Article publié dans les Dossiers de l'allaitement n° 98, janvier-février-mars 2014
Les régions de l’Asie et du Pacifique représentent 25 % du PIB mondial, mais elles subissent 45 % des catastrophes naturelles, et 42 % des pertes économiques liées à ces catastrophes. 61 % de la population mondiale vit dans ces régions, mais elles représentent 81 % de la population mondiale touchée par ces catastrophes. D’après un rapport de l’OMS, les situations d’urgence ont affecté en 2004 près de 40 millions de personnes, dont 5,8 millions d’enfants de moins de 5 ans, dans 55 pays.
Celles-ci surviennent généralement lorsqu’on s’y attend le moins, et aucun pays n’est à l’abri. Cela peut être un tremblement de terre, ou un typhon comme tout récemment aux Philippines, mais aussi une importante inondation, une pandémie, un acte de terrorisme, une catastrophe environnementale… Une étude estimait qu’environ 56 000 femmes enceintes et 75 000 bébés et bambins avaient été directement concernés par l’ouragan Katrina, qui a dévasté la Nouvelle-Orléans (États-Unis) le 29 août 2005. Les bébés et les jeunes enfants sont particulièrement vulnérables après les catastrophes naturelles. Près de 95 % des décès chez les bébés et les bambins sont le résultat des diarrhées et des infections diverses induites par l’absence d’eau potable et le manque d’hygiène.
Même dans un pays industrialisé, une catastrophe pourra totalement désorganiser les services médicaux, et mettre hors d’usage les réseaux de distribution d’eau et d’électricité, ce qui rendra entre autres très difficile l’utilisation d’une formule lactée commerciale dans des conditions correctes d’hygiène. L’allaitement est une nécessité vitale pour les bébés dans les situations d’urgence. Le lait maternel est propre, il est toujours disponible, il ne nécessite pas de stérilisation, ni de chauffage, ni de réfrigérateur pour être conservé au froid. Il apporte au bébé les nutriments dont il a besoin, ainsi que des facteurs immunocompétents qui aideront à le protéger vis-à-vis des infections, qui sont courantes en cas de catastrophe naturelle. Allaiter induit la sécrétion d’hormones qui aideront à abaisser le stress chez la mère et son bébé.
Les formules lactées commerciales : un don à haut risque
On pense souvent (à commencer par les mères elles-mêmes) que, dans les situations d’urgence, les mères ne peuvent plus allaiter, parce qu’elles sont trop stressées et/ou qu’elles ne peuvent plus avoir une alimentation correcte. Les médias encouragent ces convictions. Une étude a compilé les données parues dans les médias suite au cyclone Nargis au Myanmar (2 mai 2008) et au tremblement de terre de Wen-Chuan en Chine (12 mai 2008), pour analyser leur discours sur l’alimentation des jeunes enfants. Les messages couramment répandus étaient que les bébés étaient vulnérables, que le stress empêchait l’allaitement, que les formules lactées commerciales sauvaient des vies, et ils appelaient au don de substituts du lait maternel et de matériel de biberonnerie. Certes, le stress inhibe le réflexe d’éjection, mais si le bébé reste avec sa mère et qu’il est mis au sein à la demande, cela n’inhibera pas la production lactée. Et de nombreuses mères dans le monde sont malnutries, et allaitent sans problème. Si des suppléments alimentaires sont disponibles, ils devraient être consommés par les mères. Ces dernières auront également besoin de soutien matériel et émotionnel.
Même une mère qui allaite exclusivement pourra décider d’utiliser une formule lactée commerciale si on la lui donne. Or, les dons de substituts du lait maternel et de matériel de biberonnerie sont malheureusement courants dans les situations d’urgence, bien que cette pratique soit contraire au Code de Commercialisation des Substituts du Lait Maternel. L’expérience a démontré que ce type de dons mettait en danger la vie des bébés. Après le tremblement de terre à Java le 26 mai 2006, des formules lactées commerciales ont été distribuées aux mères de jeunes enfants sans aucun contrôle. Une étude a évalué l’impact de ces distributions 1 mois après le tremblement de terre. 75 % des mères dont l’enfant avait de 0 à 5 mois en avaient reçu, alors que seulement 32 % des enfants en recevaient avant le tremblement de terre. Les distributions de formules lactées commerciales ont augmenté significativement le pourcentage d’enfants qui en recevaient, quel que soit leur âge, et la prévalence des diarrhées était 2 fois plus élevée chez eux que chez les enfants qui n’en recevaient pas. Envoyer des aliments tels que des céréales, des légumineuses, de la viande et du poisson sera bien plus utile aux mères et aux jeunes enfants que d’envoyer des boites de formule lactée commerciale.
Les diverses organisations impliquées dans les secours d’urgence ont pris en compte le fait que les bébés orphelins doivent être nourris, et que ceux qui sont toujours avec leur mère ont un risque élevé de mortalité en rapport avec des pratiques incorrectes d’alimentation, fréquentes dans un tel contexte. Chaque fois que c’est possible, on essaiera de trouver une femme allaitante susceptible d’accepter de nourrir également un bébé dont la mère a disparu, ou de relacter (grand-mère du bébé ou autre). La distribution des substituts du lait maternel devrait se faire après une évaluation soigneuse des besoins par un professionnel qualifié, uniquement lorsqu’ils sont réellement nécessaires, et selon des modalités qui en limiteront les risques autant que faire se peut.
