Article publié dans les Dossiers de l'allaitement n° 60 (Juillet – Août – Septembre 2004)
D'après : M Limme. Rev Orthop Dento Faciale 2002 ; 36 : 289-309.
Dès le plus jeune âge, les fonctions d’alimentation vont jouer un rôle important pour la croissance des mâchoires et des arcades dentaires. La fonction succion/déglutition se met en place pendant la vie intra-utérine, et l’enfant a appris à déglutir le liquide amniotique. À la naissance, il est normalement parfaitement prêt à s’alimenter.
La bouche du nouveau-né présente des caractéristiques tout à fait particulières. Tout d’abord, il n’a aucune dent ; l’enfant ne dispose que des bourrelets gingivaux tapissant les crêtes alvéolaires. La crête alvéolaire supérieure présente, dans sa partie antérieure, un élargissement antéro-postérieur, qui va être très important pour l’appui du mamelon pendant la tétée au sein. La mâchoire inférieure est située en arrière par rapport à la mâchoire supérieure ; sa croissance devra être importante pour rattraper ce décalage. La mandibule présente un caractère "infantile", avec en particulier un ramus très court. Enfin, il n’existe pas encore de cavité glénoïde ; les mouvements d’avancée du condyle consistent essentiellement en un mouvement presque horizontal de la mandibule vers l’avant, qui constitue une des composantes essentielles de la tétée au sein, ainsi qu’un stimulus important pour la croissance de la mandibule. Toutes ces caractéristiques sont particulièrement bien adaptées à l’allaitement. Le sein est happé, le mamelon repose sur le plateau incisif supérieur et il est étiré en longueur. L’activité labiale doit être intense pour permettre la création d’une importante dépression intrabuccale. La propulsion mandibulaire réalise un mouvement de massage en synergie avec les mouvements de la langue. Le sein peut être considéré comme une pompe ; le travail musculaire de l’enfant contrôle le débit du lait.
Malheureusement, à notre époque, beaucoup d’enfants n’ont pas la chance de bénéficier de l’allaitement. Ils sont nourris au biberon. Or, la prise du biberon est une fonction beaucoup moins active, voire même passive, et donc beaucoup moins stimulante. Lors de la prise du biberon, le lait coule très facilement. La tétine est beaucoup moins aspirée et beaucoup moins profondément prise en bouche, les lèvres sont moins toniques, la propulsion mandibulaire est moindre. On observe surtout des mouvements horizontaux d’écrasement de la tétine. Le péristaltisme lingual est beaucoup moins marqué. Or, le potentiel de croissance est particulièrement important pendant les premières semaines de vie, et les possibilités de réponse anatomique aux sollicitations fonctionnelles sont immenses. Il ne faudrait pas en priver le bébé. Nous ne pouvons pas oublier que nous sommes des mammifères.
Avec l’apparition des incisives temporaires, la fonction "préhension/morsure" prend progressivement le relais. Chez l’homme moderne, c’est une fonction qui a été progressivement abandonnée en fonction de notre type d’alimentation ; la texture des aliments donnés au petit enfant ne va guère l’encourager à réaliser cette gymnastique masticatoire. À nouveau, les processus de croissance ne pourront pas s’exprimer normalement si les comportements fonctionnels ne sont pas suffisamment développés.
La sortie des premières molaires est à l’origine d’une nouvelle étape. L’enfant découvre une limite verticale, imposée par l’occlusion dentaire lors de la fermeture de la bouche, et cette occlusion se fait par engrènement de surfaces antagonistes. Cette relation d’intercuspidation va verrouiller les relations sagittales et transversales entre les mâchoires. Vers l’âge de 2 ans, la denture temporaire est complète. Parallèlement, les mouvements de mastication vont devenir de plus en plus élaborés et efficaces, avec apparition de cycles masticatoires destinés à assurer l’écrasement des aliments. La nature et la texture des aliments vont conditionner la plupart des paramètres des cycles masticateurs. Là encore, la règle du "moindre effort" est courante dans notre société, et il ne faut donc pas s’attendre à la mise en place de cycles masticateurs puissants lorsque l’alimentation est à base d’aliments pâteux ou semi-liquides.
La plus nocive déviation de notre alimentation moderne est sans doute le sucre, dont la consommation par habitant a été multipliée par 80 en deux siècles. Le sucre a eu des effets désastreux sur la santé dentaire, par la multiplication des caries, mais aussi en raison de son impact sur l’appareil masticateur. Le sucre est en effet très énergétique, et plus on en absorbera, moins il faudra d’autres aliments pour nous apporter notre ration calorique. À notre époque, les enfants absorbent des quantités considérables de boissons sucrées, qui jouent, entre autres, un rôle de coupe-faim, et ne demandent strictement aucun effort de mastication. Le type constitutionnel va aussi jouer un rôle. Est-il un caractère acquis ou inné ? Probablement le résultat d’une interaction entre les deux.
Pendant notre longue évolution depuis l’époque des cavernes, la fonction masticatrice n’a fait qu’involuer progressivement. Cela s’accompagne d’une involution de nos structures masticatoires. Depuis quelques décennies, cette évolution s’est brusquement accélérée de façon très importante, et les processus de croissance initialement prévus pour assurer une croissance harmonieuse de notre appareil masticateur sont devenus aujourd’hui inopérants. Nos lointains ancêtres avaient développé des arcades dentaires très larges. Nos enfants ont aujourd’hui bien souvent des mâchoires trop petites, sous-développées. La mastication est la gymnastique naturelle de l’appareil masticateur. Aujourd’hui nous le savons, mais il nous reste à le redécouvrir en pratique.
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