Texte de la conférence donnée à la JIA (Journée Internationale de l'Allaitement) 2003, publiée dans le numéro hors série "JIA 2003" des Dossiers de l'Allaitement.
Si faire était aussi aisé que savoir ce qu’il est bon de faire,
les chapelles seraient des églises,
et les chaumières des pauvres gens
des palais de princes.
Shakespeare, Le marchand de Venise, I, ii, 12-14.
L’image de l’allaitement dans les médias écrits
Les quotidiens du Québec ont publié plusieurs articles sur l’allaitement dans les dernières années. Le traitement du sujet varie énormément selon les journalistes, comme vous le suggèrent les titres suivants : « Lâchez ce seini », « L’allaitement : une liberté à s’offririi », « Mère courage, mère coupableiii », « Allaiter, un choix et aussi un droitiv ». Et ce n’est pas fini, car « le sein », comme le rapporte la journaliste Silvia Galipeau du quotidien La Presse de Montréal, « qui jusqu’ici vous appartenait à vous seule (à vous et, accessoirement, à votre doux et tendre), devient en pleine grossesse l’objet d’un véritable débat de société, sujet passionnel et interminable d’intérêt public. Mesdames, allez-vous allaiter ? s’interrogent tous les regards inquisiteurs, parmi lesquels, l’œil perçant de La Ligue La Leche. Œil perçant, ou oreille empathique? »
Les recommandations scientifiques
Pendant que les lecteurs du Québec lisent ces articles « pour ou contre » l’allaitement dans les journaux (peu de gens restent neutres quand on leur parle d’allaitement…), la littérature scientifique regorge d’études qui démontrent les bienfaits de l’allaitement maternel sur la santé des mères ainsi que sur la santé, la croissance et le développement des enfants, dont les prématurésv .
De même, plusieurs organisations internationales, nationales et locales renchérissent en faisant des recommandations quant à la pertinence de l’allaitement, à son exclusivité pendant 6 mois ainsi qu’à sa durée pendant 2 ans et au-delà (ex. : OMS et UNICEFvi,vii , Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québecviii ).
Enfin on recommande aux professionnels d’aider leurs patients à prendre une décision éclairée concernant leur santéix . L’allaitement n’échappe pas à cette règle. On aborde la nature de la décision (par exemple : « Voulez-vous allaiter? ») mais rarement aborderons-nous les avantages et réalités de l’allaitement, les effets du choix sur le fonctionnement de l’individu et de sa relation à l’enfant et ses attentes. Au-delà de la prise de décision éclairée, on parle du plus en plus en psychologie et dans la littérature médicale de prise de décision éclairée et partagéex, impliquant que le patient doit prendre part au processus de décision.
La transmission de l’information
L’un des problèmes que nous rencontrons donc semble être la façon dont le message et le soutien sont donnés aux parents, particulièrement aux mères. Comment les intervenants en santé, qu’ils soient professionnels ou monitrices (trouver un terme plus français, genre bénévoles ?) des groupes de soutien à l’allaitement, peuvent-ils transmettre des informations justes et scientifiques en restant sensibles aux besoins des futures ou nouvelles mères?
Les approches utilisées par les professionnels de la santé consistent souvent :
• à émettre des recommandations auxquelles le patient doit agréer sans autre forme de counselling (approche autoritaire de celui qui connaît ou « paternaliste »);
• à expliquer les bienfaits du lait maternel en pensant que la femme comprendra les raisons d’adopter l’allaitement (approche cognitive)
• à se contenter de demander à la future mère : « Voulez-vous allaiter? » ou « Ce sera le sein ou le biberon ? » (approche simpliste et insouciante).
D’autre part, certains intervenants en santé veulent aider ou convaincre à tout prix et leur exaltation peut déranger.
Des approches basées sur le marketing social
Quelle contribution les professionnels peuvent-ils apporter aux mères dans le cadre de leurs interventions afin de promouvoir et soutenir l’allaitement ? Nous savons par une analyse exhaustive de 51 recherches sur les comportements reliés à l’allaitement que : « des programmes variés d’intervention peuvent changer les comportements clés en allaitement comme l’initiation précoce de l’allaitement et l’allaitement exclusif ainsi qu’augmenter les taux et la durée de l’allaitement xi. » Nous présentons donc des approches basées sur le marketing social (voir l’encadré).
