Cet article est paru dans Allaiter aujourd'hui n° 19, LLLFrance, 1994
Lorsqu'on étudie l'histoire de l'allaitement, on s'aperçoit avec étonnement que le manque de confiance dans la capacité des femmes à nourrir totalement leurs bébés de leur lait, "remonte à la plus haute Antiquité" (1).
Sauf peut-être chez les peuples "primitifs", l'allaitement exclusif au sein n'a pratiquement jamais été la règle : refus de donner le colostrum considéré comme du "mauvais" lait (2), administration dès les premiers jours de compléments divers et variés censés rendre l'enfant plus "solide" (eau, sucre, miel, tisanes, bouillies, etc.).
Déjà deux siècles avant J.-C., aux Indes, la médecine ayurvédique recommandait le miel et le beurre clarifié pendant les quatre premiers jours, tandis que le colostrum était exprimé et jeté. En Afghanistan, le fela, ou colostrum, était remplacé par des herbes amères, des sucreries et des graines d'hysope. Au Japon, on donnait un élixir appelé jumi gokoto au cours des trois premiers jours. Cet élixir était préparé à partir d'un certain nombre d'herbes et de racines. Le nombre d'ingrédients variait selon la caste : pour les bébés des classes riches, il y en avait jusqu'à dix ; il n'y en avait que cinq pour les pauvres. (Michel Odent, Votre bébé est le plus beau des mammifères, Albin Michel, 1990)
C'est évidemment toujours vrai de nos jours, il suffit pour s'en convaincre de regarder les statistiques de l'Organisation mondiale de la Santé : à 3/4 mois, l'allaitement exclusif représente 2 % au Nigéria, 2 à 5 % au Ghana et au Sénégal (mais 84 % au Burundi), 7 % dans les campagnes brésiliennes, 13 % en Tunisie, 12 % au Pakistan, 10 % au Yémen, 36 % en Indonésie, 13 % au Sri Lanka (3). Nul besoin d'ajouter qu'en France, et bien qu'on ne dispose d'aucun chiffre, cela doit avoisiner le zéro... Voir ICI pour des chiffres récents.
Pourquoi un tel phénomène ?
Il est sûr que l'apparition de formules lactées relativement "sûres" n'a fait qu'amplifier le phénomène. Mais elle ne l'a pas créé. Alors d'où vient-il ?
On peut lui trouver de nombreuses explications, tant socio-culturelles que psychologiques.
D'abord sans doute une volonté de se démarquer de l'animal (comme disent certaines femmes: "Je ne suis pas une vache !"), et en ce sens, les compléments seraient la marque de la civilisation, de l'humain !
Ensuite, une peur/jalousie de la femme, de son pouvoir sur l'enfant, des capacités de son corps qui déjà a fait grandir le fœtus. D'où la volonté chez l'homme, et plus généralement chez les tiers, de s'immiscer dans cette relation (comme disent certains : "Il faut que le père prenne sa place en donnant le biberon" (4)). Et en ce sens, les compléments seraient le signe de l'avènement du couple et de la famille nucléaire !
Enfin il est évident que l'accouchement et l'arrivée du bébé (surtout le premier) représentent pour chaque femme une telle période de crise, de bouleversement, de remise en cause, de nécessaire réajustement (5), qu'il est bien normal qu'elle doute alors de ses capacités à allaiter, et qu'elle s'angoisse à l'idée d'assurer à elle seule la survie de cet être tout neuf.
Les conditions mêmes de l'accouchement à notre époque, sa médicalisation croissante, font aussi que la femme n'est pas du tout entraînée à faire confiance à son propre corps, à compter sur ses propres forces, mais bien au contraire à dépendre de machines et de médicaments. S'en remettre au biberon et au lait en poudre, produits "extérieurs" à elle et "objectivables", semble logique dans la foulée.
Elles ne s'étaient jamais représenté les difficultés, les douleurs... ni les plaisirs, qui peuvent être tout aussi traumatiques... Le plus souvent la réalité ne correspond pas à leur rêverie, négative ou positive. Certaines femmes réussissent à intégrer souplement cet inattendu, d'autres peuvent se trouver aux prises avec une désorganisation plus ou moins grave (...) Ce corps 'dans tous ses états', comment va-t-il vivre l'allaitement ? (Hélène Parat, "Pour une problématique maternelle de l'allaitement", in Bulletin Officiel de la Société Française de Psycho-Prophylaxie Obstétricale, n° 134, juil.-août-sept. 1993)
Ce qui sape la confiance
Or, à un moment où la femme aurait besoin d'être entourée, confortée, rassurée sur ses capacités et ses compétences, tout est fait au contraire pour la déstabiliser et la faire douter.
