et d’anomalies de l’alignement des dents chez les enfants qui n’avaient pas été allaités. Plus précisément, une méta-analyse parue en 2018 (2) a montré que, quel que soit sa durée, l’allaitement avait un effet protecteur sur les béances antérieures (open bite) ; pour les enfants allaités jusqu’à 6 mois, l’allaitement maternel avait protégé contre le surplomb horizontal excessif (overjet), la béance antérieure (open bite), l’occlusion croisée postérieure (posterior crossbite) et le chevauchement dentaire (crowding) ; l’allaitement maternel pendant 12 mois ou plus était quant à lui associé à des risques plus faibles de surplomb horizontal excessif (overjet), de béance antérieure (open bite), et d’occlusion croisée postérieure (posterior crossbite) (pardon pour tous ces termes trechniques !).
Une revue de la littérature datant de 2020 (3) et synthétisant les résultats de 18 études portant en tout sur 11 827 enfants a confirmé que "l'allaitement pendant 6 mois ou plus réduit le risque d'occlusion croisée postérieure et de malocclusion de classe II en dentition primaire et mixte". En 2021, une autre revue de la littérature (4) a elle aussi conclu que "l'allaitement semble diminuer l'apparition de la malocclusion de classe II et de l'occlusion croisée postérieure" et qu’il semble y avoir "une corrélation favorable entre la prolongation de la durée de l'allaitement et la réduction des risques".
Ces effets (dose-dépendants) de l’allaitement s’expliquent aisément : l’activité musculaire que nécessite la tétée au sein est différente de celle liée à la succion d’une tétine de biberon, et permet un meilleur développement vertical, transversal et sagittal des structures (5). Comme il est dit dans la revue de la littérature de 2020, l’alimentation au biberon "peut donner lieu à un développement mandibulaire insuffisant en raison d'une exigence fonctionnelle minimale au moment du repas, puisque celui-ci se fait à partir d'un matériau rigide, induisant des schémas de faible activité musculaire, provoquant une croissance transversale du palais et un alignement dentaire déficient".
De plus, les enfants non allaités ont souvent des habitudes de succion non nutritive différentes de celles des enfants allaités (plus de sucettes et de succion du pouce) (6), et ces habitudes perdurent plus longtemps (7), ce qui fait que leur potentiel délétère s’exerce plus durablement sur les structures maxillo-faciales.
Enfin, la "gymnastique" que constitue l’effort physique de téter et la pratique d’un allaitement exclusif d’au moins six mois favorisent une diversification alimentaire incluant des aliments semi-écrasés, voire en morceaux, et de différentes textures. Cela permet qu’un schéma masticatoire opérant pour le développement maxillo-facial s’installe au plus tôt, alors que le maintien prolongé d’une alimentation mixée (purées, compotes…) peut entraîner un faible développement transversal des maxillaires.
En 2009, la Fédération française d’orthodontie avait publié un communiqué qui disait que "l’allaitement prolongé, de six à douze mois, peut constituer un moyen de prévention simple et agréable de ces malpositions si répandues de nos jours". Simple et agréable, en effet !
Caries ou pas caries ?
Les caries chez le bambin (toujours) allaité sont un sujet très polémique à l’heure actuelle. Le sevrage (surtout l’arrêt des tétées nocturnes) est régulièrement préconisé en cas d’apparition de caries.
Pourtant, d’un point de vue biochimique, le lait maternel ne peut être considéré comme cariogène. Il contient de nombreux facteurs immunitaires ; la lactoferrine, une glycoprotéine du lait maternel, est bactériostatique pour la bactérie Streptococus mutans, c’est-à-dire qu’elle empêche sa prolifération ; le lait maternel n’abaisse pas le pH salivaire après la tétée comme le font tous les autres aliments ; les sucres qui le composent sont très spécifiques (lactose, hydrolisé dans l’intestin en galactose et glucose) et ne peuvent être assimilés à ceux des aliments courants ni à ceux des bonbons, sodas, etc.
Ce qui amène certains à accuser l’allaitement qui perdure alors que les dents temporaires sont présentes (et surtout s’il y a des tétées fréquentes, un endormissement au sein et des tétées nocturnes), c’est le parallèle avec l’image de prises alimentaires répétées ne permettant pas un brossage après chaque "repas", abaissant le pH salivaire et favorisant la prolifération bactérienne et la déminéralisation de l’émail. Or, pour toutes les raisons évoquées plus haut, ces arguments ne tiennent pas dans le cas de l’allaitement.
L’apparition de caries semble en fait liée à la présence d'un ou plusieurs des facteurs suivants :
– une susceptibilité personnelle ou familiale de l’enfant (anomalie de l’émail),
– la transmission de bactéries cariogènes (Streptococcus mutans) de l’adulte au bébé, d’enfant à enfant (8) ,
– la consommation fréquente d’aliments et de boissons sucrés, la prise au long cours d’un médicament sucré type sirop ou granules homéopathies, d’un médicament provoquant une baisse de la production de salive, du grignotage et une alimentation nocturne,
– une hygiène bucco-dentaire absente, rare ou inappropriée (gérée par l’enfant).