Dans un tel contexte, il est indispensable d’utiliser une formule lactée commerciale liquide prête à l’emploi pour limiter les risques de contamination, et elle doit être fournie sous une forme générique uniforme, avec des instructions claires. La gestion des stocks doit être rigoureuse afin d’éviter le gaspillage. Il est également nécessaire d’avoir des espaces séparés pour le suivi des mères allaitantes, et celui des bébés qui doivent recevoir une formule lactée commerciale. L’UNICEF et l’OMS devraient mettre au point des recommandations générales sur la mise en place de tentes d’allaitement comme étant une composante systématique de l’aide humanitaire dans toutes les catastrophes naturelles présentant un risque alimentaire pour les jeunes enfants.
Les leçons de Haïti
En janvier 2010, un tremblement de terre a dévasté Haïti. Il a tué environ 300 000 personnes, en a blessé autant, et 1,5 million de personnes se sont retrouvées sans abri, entassées dans des camps. La majorité des camps ont été établis autour de Port-au-Prince, la capitale. Cette ville abritait déjà une population défavorisée, et le taux d’allaitement exclusif avant le tremblement de terre était l’un des plus bas du pays. La réponse humanitaire suite à cette catastrophe a été rapide, mais le programme des tentes pour bébés a été la réponse la mieux coordonnée dans ce type de contexte.
D’après une étude menée en 2005-2006, seulement 41 % des nouveau-nés étaient mis au sein rapidement après la naissance, et 41 % des enfants de moins de 6 mois étaient exclusivement allaités. De plus, les autres aliments donnés étaient souvent de mauvaise qualité. Divers pays ont envoyé à Haïti d’énormes quantités d’aliments pour nourrissons en violation du Code de Commercialisation des Substituts du Lait Maternel. Il est donc rapidement devenu évident qu’il était nécessaire de créer des espaces spéciaux pour conseiller les mères de jeunes enfants, et s’occuper des bébés orphelins, qui devraient recevoir une formule lactée commerciale liquide prête à l’emploi pour limiter les risques.
Les tentes pour bébés étaient des espaces spacieux, clairs, calmes et accueillants, où les mères pouvaient venir allaiter tranquillement et confortablement leur enfant, et recevoir par la même occasion le soutien de conseillers compétents et d’autres mères. Elles étaient « ouvertes » 6 jours sur 7. Les mères pouvaient y boire de l’eau potable et se reposer sur des matelas. Les tentes mettaient également à la disposition des mères des travailleurs sociaux, et elles pouvaient recevoir des conseils sur leur nutrition, sur l’alimentation des enfants qui n’étaient pas allaités, un suivi de l’état nutritionnel et de la croissance de leurs enfants, et des sessions d’information sur la santé et les soins aux enfants. Dans certaines d’entre elles, on fournissait également aux mères des suppléments de fer, de zinc et de folates, de la vitamine A, des vermifuges, des sels de réhydratation orale. Les bébés malades ou souffrant de sévères troubles nutritionnels étaient référés aux centres médicaux. Quotidiennement, des messages étaient diffusés par haut-parleur dans le camp pour signaler l’existence de ces tentes.
Des dossiers ont été constitués et mis à jour quotidiennement sur les activités de chaque tente. Au total, 193 tentes pour bébés ont été établies. Sur 29 mois, elles ont été visitées par 180 499 dyades mère-enfant, et 52 503 femmes enceintes. 54 % des enfants avaient moins de 6 mois, et 70 % étaient exclusivement allaités comme recommandé par l’OMS. Parmi les 30 % restants, qui étaient partiellement allaités, 10 % sont revenus à l’allaitement exclusif pendant le suivi via la tente. 13,5 % des enfants suivis ne pouvaient pas du tout être allaités, et ont reçu jusqu’à 6 mois une formule lactée commerciale liquide prête à l’emploi.
La mise en œuvre d’un tel soutien n’a pas été facile. Il n’existait pas au départ de personnel compétent en matière d’alimentation infantile, ni de documentation sur le sujet. L’importance des besoins et la confusion rendaient difficile la participation des communautés à ce programme, ainsi que le suivi des mères. Les besoins en formule lactée commerciale étaient difficiles à évaluer avec précision, ainsi que le nombre d’enfants qui en avaient réellement besoin. Pour surmonter ces difficultés, les personnes travaillant dans ces tentes ont été formées correctement, on a encouragé les leaders communautaires à s’impliquer, les mères étaient soutenues et responsabilisées, des documents et du matériel ont été mis au point en créole.
