Ce nouveau protocole de l’ABM, que vous pouvez télécharger en bas de la page ainsi que les deux protocoles qu'il a remplacés, a suscité pas mal de réactions dans la communauté de l'allaitement, car il bouscule les données précédentes, notamment en ce qui concerne la prise en charge de l’engorgement, de la mastite et des canaux bouchés, et qu’il semble ne pas prendre en compte le retour d’expérience des mères.
Nous publions ci-dessous le commentaire écrit par Carmela Baeza, Jose Maria Paricio-Talayero, Monica Pina et Concepcion De Alba, et publié dans le numéro de novembre 2022 de Breastfeeding Medicine.
Commentaire sur le nouveau Protocole clinique # 36 sur le spectre des mastites
Les abonnés de Breastfeeding Medicine se fient aux protocoles de l’Academy of Breastfeeding Medicine pour ce qui est de la qualité de leurs informations fondées sur les preuves. Les auteurs de ce commentaire se disent toutefois négativement surpris par le dernier protocole sur le spectre des mastites. Ils estiment que les preuves manquent concernant certaines affirmations et qu’il contient un tas d’hypothèses qui ne devraient pas être incluses dans un tel protocole.
La définition donnée pour la mastite est : une complication maternelle courante de la lactation. En médecine, une maladie peut présenter des complications, pas un processus naturel. La pneumonie n’est pas une complication de la respiration. Par ailleurs, remplacer le terme "mastite" par "spectre des mastites" constitue un pas en arrière, car cela implique une perte de précision scientifique. Les facteurs prédisposants, la mastite elle-même et ses complications sont regroupés sous le terme de "spectre". Des études plus solides sur la mastite sont certes nécessaires, mais c’est une entité qui a une définition clinique claire, que nous savons diagnostiquer et traiter. Inclure la mastite dans un spectre ajoute des nuances complexes qui ne sont pas scientifiquement justifiées. Les auteurs du protocole estiment que les mastites englobent un spectre de conditions, mais ils ne fournissent aucune preuve pour cette affirmation.
Principes généraux
Les auteurs disent que la lumière des canaux lactifères peut être rétrécie par l’œdème et la congestion sanguine associés à l’hyperlactation et à la dysbiose. La référence citée (n° 5) est une étude sur la candidose mammaire, dont l’un des auteurs a aussi participé à la rédaction de ce protocole (JM Rodriguez), et dans laquelle il n’est pas fait mention de l’hyperlactation ou de la dysbiose. Ce texte donne une description confuse et non référencée des facteurs prédisposants, au lieu de la liste claire donnée par la version précédente de ce protocole sur les mastites.
Engorgement
Les auteurs du protocole disent qu’il s’agit d’une entité clinique distincte. Les auteurs de ce commentaire sont d’accord, et ils ne comprennent pas pourquoi il doit être considéré comme faisant partie du "spectre" des mastites.
Rétrécissement des canaux lactifères
Les auteurs de ce commentaire considèrent qu’il existe le même manque de preuves concernant les relations entre le rétrécissement des canaux lactifères, la dysbiose ou même le concept de rétrécissement des canaux lactifères lui-même. Les auteurs du protocole disent que les tétées fréquentes et/ou le massage des seins ont un impact négatif sur ce problème, mais une fois de plus, cette hypothèse, qui contredit d’autres hypothèses, n’est pas fondée sur des preuves.
La mastite bactérienne
Les auteurs du protocole disent que c’est une entité nécessitant la prise d’antibiotiques ou de probiotiques pour sa résolution, là encore sans preuves. La mastite aiguë se résout le plus souvent avec des mesures conservatoires, et l’efficacité des probiotiques reste non prouvée. Ils listent ensuite divers pathogènes dont ils suggèrent qu’ils peuvent provoquer des mastites, là encore sans preuves et sans préciser clairement que le seul germe pour laquelle des preuves existent est le Staphylocoque doré. Une étude récente n’a constaté aucune association entre le Staphylocoque epidermidis et les mastites. Les auteurs minimisent l’importance des lésions mammaires, et ce en citant une étude sur les facteurs de risque de mastites qui dit exactement le contraire.
La mastite subaiguë
Ce terme n’est pas défini dans la littérature médicale, et encore moins sa cause. Les études citées par les auteurs du protocole (n° 19 à 22) citent des signes cliniques différents pour la définir. L’étude n° 22 fonde ses conclusions une fois de plus sur l’article sur les candidoses mentionné plus haut (n° 5), et nous avons donc une boucle de citations qui tournent en rond, fondée sur des opinions et non sur des faits. Le fait que la mastite subaiguë soit une entité distincte et qu’elle soit causée par des biofilms suite à une dysbiose mammaire chronique ne repose sur aucune donnée scientifique. Là encore, les auteurs citent la même étude (n° 5) sur la candidose, alors qu’elle ne contient rien à l’appui de ces affirmations. Les chercheurs étudiant le microbiote humain sont de plus en plus critiques vis-à-vis du terme "dysbiose" dans la mesure où ce concept est fondé sur la supposition obsolète de l’existence d’un état normal eubiotique. La formation de biofilms pathologiques dans un sein lactant est probablement la manifestation tardive d’une inflammation sévère ou d’une nécrose tissulaire, non leur cause.
Recommandations dans le cadre du "spectre"
Un changement de gestion est proposé, qui mentionne à peine les techniques d’allaitement destinées à assurer une prise du sein confortable et une absorption adéquate de lait par l’enfant. Cette gestion diffère – malgré l’absence de preuves – des recommandations de base telles que des mises au sein plus fréquentes, et de débuter les tétées par le sein touché. Les instructions sur la gestion de la phase aiguë concernant l’allaitement du bébé sont confuses.