Nombreuses sont les études qui ont aussi trouvé des liens avec :
– la présence de caries chez la mère (lien génétique et transmission bactérienne par objets partagés, mais également piste de carences maternelles ne permettant pas une minéralisation optimale des structures osseuses du fœtus in utero),
– un déficit chez la mère et/ou chez l’enfant en calcium, vitamine D (9) ou K2 (10), protéines, magnésium,
– des facteurs socio-économiques traditionnellement liés à une forte prévalence carieuse, notamment en lien avec la malnutrition (11),
– un très petit poids de naissance suivi d’une minéralisation défectueuse de la dent (12),
– un reflux gastro-œsophagien (13), ainsi que d’autres pathologies telles que la maladie cœliaque (14), ou encore certains traitements (15).
Il serait vraiment bon de creuser la responsabilité éventuelle de défauts de constitution et de minéralisation de l’émail (16). Beaucoup de parents attentifs ont pu remarquer des tâches blanchâtres ou jaunâtres sur les dents de leur bébé dès leur apparition, et des caries se développant sur ces sites. Il est difficile de croire qu’une surface dentaire sortie depuis 48 heures puisse présenter une déminéralisation due au lait maternel ! On sait que l’apparition des structures présidant à la formation des dents temporaires commence très tôt, dès le deuxième mois de grossesse, et s’échelonne jusqu’à la fin de celle-ci. La phase d’accumulation protéique et la phase de minéralisation (intra- ou extra-utérine) peuvent être perturbées par différents événements : anomalies génétiques, intoxications par des polluants environnementaux ou des toxiques (17), maladies et/ou carences de la mère et de l’enfant…
Ce qui est sûr, c’est que plusieurs méta-analyses ont rapporté un taux plus élevé de caries chez les enfants nourris au biberon par rapport aux enfants allaités (18). En 2020, une étude australienne (19) ne constatait pas de relation statistiquement significative entre le risque de caries des dents de lait et un allaitement de plus de 12 mois, pas plus qu’avec les tétées nocturnes. Toujours en 2020, une étude (20), faite sur 24 655 enfants âgés de 6 mois à 5 ans faisant partie du National Survey of Children’s Health de 2011 ou 2012, montrait que ceux qui avaient été allaités exclusivement pendant 6 mois étaient 28 % moins susceptibles d'avoir des dents gâtées, des caries ou des maux de dents que ceux qui n’avaient jamais été allaités.
En 2020 encore, une revue de la littérature balayant 10 années d’études sur le sujet (21), concluait que "l'allaitement maternel prolongé est un facteur de protection des caries de l'enfant de moins de 1 an. Au-delà de 1 an, il est difficile de conclure entre protection et aggravation des caries en raison de la multiplicité des facteurs confondants tels que les habitudes alimentaires, qui varient selon les pays et les familles, et les problèmes d'hygiène buccale".
Alors que faire ?
Consulter un chirurgien-dentiste dès l’éruption des premières dents paraît indiqué pour deux raisons :
– repérer tôt des défauts de formation et pouvoir les soigner précocement, avant que l’atteinte ne soit importante et nécessite des soins plus lourds, parfois même délicats à réaliser,
– établir une coopération sereine avec un praticien qui aura constaté depuis sa genèse l’évolution de la situation, tout en habituant l’enfant à cet environnement, ce qui permettra plus aisément sa coopération.
En 2016, le Conseil scientifique de la CoFAM (Coordination française pour l’allaitement maternel) a, en lien avec les Départements d’Odontologie Pédiatrique et de Santé Publique Bucco-Dentaire de la Faculté d’Odontologie de Nancy, émis des recommandations (https://cofam-allaitement.org/2016/06/24/recommandations-pour-une-bonne-sante-bucco-dentaire-du-tout-petit/) qui rappellent que "à ce jour, il n’y a pas de preuves d'un lien entre l'allaitement maternel, même prolongé, et l’apparition de caries de la denture temporaire" et que la prévention des caries du jeune enfant repose sur :
– une hygiène bucco-dentaire précoce et adaptée dès l’apparition des premières dents,
– une bonne hygiène alimentaire,
– un apport de fluor adapté,
– la consultation précoce dès 1 an, puis régulière du chirurgien-dentiste pour un accompagnement personnalisé par un professionnel.
Ajoutant qu’il est nécessaire de renforcer le suivi de l’enfant :
– dès lors qu’un des membres de la famille (parents, fratrie) présente ou a présenté des caries,
– lorsqu’il existe une anomalie dentaire quelle qu’elle soit : malposition des dents rendant difficile le brossage, anomalie ou fragilité de l’émail…
Julie Autier, animatrice LLL France
Bibliographie
(1) Boronat-Catalá M et al., Association between duration of breastfeeding and malocclusions in primary and mixed dentition : a systematic review and meta-analysis, Sci Rep 2017 ; 7(1) : 5048.