On sait maintenant que la connaissance est un déterminant nécessaire du changement, mais qu’elle ne suffit pas. Les spécialistes en marketing savent qu’on doit tenir compte des émotions ressenties par la personne qui fait la recommandation (professionnel) et celle à qui elle est destinée (mère). C’est ainsi que se créent des échanges bénéfiques qui peuvent influencer les comportements (voir la définition). Un modèle d’intervention basé sur les étapes du changementxii jette un tout nouvel éclairage sur nos patients et nous-mêmes comme intervenants et sur les mécanismes internes qui poussent les êtres humains à passer de la prise de conscience à l’action ou comme le dit si bien notre ami Shakespeare, à transposer le « savoir ce qu’il est bon de faire » en « savoir-faire ». Enfin la science des influences sociales n’est pas étrangère à la réussite de la vente académique, une méthode développée dans l’industrie pharmaceutiquexiii. Elle correspond bien aux critères de la définition du marketing social car elle permet une approche fréquente des intervenants en santé (souvent les médecins) assurant un monitoring continu et un changement des interventions au besoin (voir la définition).
Qu'est-ce que le marketing social?
"C'est l'utilisation de principes modernes de marketing et de méthodes pour augmenter l'acceptation d'une idée, d'un produit ou d'une pratique socialement bénéfique; le principe clé implique une connaissance approfondie du public cible, la création d'échanges bénéfiques pour influencer les comportements de l'auditoire et une approche caractérisée par un monitoring continu et un changement des interventions au besoin"
Traduction libre. Ogden and coll. (1996) Applying Prevention Marketing. Centers for Disease Control and Prevention. Vol. 133
Les étapes du changement de comportement
Le modèle transthéorique de changement comportemental a été élaboré par Prochaska et DiClemente au début des années 80. Il est issu de la recherche en psychothérapie et de la thérapie de la désaccoutumance au tabac. Il explique le changement comportemental par un processus de cinq phases successives que traversent les personnes visées (illustrées dans notre exemple par une femme enceinte ou une allaitante) :
• Pré-contemplation : la femme enceinte ne pense pas à allaiter. Elle peut être sur la défensive quand on lui parle d’allaitement. Elle ignore peut-être les risques des laits industriels ou pense qu’ils sont aussi bons pour la santé que le lait maternel. Peu importe leurs motifs, ces mères ne songent pas à allaiter car elles estiment qu’il y a davantage d’inconvénients que d’avantages à allaiter.
• Contemplation : la femme enceinte envisage l’idée d’allaiter. Elle reconnaît les bienfaits de l’allaitement mais, par exemple, elle doute des avantages à long terme par à rapport à l’investissement personnel que ça demande. Elle estime que les raisons d’allaiter et de nourrir avec un lait industriel s’équivalent. sont équivalentes
• Préparation : la femme n’est plus ambivalente et envisage sérieusement d’allaiter. Les avantages de l’allaitement sont plus nombreux que les inconvénients, ce qui fournit une motivation à allaiter. Elle recherche de l’information, veut rencontrer des mères qui allaitent, pose des questions sur la pratique de l’allaitement.
• Action : la mère a accouché et allaite. Cette phase constitue tout un défi : la pratique de l’allaitement peut ne pas être facile. La mère recherche des moyens pour maintenir le nouveau comportement. C’est une phase critique où l’abandon de l’allaitement est fréquent.
• Maintien : la mère allaite depuis quelque temps et le geste devient habituel et plus facile. Les avantages demeurent relativement constants et les plaisirs de l’allaitement sont manifestes.
Pour intervenir selon les étapes du changement, les intervenants doivent changer d’attitude, s’ouvrir sur la dimension humaine du patient et savoir que l’apprentissage est amélioré lorsque le patient sent que l’on accorde de l’importance à ses idées, à ses sentiments et à son vécu. Une façon rapide d’intervenir (CÉFA) est décrite dans le tableau.
