Témoignage paru dans le n° 66 d'Allaiter aujourd'hui, janvier 2006.
Je m’appelle Anne. J’ai trois petites filles adorables nées... le même jour. J’ai commencé cet article quand elles avaient 5 mois et des poussières. J’ai écrit la première partie avec l’une dans le Porte-CâLLLin et l’autre dans son transat que je balançais du bout du pied. La troisième était dans les bras de sa grand-maman. D’ailleurs, je lui dois une fière chandelle, car sans elle, l’allaitement aurait été impossible, je crois. Voilà un peu pour camper un petit portrait des premiers mois. Maintenant, à 16 mois, elles marchent toutes depuis trois mois et j’arrive à m’en occuper seule, le jour, jusqu’à ce que leur père rentre du travail. Et je reprendrai le travail d’ici un mois... Laissez-moi vous dire que ce sont trois enfants adorables.
La décision
Tout a commencé quand nous avons appris la nouvelle de cette grossesse un peu « spéciale ». Tout d’abord un peu choquée, j’ai pu compter sur le soutien du futur papa, qui m’a encouragée, rassurée, et de toute la famille qui a accueilli la nouvelle non sans surprise mais avec beaucoup de joie. Une fois les émotions retombées, nous avons commencé à imaginer l’accueil que nous ferions à ces trois petits êtres et, d’entrée de jeu, j’ai choisi de les allaiter. Et puis après, d’essayer. Au fur et à mesure que je me renseignais, j’apprenais que des bébés qui naissent avant terme éprouvent souvent des difficultés pour téter, d’autant plus qu’ils sont souvent séparés de la mère dès la naissance pour des raisons de santé ou de précaution. Le gynécologue avait opté pour un accouchement par césarienne et j’ai dû m’acharner pour avoir tous les éléments afin de prendre ma décision. La sage-femme qui me suivait m’a encouragée dans mon choix d’allaiter mes bébés. Ainsi, puisque je ne pouvais pas avoir l’accouchement dont j’avais tant rêvé, j’allais tout faire pour allaiter comme je le souhaitais, peut-être aussi pour donner un caractère plus « normal » à cette grossesse, qui, soit dit en passant, était spontanée. Mais j’avais également en tête que mes enfants, peut-être encore plus que d’autres, auraient grand besoin du lait maternel et que je ne pouvais pas leur faire plus beau cadeau.
Lire, s’informer, se motiver...
Le numéro d’Allaiter aujourd’hui consacré à l’allaitement de jumeaux ne m’a pas rassurée d’emblée, car les mères qui avaient réussi à allaiter avaient déjà une expérience et les autres s’étaient souvent retrouvées face à un échec. J’ai aussi rencontré l’animatrice LLL afin de lui parler de mon projet d’allaitement (car il s’agissait bien de cela, un GRAND projet). Je suis donc retournée chez moi avec le livre L’allaitement tout simplement et des articles scientifiques que j’ai lus attentivement. J’ai aussi beaucoup surfé sur Internet. C’est ainsi que j’ai déniché la « bible » de l’allaitement de multiples, Mothering Multiples, de Karen Kerkhoff Gromada, et découvert le site sur l’allaitement des jumeaux et + de Françoise Coudray. J’ai également réservé un tire-lait double pompage de Medela pour la date prévue de l’accouchement.
Mon entrée à l’hôpital fut programmée à 26 semaines de grossesse, à la mi-février 2004. Mais déjà, à partir du mois de janvier, j’avais diminué mes activités et pris une femme de ménage. Tout au long de ma grossesse, je suis restée relativement active et j’ai fait des séances de yoga (que j’ai poursuivies à l’hôpital) et beaucoup de relaxation.
Arrivée à l’hôpital, je n’ai pas tout de suite exprimé mon désir d’allaiter. Toutefois, lorsqu’on me disait que je ne pourrais sans doute pas les allaiter, j’argumentais avec les éléments que je connaissais de mes lectures et de mes échanges avec les personnes qui y croyaient.
Action !
Six semaines plus tard, j’ai accouché par césarienne de trois petites filles qui pesaient 1,700 kg, 2,080 kg et 2,240 kg. J’ai pu les voir quelques secondes, à travers le berceau, et j’ai même caressé la joue de Daphnée, la plus petite, avant qu’elles ne me quittent toutes les trois pour les soins intensifs. J’ai commencé le lendemain à tirer mon lait, mais j’étais incapable de bouger tant la cicatrice de la césarienne me faisait souffrir. Je n’ai pas pu commencer à tirer mon lait efficacement avant le quatrième jour.