Doğramacõ EJ et al., Malocclusions in young children : Does breast-feeding really reduce the risk ? a systematic review and meta-analysis. J Am Dent Assoc 2017 ; 148 : 566-574.e6.
Peres KG et al., Effect of breastfeeding on malocclusions : a systematic review and meta-analysis. Acta Paediatr 2015 ; 104 : 54-61.
(2) Ebaf T et al., Breastfeeding Versus Bottle Feeding on Malocclusion in Children : A Meta-Analysis Study, J Hum Lact 2018 , 34(4) : 768-788.
(3) Abate A et al., Relationship between Breastfeeding and Malocclusion : A Systematic Review of the Literature, Nutrients 2020 ; 12(12) : 3688.
(4) Almahrul A, Alsulaimani L, Alghamdi F, The Impact of Breastfeeding and Non-Nutritive Sucking Behaviors on Skeletal and Dental Malocclusions of Pediatric Patients : A Narrative Review of the Literature, Cureus 2021 ; 13(10) : e19160.
(5) Sánchez-Molins M et al., Comparative study of the craniofacial growth depending on the type of lactation received, Eur J Paediatr Dent 2010 ; 11(2) : 87-92.
(6) Agarwal SS et al., Validation of Association between Breastfeeding Duration, Facial Profile, Occlusion, and Spacing : A Cross-sectional Study, Int J Clin Pediatr Dent 2016 ; 9(2) : 162-6.
(7) Telles FB et al., Effect of breast- and bottle-feeding duration on the age of pacifier use persistence, Braz Oral Res 2009 ; 23(4) : 432-8.
(8) Dans l’étude citée à la note 12, la quantité de S mutans ne semblait pas être le paramètre permettant de prédire l’état de santé dentaire futur du bébé. D’autres études vont dans l’autre sens…
(9) Hujoel PP, Vitamin D and dental caries in controlled clinical trials : systematic review and meta-analysis, Nutr Rev 2013 ; 71(2) : 88-97. Et : Williams TL et al., Association between Vitamin D and Dental Caries in a Sample of Canadian and American Preschool-Aged Children, Nutrients 2021 ; 13(12) : 4465.
(10) Kozioł-Kozakowska A, Maresz K, The Impact of Vitamin K2 (Menaquionones) in Children's Health and Diseases : A Review of the Literature. Children (Basel) 2022 ; 9(1) : 78.
(11) Sheetal A et al., Malnutrition and its oral outcome - a review. J Clin Diagn Res 2013 ; 7(1) : 178-80.
(12) Koberova R et al., Evaluation of the risk factors of dental caries in children with very low birth weight and normal birth weight, BMC Oral Health 2021 ; 21(1) : 11.
(13) Ranjitkar S, Kaidonis JA, Smales RJ, Gastroesophageal reflux disease and tooth erosion, Int J Dent 2012 ; 2012 : 479850.
(14) Cruz IT et al., Dental and oral manifestations of celiac disease, Med Oral Patol Oral Cir Bucal 2018 ; 23(6) : e639-e645.
(15) Chellaih P et al., Effect of anti-asthmatic drugs on dental health : A comparative study, J Pharm Bioallied Sci 2016 ; 8(Suppl 1) : S77-S80.
(16) Taylor GD, Molar incisor hypomineralisation, Evid Based Dent 2017 ; 18(1) : 15-16.
(17) Selon les travaux de l’équipe du Dr Babajko (Inserm), il existerait un lien entre la Mih (hypominéralisation des molaires et incisives) et l’exposition aux perturbateurs endocriniens, en particulier les phtalates, et ce dès la grossesse. La Mih touche aujourd’hui près de 15 % des enfants de 5 à 7 ans, alors qu’elle était quasi-inexistante dans les années 1970. Elle se manifeste sous forme de taches sur les incisives ou les molaires. Dans les cas les plus sévères, l’émail peut être presque inexistant et la dent peut avoir tendance à s’effriter.
(18) Avila WM et al., Breast and bottle feeding as risk factors for dental caries : a systematic review and meta-analysis, PLoS One 2015 ; 10 : e0142922. Et : Tham R et al., Breastfeeding and the risk of dental caries : a systematic review and meta-analysis, Acta Paediatr 2015 ; 104 : 62-84.
(19) Devenish G et al., Early childhood feeding practices and dental caries among Australian preschoolers, Am J Clin Nutr 2020 ; 111(4) : 821-8.
(20) Bafford N et al., Exclusive breastfeeding predicts racial/ ethnic heterogeneity in childhood dental disorders in the United States, American Public Health Association Annual Meeting and Expo, octobre 2020.
(21) Branger B et al., Breastfeeding and early childhood caries. Review of the literature, recommendations, and prevention, Arch Pediatr 2019 ; 26(8) : 497-503.
Merci pour cet article. A l'âge de 14 mois une pédiatre de 80ans m'a dit d'arrêter de donner le sein à ma fille le soir car j'allais lui pourrir les dents... J'ai été choquée et très en colère. Je n'avais pas d'arguments pour la contrer et maitenant je sais que j'avais raison et que j'ai bien fait de ne pas l'écouter!
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