D'abord bien sûr les biberons de complément, si souvent proposés de façon systématique. Non seulement ils risquent de créer des problèmes d'allaitement (en gênant la mise en route de la lactation et/ou en provoquant une confusion sein/tétine chez le bébé), mais surtout ils véhiculent le message implicite : "De toute façon, vous ne serez pas capable d'allaiter totalement votre bébé". (Ndlr. La notion de "confusion sein/tétine" a évolué dans le temps. On pense aujourd'hui qu'elle englobe en fait plusieurs problématiques distinctes : elle couvre à la fois les perturbations de la succion liées aux différences de débit, et celles liées aux expériences sensorielles buccales du bébé différentes selon l'accessoire utilisé (biberon, sucette, sonde, seringue, bout de sein). Si, après une autre expérience de succion, la tétée devient inconfortable ou douloureuse, et/ou si le bébé devient agité au sein, prenez rapidement contact avec une personne formée en allaitement pour observer la tétée et trouver des solutions aux difficultés rencontrées.)
Toutes les règles rigides qu'on édicte quant au nombre et à la durée des tétées, tous les gadgets dont on fait croire qu'ils sont indispensables, tout cela entrave un bon démarrage de l'allaitement, contribue à le rendre fastidieux, et rend la mère dépendante (d'une règle ou d'un ustensile quelconque).
Les remarques plus ou moins bienveillantes de l'entourage familial, le discours "à double entrée" du corps médical, qui valorise l'allaitement maternel tout en soulignant à plaisir ses inconvénients et ses pathologies, tout cela alimente et fait écho aux propres doutes que la femme nourrit elle-même sur ses capacités de nourrice.
Alors qu'elles s'attendaient à voir s'éveiller en elles dans la béatitude cet "instinct maternel" qui semble si naturel à tout le monde, et à y puiser un savoir-faire infaillible, voilà qu'elles découvrent "qu'elles ne savent pas d'emblée". Alors elles cherchent auprès de personnes en qui elles ont confiance à se faire dire qu'elles agissent bien, elles sollicitent plusieurs avis (qui forcément s'avèrent contradictoires, car comme nous l'avons déjà remarqué, s'il n'existait qu'une façon de "bien faire", ça se saurait !), ce qui les déroute. Par réaction, elles en viennent peu à peu à ne plus se référer qu'à elles-mêmes, mais en investissant fébrilement tous les ouvrages de puériculture (eux aussi souvent contradictoires)... La nuance décisive réside bien souvent dans la façon dont une femme déjà mère, lorsqu'elle est sollicitée pour un conseil ou un avis, va répondre à la mère inexpérimentée qui se tourne vers elle. Si cette autre femme, plutôt que d'édicter ce qu'elle croit être la recette infaillible, l'informe de la façon dont, pour sa part, elle a finalement élaboré une solution, alors la jeune mère se sent autorisée, elle aussi, à inventer pour son nouveau-né les réponses qui vont lui convenir... et (se sentir) une mère adéquate pour cet enfant-là. (Pascale Rosfelter, Bébé blues, la naissance d'une mère, Calmann-Lévy, 1992)
Comment acquérir cette confiance
Pour acquérir cette confiance en soi qui est une denrée si précieuse dans le démarrage (et la poursuite) de l'allaitement, il est important de bien s'informer avant (6) ; s'assurer dans la mesure du possible que les conditions de l'accouchement donneront confiance dans ses capacités à être mère, et non l'inverse comme c'est trop souvent le cas ; savoir vers qui se tourner en cas de problème ; et faire confiance à son enfant.
Des études de marché faites au Brésil pour savoir quels étaient les messages efficaces à diffuser, ont indiqué que le message traditionnel selon lequel "c'est mieux d'allaiter" était en fait contreproductif : la plupart des femmes en sont déjà persuadées, et quand un problème se présente, elles se sentent nulles. Les messages efficaces sont ceux qui expliquent que beaucoup de femmes ont rencontré des problèmes semblables et ont pu les surmonter et poursuivre l'allaitement encore de longs mois. Ces messages augmentent la confiance en soi. (Jelliffe, D.B. and Jelliffe, E.F.P., "An assessment of the Brazilian national breastfeeding promotion campaign", consultant report, INCS, 1982)
C'est là qu'une association comme La Leche League trouve toute sa place. En effet, même si de par son histoire et son étendue internationale, LLL détient sans doute la plus grande somme de connaissances sur l'allaitement, l'animatrice, dans l'aide de mère à mère, ne se présente pas comme l'expert, la "spécialiste" qui "sait" et dit ce qu'il faut faire. Au contraire, tout en faisant bénéficier la mère de l'expérience accumulée de centaines de milliers d'autres mères, elle cherche à lui redonner, à elle et au père, le rôle d'experts en ce qui concerne leur propre enfant. En leur disant : observez votre enfant, mettez-vous sur sa longueur d'onde, suivez votre coeur, c'est vous qui savez ce qui est bon pour lui.