Interventions médicales
Le protocole de l’ABM stipule que la lécithine peut être prise pour réduire l’inflammation, émulsifier le lait, et que cela pourrait être efficace pour les "ampoules de lait". Aucune des études citées dans les références ne confirme cela. Dans le traitement de l’hyperlactation, les auteurs du protocole estime que cela est en rapport avec l’hyperlactation et renvoie au Protocole #32 de l’ABM sur l’hyperlactation, protocole qui ne parle pas de dysbiose. Concernant les ultrasons à usage thérapeutique, là encore il n’existe aucune preuve. La référence donnée pour cette thérapeutique, n° 42, n’est pas une étude originale, mais une analyse qui se réfère à la référence n° 43, une étude qui n’inclut pas de groupe témoin et dont la méthodologie est confuse.
Concernant les probiotiques, les auteurs du protocole disent que les résultats des études sont contrastés. Ils citent la référence n° 47, une analyse qui a pris en compte seulement 5 études randomisées, qui ont toutes des biais méthodologiques significatifs dans le domaine des caractéristiques des personnes incluses, des hypothèses de l’étude, du manque de puissance statistique, des définitions imprécises et des conflits d’intérêt potentiels. Dans les 2 études les plus importantes, les auteurs reconnaissent qu’ils sont des employés de la firme commercialisant le probiotique testé par l’étude. La dernière analyse de la Cochrane sur le sujet concluait que les preuves étaient faibles et que le risque de biais était élevé. Il est donc surprenant que les auteurs de ce protocole accordent à l’utilisation des probiotiques le score de 1-2 pour la fiabilité des données. Il est encore plus surprenant que, dans les recommandations pour la gestion des mastites bactériennes, les auteurs précisent que la prise maternelle de probiotiques n’a pas d’impact sur le microbiote lacté, ce qui revient à dire qu’ils n’ont aucun impact.
Concernant les recommandations pour les mastites récurrentes, il est remarquable que des recommandations détaillées soient faites pour un problème pour lequel, d’après les auteurs de ce protocole, il n’existe pas de consensus concernant sa définition. Les indicateurs à partir desquels il est recommandé de faire une analyse bactériologique du lait sont éparpillés dans le texte, et il n’existe aucune information (et pas davantage de preuves) sur la façon d’interpréter les résultats. Les auteurs disent que, bien que les Staphylocoques coagulase négative soient couramment présents dans le lait maternel, ils peuvent également se comporter comme des pathogènes opportunistes dans les mastites, et ils citent une étude (n° 67) qui présente tellement de biais méthodologiques qu’elle est coté 2/13 par la JBI Critical Appraisal Checklist pour les études randomisées contrôlées. En bref, il n’existe aucune preuve à l’appui de leur affirmation. Ils suggèrent également que l’on peut envisager la prise quotidienne à visée préventive de probiotiques comme le Lactobacillus fermentum, ou mieux le Lactobacillus salivarius, en citant une étude des mêmes auteurs (JMR et son équipe), qui ont des liens étroits avec l’industrie des probiotiques et qui n’ont pas fourni de preuves claires concernant leur efficacité et leur sécurité dans le cadre des mastites. 8 des 77 références de ce protocole sont des études menées par cette équipe. Les recommandations concernant la gestion des mastites subaiguës sont elles aussi truffées d’incohérences, et les références 70-72 sont dépourvues de pertinence pour les recommandations en question. Enfin, ce protocole comporte un nombre excessif de photographies dont certaines ne sont pas pertinentes, ce qui n’est pas pour améliorer la clarté de ce protocole.
En conclusion
Globalement, ce protocole est confus et fondé sur de maigres preuves. Il utilise des termes qui ne sont pas approuvés par la littérature scientifique et il embrouille plus qu’il ne clarifie le panorama des mastites. Il suggère des traitements non fondés sur des preuves au lieu de dire qu’il n’y a pas suffisamment de données pour recommander l’utilisation de probiotiques, de lécithine ou d’ultrasons. Tout cela va induire de la confusion chez les professionnels de santé, ainsi qu’une médicalisation excessive qui aura un coût pour les familles.
Bonjour,
Je suis tombée sur l'étude mentionnée à cause d'une animatrice déconcertée par cette étude soi-disant "bousculant les données précédentes". En parcourant le protocole, surtout dés la page 7, sous "Recommandations" on trouve comme indications: soutient psychologique de la mère, diminution du stress, repos, allaitement à la demande, mais ne pas vider le sein!!! Donc ne pas stimuler en plus avec des massages agressifs ou des tire-laits. À mon avis pas vraiment différent de ce que dit la LLL, mais peut-être différent de ce que le personnel médical conseillait dans un hôpital!
D'ailleurs, j'avais un cas allant exactement dans ce sens, où la maman stressée a eu des engorgements et mastites et continuait à vider le sein pour éviter de nouveaux engorgements. Un cercle vicieux. Quand elle a commencé à payer attention à ce que le sein ne soit pas trop tendu, donc si l'allaitement n'était pas suffisant, de tirer son lait juste au point que le sein soit mou et confortable, tout est revenu dans l'ordre.
Je suis curieuse de savoir l'avis de la LLL. Merci de me tenir au courant si possible.
Pour poser une question, n'utilisez pas l'espace "Commentaires" ci-dessous, envoyez un mail à la boîte contact. Merci