Le lendemain, j’ai pu aller voir mes petites filles en chaise roulante, grâce aux encouragements d’une sage-femme et d’une aide-soignante que je n’oublierai jamais. Lors de cette première visite, j’ai fait part de mon souhait d’allaiter et donc, j’ai demandé aux puéricultrices de ne pas donner de tétines ou de biberons à mes filles, et nous avons fait du peau à peau avec Daphnée et Alice. Le troisième jour, l’une des auxiliaires de puériculture m’a proposé de mettre Alice au sein. Le résultat fut un gros câlin et encore une fois beaucoup d’encouragements de la part de l’auxiliaire. D’ailleurs, j’ouvre ici une parenthèse pour dire que le personnel hospitalier a souvent été compréhensif, encourageant, et le portrait sombre que je m’en étais fait s’est révélé, heureusement, faux.
Unité kangourou
À partir du quatrième jour, j’ai été transférée à l’unité kangourou avec Charlotte. Les débuts n’ont pas été évidents : la sonde était gênante, Charlotte ne trouvait pas le sein ou ne s’accrochait pas bien, et quand elle y parvenait, elle se fatiguait très rapidement et il fallait que je la stimule. Alice nous a rejointes le lendemain.
Ce fut aussi la première à pouvoir essayer de téter sans sa sonde.
Une ou deux fois par jour, je descendais au service de soins intensifs pour faire du peau à peau avec Daphnée, et tirer mon lait sur place pour le mettre dans sa seringue. Je voulais que toutes mes filles aient du colostrum. Détail technique : j’ai conservé le tire-lait électrique dans la chambre et j’avais un tire-lait manuel que je laissais aux soins intensifs, dans une solution de stérilisation à cause des risques sanitaires en cas de transport de matériel.
Prendre du recul
Puis mon lait s’est mis à blanchir vers le sixième jour, jour de ma montée de lait. Ce jour-là, j’avais les seins durs comme de la pierre, impossible de tirer mon lait, je redoutais l’engorgement. En allant voir Daphnée aux soins intensifs, on a fait du peau à peau et comme par magie, la petite s’est mise à chercher mon sein et à téter efficacement. C’était fabuleux !
Les jours suivants ont été difficiles. Les mises au sein étaient peu concluantes, les filles s’endormaient ou refusaient le sein, j’étais crispée tellement je voulais allaiter, j’en venais presque à en vouloir à mes filles de ne pas vouloir téter. Heureusement, je me suis aperçue à temps de cette tension et je me suis dit : « L’important, c’est qu’elles ressentent que j’ai confiance, que je suis bien, qu’elles peuvent aller à leur rythme et si elles ont seulement besoin d’un câlin, et bien ce sera un câlin. »
Pour leur éviter de chercher le mamelon, une puéricultrice m’a proposé de mettre un bout de sein de silicone. Cela nous a beaucoup aidées : à 10 jours, Alice prenait sa ration entièrement au sein, avec le bout de sein, Charlotte s’entraînait toujours et Daphnée, qui nous avait rejointes, faisait surtout des câlins. Je tirais mon lait toutes les trois heures et demie, la nuit également, pour prendre le rythme des bébés. À 14 jours, les trois tétaient toutes au sein, même la nuit, sauf Daphnée qui était toujours sous gavage, ce qui m’obligeait à tirer un sein quelques fois par jour. J’alternais siestes, tétées, repas. Très peu de loisirs... Puis un soir, François, mon conjoint, est venu passer une nuit à l’hôpital pour faire un essai « grandeur nature ». Nous avons gardé les filles avec nous et nous nous en sommes occupés pour la première fois tout seuls. Elles étaient complètement désynchronisées et j’en avais une au sein toutes les heures. Nous étions dans un état de fatigue très avancé, mais avons découvert que nous avions des ressources insoupçonnées. Dix-huit jours après la naissance, nous sommes sortis de l’hôpital. Les filles pesaient respectivement 1,940 kg, 2,320 kg et 2,270 kg, et leurs courbes de croissance étaient régulières.
En autonomie
Le retour à la maison s’est bien passé. Nous étions un peu effrayés de nous retrouver seuls à la maison avec trois bébés après un si long séjour entre les mains du personnel de l’hôpital. François m’aidait énormément la nuit (c’est lui qui faisait presque tous les changes) et le jour, ma mère était là pour me nourrir, me permettre de dormir, m’aider à mettre les filles au sein, m’aider à les endormir. Les soirées étaient beaucoup plus difficiles et nous promenions nos filles pendant des heures pour les endormir, pour calmer les crises de coliques, les angoisses du soir. Le jour, je ne faisais « que ça », c’est-à-dire allaiter. Les filles avaient un rythme de tétée assez lent. Je faisais toujours du tandem et j’en posais une pour prendre la troisième, qui avait droit au « troisième sein », c’est-à-dire les deux seins. La rotation se faisait d’elle-même, la dernière à téter se réveillant souvent la première. La nuit, je faisais tandem également et nous gardions souvent les filles avec nous pour dormir. À ce sujet, je n’ai jamais eu peur de les écraser et ça ne s’est d’ailleurs jamais produit. J’utilisais le polochon d’allaitement (un immense traversin rempli de balles d’épeautre) pour bloquer celle qui était sur le bord du lit pendant la tétée.