La perspective de ramener son bébé chez soi déclenche parfois un certain affolement. Il est assez étonnant de voir à quel point, au bout d'un séjour de quarante-huit heures seulement, les mères se sentent dépendantes du personnel hospitalier.
Les parents qui ont un bébé qui est une "bonne nature" se sentiront évidemment plus rapidement mis en confiance et se verront plus vite récompensés de leur peine que ceux dont les bébés sont nerveux, sujets à la colique ou perpétuellement malheureux.
Toutefois, quel que soit le caractère de votre bébé, vous pouvez parvenir à cette confiance, et en retirer les gratifications escomptées. Ce sera sans doute un peu plus long ; mais il importe avant tout que vous puissiez vous sentir fière de savoir répondre aux demandes de votre bébé, et que vous vous réjouissiez du plaisir que vous lui donnez et qu'il vous donne : n'écoutez pas ceux qui vous conseillent de "suivre les règles" au lieu de suivre votre bébé. (Penelope Leach, Les six premiers mois, Seuil, 1988)
Conclusion
Contrairement à ce qu'on croit parfois, promouvoir un allaitement exclusif au sein les premiers mois de vie de l'enfant, n'est pas promouvoir un retour au passé. Il s'agit au contraire d'une démarche radicalement neuve, susceptible à la fois de donner aux femmes une formidable confiance en leurs capacités et de créer une nouvelle génération, celle des "bébés de l'ère colostrale" (Michel Odent).
Cela en vaut la peine, non ?
Claude Didierjean-Jouveau
(1) Voir par exemple : Marie-Claude Delahaye, Tétons et tétines, Ed. Trame Way, 1990.
(2) Voir Michel Odent, Votre bébé est le plus beau des mammifères, Albin Michel, 1990.
(3) Voir OMS, Breastfeeding. The technical basis and recommendations for action, Genève, 1993.
(4) D'ailleurs, historiquement, les compléments sont très souvent donnés par le père. Par exemple, au Moyen Âge, les bouillies qui, comme par hasard, se nomment... papet ou papin !
(5) Voir la "crise de la maternalité" dans l'article d'Hélène Parat. Également l'ouvrage de Jane Price, La psychologie de la maternité (Le Jour éditeur, 1990) et celui de Patrizia Romito, La naissance du premier enfant (Delachaux et Niestlé).
(6) Connaître notamment les trois "règles d'or" (voir Allaiter aujourd'hui n° 1) : allaiter aussi souvent que possible, allaiter dans une bonne position, éviter les biberons de complément.
(7) Nous sommes en train de mener une enquête auprès des mères ayant eu un contact avec LLL. Dans les questionnaires reçus à ce jour, l'acquisition d'une plus grande confiance en soi revient très souvent dans les points positifs.
Peut être reproduit, imprimé ou diffusé à condition de mentionner la provenance de l'article.
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Bonjour,
Merci pour cet article qui accomplit sa destinée : me redonner confiance. Mon problème est surtout l'angoisse : j'ai peur que ma difficulté à gérer les remarques et conseils non sollicités me stressent au point d'influer sur ma lactation. Je projette depuis longtemps d'allaiter mon bébé, qui a deux mois et demi, jusqu'à ce qu' elle décide elle-même de se sevrer. Je fais tout pour que mes activités soient compatibles avec l'allaitement et non l'inverse (je travaille à domicile (rédactrice web) et poursuis une thèse d'anthropologie pour laquelle j'aimerais faire un terrain de recherche à l'étranger avec bébé et son papa), et rien ne me fera changer d'avis tant que la nature me donnera du lait, mais il est vrai que la pression de l'entourage immédiat ou le doute émis par celle-ci quant à ma pleine capacité à comprendre mon bébé me font mal et m'angoissent. Cela vient de mon histoire familiale et du pays dans lequel j'ai grandi, j'ai souvent eu des entraves à mes projets étant enfant ou adolescente, et je n'arrive pas à me départir de la peur que ça recommence, que les autres aient un pouvoir sur mon bien-être. Alors cet article me fait énormément de bien, j'espère en trouver d'autres sur votre site. Merci infiniment.
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