La situation aux Philippines
Velvet Escario-Roxas (consultante en lactation, Quezon City, Philippines) :
Voici quelques nouvelles d’un de nos centres de réfugiés. On nous a alloué une tente pour l’accueil des enfants de 0 à 2 ans ; les mères peuvent s’y reposer avec leurs bébés, et recevoir des conseils pour leur allaitement. Lorsque nous sommes arrivés, on nous a dit quoi faire : attendre que les avions arrivent. Nous avons commencé par nettoyer et ranger afin d’avoir assez d’espace. Maintenant, nous en avons assez pour accueillir 6-7 mères à la fois, dans un endroit spacieux et propre, où les mères peuvent se sentir à l’aise. Ensuite, nous avons dû déballer et trier ce que nous étions censés pouvoir donner aux mères. Nous avons reçu des couches et des lingettes, et des caisses et des caisses de biberons et de tétines, de boites de formules lactées commerciales en poudre, de biscuits pour bébé et autres. Qu’est-ce que nous allons faire de ça ?! Les autres fabricants ont donné de l’argent, mais Mead Johnson a demandé l’autorisation d’envoyer des boites de formule lactée commerciale…
Le responsable du Département of Social Welfare and Developpement du camp veut récupérer pour son équipe les formules lactées commerciales, mais nous hésitons à les leur donner, car nous avons peur qu’ils les distribuent n’importe comment, et le résultat sera d’exposer les bébés au risque de diarrhées et de septicémies. Ils avaient commencé à le faire le premier jour après le typhon, et les responsables du centre leur ont dit que c’était contre les consignes de protection de l’allaitement, mais ils se sont fâchés contre nos médecins, et ont juste continué à les distribuer à toutes les mères qu’ils voyaient. Mais les mères ici n’ont pas besoin de formules lactées commerciales : sur 10 mères, une seule allaite en donnant des suppléments. Ils ont enfin fini par accepter nos arguments, et par nous laisser la responsabilité de gérer les stocks de formule lactée commerciale et de matériel de biberonnerie. Mais maintenant, nous avons des personnes qui nous accusent d’avoir « confisqué » les boites de lait, et de « laisser les bébés pleurer jusqu’à ce qu’ils meurent »…
Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de conseiller(e)s en allaitement expérimenté(e)s, qui peuvent aider une mère à relacter. Nous avons des bénévoles, mais certains ne connaissent rien à l’allaitement, ce qui est un gros problème. Nous avons aussi besoin de mettre au point des stratégies de suivi des mères qui utilisent une formule lactée commerciale.
Ines Fernandez (consultante en lactation, Marikina City, Philippines) :
Nous espérons démarrer très bientôt notre campagne de soutien à l’allaitement. Nous avons l’intention d’aider à relacter les mères dont les bébés ont reçu une formule lactée commerciale dans les centres d’évacuation des rescapés. Nous avons une équipe de 40 expert(e)s en allaitement pour le soutien aux mères, et nous espérons pouvoir aider 200 dyades mère-enfant par jour. Nous allons installer une tente mère-bébé itinérante, et rechercher les femmes enceintes et les mères qui ont des bébés, afin de les informer sur l’allaitement, et/ou les aider à relacter. Nos sessions d’information et de soutien pour la relactation dureront 20 jours. Une « zone crèche » sera mise en place pour s’occuper des bébés et des bambins pendant que les mères suivent les sessions d’information. Nous allons également préparer des repas de bonne qualité pour les mères et les jeunes enfants, en vertu du principe : « si on donne à une mère des aliments de bonne qualité, aucun bébé n’aura faim. » Nous avons l’intention de nous déplacer d’un camp de réfugiés à l’autre. Espérons que nous obtiendrons les fonds nécessaires.
Comment soutenir l’allaitement dans les situations d’urgence
Avant la catastrophe :
• Assurer une formation de base sur l’allaitement à toutes les personnes susceptibles d’être incluses dans le réseau d’aide.
• Edicter des recommandations sur l’allaitement, incluses dans tous les plans de secours d’urgence.
• Identifier, dans chaque région, les personnes susceptibles d’assurer un soutien aux mères allaitantes (groupes de soutien, consultant(e)s en lactation, professionnels de santé…).
Après la catastrophe :
• NOURRIR LA MERE : améliorer le statut nutritionnel des mères aide à améliorer celui de leurs enfants.
• Garder les familles réunies.
• Les femmes en fin de grossesse doivent être encouragées à allaiter. Les mères qui allaitent doivent être encouragées à continuer. On proposera une relactation à celles qui n’allaitent pas ou n’allaitent plus.
• Mettre en place un endroit où les mères pourront recevoir des informations, allaiter leur bébé, ou tirer leur lait.
• Ne pas solliciter le don de formules lactées commerciales. Celles-ci seront utilisées uniquement lorsque l’enfant n’est pas allaité et qu’il n’est pas possible de lui donner du lait humain provenant d’autres femmes. Utiliser des formules lactées commerciales liquides prêtes à l’emploi, et les donner au gobelet (beaucoup plus facile à nettoyer qu’un biberon).
Références – Bibliographie
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• OMS, 2004. L’alimentation infantile dans les situations d’urgence (ainsi que ses diverses annexes, chapitres complémentaires et supports pédagogiques). Décembre 2007.
• OMS. Guiding principles for feeding infants and young children during emergencies. 2004.
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