Les difficultés, la culpabilité
Même si j’étais heureuse de les allaiter et que tout se passait assez bien, j’ai quand même eu des moments de doute, d’incertitude, de découragement. C’était le cas quand, après quatre heures assise à faire téter les filles, la première réclamait de nouveau et une demi-heure après, la seconde, qui venait tout juste de quitter le sein et ainsi de suite, ce qui me faisait penser que je n’avais pas assez de lait. Nous avions déjà dû donner des biberons lors de plusieurs séjours à l’hôpital pour Daphnée et Charlotte. Ces « pauses » du sein ne m’ont jamais plu et j’ai toujours pensé qu’elles rendaient plus difficile l’allaitement, les filles devenant paresseuses au sein et s’énervant parce que le lait ne venait pas aussi vite qu’au biberon.
Quoi qu’il en soit, la production a diminué (du moins, c’est ce que je croyais) et l’allaitement au sein intégral pour les trois s’est terminé après un mois et demi.
Faire de son mieux
De 1 mois 1⁄2 à 3 mois, l’une ou l’autre des filles avait un biberon de lait en poudre par jour, selon que je me sentais plus ou moins la force, le courage de les allaiter toutes. À chaque fois qu’un biberon de lait en poudre était donné, je me sentais coupable et en même temps soulagée de passer moins de temps à allaiter. À 6 mois, nous avons commencé la diversification. J’avais en tête à ce moment-là de profiter de la diversification pour revenir à une alimentation au sein exclusive pour les repas lactés. Les repas solides me permettaient d’avoir un moment pour tirer mon lait, de sorte que celle qui avait le biberon buvait quand même du lait maternel. Ainsi, le matin, toutes les trois avaient le sein, le midi, elles avaient un repas solide de fruits et légumes, à 4 heures, le sein et puis un biberon seulement le soir. Le lait tiré à midi était donné au goûter de 4 h, et parfois, je tirais un peu de mon lait le matin, ce qui me permettait de stocker un peu de lait pour le biberon du soir et ainsi diminuer la quantité de lait en poudre donnée. L’objectif étant de faire du mieux que je pouvais, petit à petit, la culpabilité de donner du lait en poudre s’est évanouie.
Vers le sevrage
Petit à petit, les repas solides ont donc remplacé les repas au sein. Vers 8 mois, je tirais mon lait le midi et le soir, vers minuit. Puis, j’ai cessé progressivement de tirer mon lait le midi. Le matin, tout le monde avait droit au sein. Une des filles avait au goûter le lait tiré la veille et les deux autres étaient au sein. Le soir, c’était des biberons de lait en poudre. Le rythme a diminué progressivement. J’ai tiré mon lait le soir à minuit jusqu’à la mi-janvier, quand elles avaient 9 mois. Puis j’ai arrêté. Les filles n’avaient alors le sein que le matin et seulement deux sur trois pouvaient y trouver satisfaction. Elles s’énervaient d’ailleurs de plus en plus et ne faisaient pas de chichi quand elles avaient une bouteille de lait artificiel ou maternel. Finalement, l’allaitement s’est terminé un peu tout seul. C’est Alice qui un matin a refusé de téter au sein. Le lendemain, les filles n’ont pas réclamé le sein et n’avaient pas l’air malheureuses non plus. C’est comme ça que cette belle histoire s’est terminée, sans planification, sans pleurs, sans nuits écourtées, sans difficultés, sans culpabilité...
Quand je regarde en arrière, je ne regrette rien du tout. Je suis heureuse d’avoir allaité mes filles, de leur avoir donné toute l’attention que je pouvais leur donner (et ça continue...), d’avoir vécu ces moments d’extase quand deux bébés (ou un seul) s’endorment sur votre sein, et même ces autres moments plus difficiles où l’on remet tout en question. Je suis heureuse d’y être arrivée tout simplement, parce que c’était ce que je voulais. Le plus difficile a sûrement été cette culpabilité qui me poursuivait à cause des biberons de lait artificiel, et sans doute que cette culpabilité était un stress suffisamment important pour jouer sur la quantité de lait que je pouvais produire (conclusion : faut pas culpabiliser si on veut donner du lait, mais c’est plus facile à dire qu’à faire...). Il faut aussi faire la part des choses et faire ce que l’on peut, chacune d’entre nous, tout en assumant les décisions que nous prenons. Je pense que le jeu en vaut la chandelle, que chaque millilitre de lait maternel est bénéfique, que le contact avec la mère l’est tout autant. Je pense que le succès de l’allaitement commence par soi, par la motivation, l’information, puis l’environnement. Bien sûr, une assistance physique me semble essentielle lorsqu’il est question de triplés, mais là encore, à chacune ses capacités.
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