E | ==> | Connaissances |
X | ||
P | ==> | Émotions |
L | ||
O | ==> |
effets du choix sur le Fonctionnement de l'individu |
R | ||
E |
==> |
|
R | Attentes |
La vente académique, stratégie d’influence
Plusieurs forces dans la société travaillent pour influencer les comportements. Les publicités sont pleines de sous-entendus (Similac Advance – « Ce qu’il y a de mieux… ou presque. »). La science des influencesxiv étudie pourquoi une demande faite d’une façon est refusée alors que faite autrement, elle est acceptée. Les compagnies pharmaceutiques et les fabricants de laits industriels utilisent ces stratégies particulièrement « dans la vente académique, une méthode qui utilise la visite d’un délégué médical au cabinet des médecins pour tenter de modifier leur comportement. Elle a l’avantage de (rejoindre) toucher la grande majorité des médecins, (incluant) y compris ceux qui lisent peu et participent rarement aux formations qui leur sont proposées. Cette méthode permet également d’assurer un suivi des pratiques adoptées par les médecinsxv. ».
Utilisation du modèle dans un projet en allaitement en Montérégie au Québec
Une équipe de la Direction de la santé publique de la Montérégie a élaboré un projet appelé Promotion de la Prévention Clinique (PPC)xvi. Les objectifs étaient :
• « d’ouvrir un canal de communication entre les experts en santé publique qui émettent les recommandations et les médecins omnipraticiens de pratique privée chargés de les appliquer ;
• d’expérimenter des nouvelles stratégies inspirées du marketing (vente académique et communication persuasive) pour « vendre » les recommandations aux médecins et faire de ceux-ci de meilleurs « vendeurs de prévention » auprès de leurs patients ;
• d’évaluer l’efficacité et le coût de ces nouvelles stratégies. »
Ce projet visait à aider les médecins à intégrer à leur routine de consultation des recommandations préventives fondées sur des preuves scientifiques (evidence-based). Le projet comportait plusieurs volets, dont la promotion de l’allaitement maternelxvii, le counselling anti-tabagisme chez les femmes enceintes, l’information sur le VIH et son dépistage pendant la grossesse, la vaccination anti-grippale et anti-pneumococcique et la promotion de l’activité physique. Nous ne rapporterons ici que la partie concernant l’allaitement maternel. Tout le projet peut être vu sur le site Web suivant : www.preventionclinique.ca
Ainsi 73 médecins omnipraticiens accoucheurs de la Montérégie ont été visités par des délégués médicaux non-médecins ayant un profil comparable à celui des délégués des compagnies pharmaceutiques. L’intervention a duré cinq mois et les délégués ont rencontré les médecins cinq fois en moyenne. 92% d’entre eux ont accepté la visite concernant l’allaitement. Dans 60% des cas, la rencontre avait lieu sans appointements et la visite a duré 24 minutes en moyenne (de 10 à 40 minutes). Le projet PPC avait comme but de faire une double vente, soit une première effectuée par le délégué médical auprès du médecin (vente académique) et la seconde par le médecin auprès de son patient (par le counselling s’inspirant de la théorie de Prochaska et DiClemente). Le délégué devait « vendre » au médecin l’idée de promouvoir l’allaitement et de le soutenir et le médecin devait « vendre » aux patientes l’idée d’allaiter. Toutes deux utilisaient des techniques de communication persuasive, soit « un ensemble de techniques de négociation qui reconnaît le rôle crucial des émotions dans la décision du médecin et de son patient d’adopter des comportements favorables à la santé. Les recommandations seront suivies en (pour) autant que la personne du médecin ou du patient en retire un bénéfice émotionnel, le plus souvent à court terme. »
Le délégué médical avait des outils de soutien pour lui-même et pour le médecin (pièce de présentation du délégué, références concernant les recommandations officielles, fiches d’information pour les médecins, articles médicaux sur les problèmes d’allaitement) et offrait au médecin des outils et cadeaux pour ses patients (dépliants, posters, cartes de naissance). Un des outils remis aux médecins et disponible sur le site Web donne des pistes sur les questions à poser et les interventions à faire selon le modèle Discuter – Intervenir – Négocier – Offrir. Voici un exemple pour une femme au stade de la pré-contemplation :
• Posez une question ouverte comme : « Connais-tu quelqu’un qui a allaité ? Qu’en penses-tu ? »
Discutez : « Qu’est-ce que tu aimes de l’allaitement ? Qu’est-ce que tu n’aimes pas ? »
Intervenez : « De quelle façon est-ce que je pourrais t’aider à prendre la meilleure décision ? »
Négociez : « Es-tu d’accord pour en rediscuter ? »
Offrez : « Voudrais-tu une brochure sur l’allaitement ? »
NB : je ne sais pas si le tutoiement est la règle au Canada entre médecin et patients, mais en France ce n’est pas le cas. Transformer en vouvoiement ?
Enfin le délégué offrait au médecin de participer à un atelier de trois heures en techniques de persuasion, accrédité par l’association médicale des omnipraticiens.
L’évaluation faite auprès de mères avant et après l’implantation du projet a démontré que les patientes questionnées après l’implantation ont dit avoir reçu un counselling plus complet, plus fréquent et pour une durée plus longue quoique cette tendance ne soit pas statistiquement significative. Les médecins ont déclaré que le projet avait eu un impact positif sur leur pratique.
Conclusion
Arriver à susciter des changements de comportement chez un adulte demande des stratégies d’influence et de communication mais pas de contrôle. Si les intervenants jouent leur rôle de soutien avec sensibilité et justesse, ils pourront « vendre l’allaitement un peu, beaucoup, passionnément » selon le stade de changement où se trouve les mères tout en gardant une oreille empathique.
i Leduc L. (2000). « Lâchez ce sein ! », Journal Le Devoir, Montréal,12 avril.
ii Chagnon S. (2001). « L’allaitement; une liberté à s’offrir » , Journal La pensée de Bagot, 30 septembre.
iii Marier M. (2000). « Mère courage, mère coupable », Journal Le Devoir, Montréal, 28 avril.
iv Vallée C. (2000). « Allaiter, un choix et aussi un droit », La Voix de l’est, Granby, 3 octobre.
v American Academy of Pedatrics (1997). « Breastfeeding and the use of human milk », Pediatrics, vol. 100, n° 6,
p. 1035-1039.
vi Organisation mondiale de la Santé et UNICEF (1990). Déclaration d’Innocenti sur la protection, l’encouragement et le soutien de l’allaitement maternel, Florence, Italie, Organisation mondiale de la Santé et UNICEF.
vii Organisation mondiale de la Santé (2001). « Expert consultation on the optimal duration of exclusive breastfeeding – Conclusions and Recommendations », Genève, 28 au 30 mars 2001 (A54/INF.Doc./4).
viii Ministère de la Santé et des Services sociaux (2001). « L’allaitement maternel au Québec. Lignes directrices. » Gouvernement du Québec, 75 p. Disponible sur le site Web du ministère de la Santé et des Services sociaux à la section documentation : www.msss.gouv.qc.ca
ix Braddack C.H., Edwards K.A., Hasenberg N.M., Laidley T.L., Levinson W.(1999). « Informed decision making in outpatient practice. Time to get back to basics. » Jama, vol. 282, p. 2313-2320.
x Towle A., Godolphin W. (1999). « Framework for teaching and learning informed shared decision making. », British Medical Journal, vol. 319, p.766-771.
xi Grenn C.P. (1999). « Improving Breastfeeding Behaviors: Evidence from Two Decades of Intervention Research. » Washington, Linkages/Academy for Educational Development.
xii Prochaska J.O., Norcross J.C., DeClemente C.C. (1994). « Changing for good: A Revolurionary Six-Stage Program for Overcoming Bad habits. » New York: Morrow.
xiii Groulx S., Maâroufi A., Haiek L.N., Donovan D. et Chapuis P.(2001). « Promotion de la prévention clinique (PPC): un projet de promotion des pratiques préventives démontrées efficaces auprès des médecins de première ligne de la Montérégie, Québec. » Longueuil (Québec): Régie régionale de la santé et des services sociaux de la Montérégie, Direction de la santé publique, de la planification et de l'évaluation, 71 pages. Disponible au site Web : www.preventionclinique.ca
xiv Redelmeier D.A. et R.B. Cialdini (2002). « Problems for clinical judgement : 5. Principles of influence in medical practice. », Canadian Medical Association Journal, vol. 166, n°13, p.1680-1684.
xv Idem xiii.
xvi Idem xiii.
xvii Haiek L.N., Maâroufi A., Groulx S., Chapuis P., Donovan D., Dionne S. Lafrenière C. and Gauthier D. « Promoting Breastfeeding in General Practitioners' Offices in Monteregie, Quebec, Canada: the Use of Marketing Methods. » Presented at the Academy of Breastfeeding Medicine Annual Meeting, Washington, november 2001.
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