Cet article est paru dans le n° 58 d'Allaiter aujourd'hui, LLLFrance, 2004
Connaissant - et déplorant - la pauvreté de la réflexion psy sur l'allaitement en France, nous avions été agréablement surprises par la contribution du Professeur Michel Soulé au 5e Congrès de maternologie sur " les visages de l'allaitement " (1). Il y disait notamment : "On ne prend jamais en compte le non-allaitement comme un élément étiopathogénique éventuel des troubles de la petite enfance". Il y parlait du poids des soignants, y compris les psychiatres, sur les mères, en fonction de "leur propre problématique par rapport à l'allaitement", le plus souvent à leur insu. Il y dénonçait l'image "abrupte et agressive" du sevrage donnée par les psychiatres.
Nous avons donc eu envie d'aller l'interviewer à l'occasion de la parution d'un livre qu'il a co-dirigé (2). Le Pr Soulé est professeur honoraire de psychiatrie de l'enfant à l'Université Paris V, ancien médecin chef du Centre de guidance de l'Institut de puériculture de Paris. (Michel Soulé est décédé en janvier 2012)
Allaiter aujourd'hui - Chez nous, le plus souvent, les différences d'expériences de l'enfant et de la mère selon qu'il y a ou non allaitement au sein sont minimisées, voire niées. Si l'on se risque à en parler, on se fait très vite accuser de vouloir "culpabiliser les femmes qui ne veulent ou ne peuvent allaiter", selon la formule consacrée. Qu'en pensez-vous ?
Pr Soulé - Je pense que lorsqu'on assimile allaitement au sein et allaitement au biberon, on oublie ou on refoule un certain nombre d'éléments qui existent dans le premier et pas dans le second.
Quand on a commencé l'observation des mères avec leurs bébés par la vidéo, on ne pensait pas à dire aux femmes : "Si c'est l'heure de la tétée, n'hésitez pas à lui donner." C'est plus tard, notamment sous l'influence de certains d'entre nous, qu'on a reconnu que la situation la plus naturelle, c'est effectivement l'allaitement maternel. À ce moment-là, on a constaté des différences, qu'on peut notamment étudier sur les vidéos.
Je parlerai tout d'abord de la posture, de la façon de tenir l'enfant, très différente au sein et au biberon. Or, on sait maintenant que le système vestibulaire, qui donne des informations sur la posture, est mature dès la naissance (et peut-être même avant), et que donc le bébé est très sensible à la façon dont on le tient.
Il est évident aussi que la tétée au sein met le bébé en contact direct avec certains éléments qu'on sait très importants dans l'établissement de la relation mère/enfant : le contact de sa joue avec le sein de sa mère, la sensation de chaleur, l'odeur bien entendu. Il est au contact des odeurs qui viennent du cou de la mère, de son aisselle, de son sein, alors qu'avec le biberon, ni la mère ni le bébé ne sont dénudés, et qu'on peut même le donner à distance.
Un troisième élément, qu'on passe généralement sous silence, c'est tout l'aspect des sensations, du plaisir que la mère éprouve quand elle donne le sein : elle sent la bouche du bébé sur son mamelon, elle a cette sensation de se vider dans le corps de son bébé. L'interaction biologique, qui a lieu pendant la vie fœtale entre le fœtus, le placenta et le corps biologique de la mère, se continue après la naissance quand il y a allaitement au sein : la mère met une glande de son corps dans la bouche de son bébé, elle met dans le corps de son bébé une sécrétion de son corps. Tout cela est bien entendu absent dans l'allaitement au biberon. Quelle que soit la qualité du biberon et quelle que soit la qualité de la relation mère/enfant, il y a là des choses qu'on ne peut pas remplacer.
Cette expérience du sein, on peut trouver tout un tas de raisons pour dire qu'elle n'est pas fondamentale. Mais il y a peut-être là des choses qui vont se retrouver dans la suite de la vie et de l'interaction mère/enfant.
Peut-être les mères qui donnent le biberon, sentant qu'elles se privent de certaines choses et qu'elles privent sans doute aussi le bébé d'un certain vécu, essaient-elles de compenser, par exemple en ajoutant du sucre dans le biberon, comme on donnerait un bonbon.
AA - Que pensez-vous de l'attitude des psychiatres et psychologues ?
Pr Soulé - J'ai connu l'époque où l'on n'interrogeaient pas les mères sur ce qui s'était passé très tôt dans la vie, quand elles venaient consulter pour des difficultés avec l'enfant. Par la suite, on y a fait attention, mais très peu s'intéressent encore à ce qui s'est passé au moment de l'allaitement : savoir si la mère a donné le sein ou le biberon, pendant combien de temps, comment elle a vécu ça. Pourtant, quand on aborde le sujet, elles peuvent en parler longuement, et ça apporte beaucoup.
Je pense que ça a à voir avec les sentiments du psychiatre face à l'allaitement. Si c'est une femme, elle a allaité ou pas. Si elle a allaité, elle sera sans doute plus en mesure d'en parler à la mère, mais elle craindra peut-être de la culpabiliser et n'insistera pas. Si elle n'a pas allaité, elle aura peut-être de la difficulté à poser la question à la mère. Si c'est un homme, qui par définition n'a pas eu le vécu de l'allaitement, il sera peut-être gêné et passera rapidement. Homme ou femme, on est aussi renvoyé à son propre allaitement ou non-allaitement en tant que bébé.
Bref, on voit qu'on est tout de suite confronté à des éléments que nous, nous appelons le contre-transfert, et qui sont très importants : à certaines intonations, à certaines questions plus ou moins bien posées, la mère va percevoir inconsciemment que le psychiatre ou la psychologue en face d'elle a telle ou telle position, et risque donc de rester au bord de la confidence. Si elle sent au contraire une compréhension, elle sera amenée à parler de ça, et je pense que c'est important pour essayer de comprendre la genèse des troubles pour lesquels elle vient consulter.
AA - Une des choses que je voulais aussi aborder avec vous, c'est la question de l'allaitement long. Il y a actuellement un large consensus chez les psys français pour dire qu'au-delà d'un certain âge (variable selon les auteurs), l'allaitement n'est plus utile, voire devient nocif (3). Ce qui fait justement que des femmes n'en parlent pas aux thérapeutes, de crainte d'être mal jugées. Vous qui avez dit avoir été allaité dix-huit mois, qu'en pensez-vous ?
Pr Soulé - Peut-être justement parce que je suis concerné, ayant été allaité longtemps, je n'ai pas tellement réfléchi au sujet. Ceux qui sont contre un allaitement long y voient une dépendance mutuelle entre la mère et l'enfant qui empêcherait celui-ci de devenir autonome, ils pensent que la mère veut prolonger indûment les sensations qu'elle éprouve en allaitant, que cela maintient trop l'enfant dans une atmosphère maternelle, etc. Mais sincèrement, je n'ai pas d'opinion arrêtée sur le sujet d'un point de vue scientifique. Je ne connais pas les recherches sur la durée de l'allaitement.
En tout cas, dans les consultations, je pense qu'il faudrait ajouter des questions sur la durée de l'allaitement, sur les raisons de son arrêt ou de sa poursuite.
AA - Justement, si l'on parle de l'arrêt de l'allaitement, que pensez-vous de la vision très noire du sevrage véhiculée dans les écrits psys, qui parlent par exemple d'un "temps de frustration extrême, de séparation […] ressenti comme un traumatisme ou compris comme une punition, des représailles aux attaques de haine de l'enfant" ? Pour moi, cela renvoie à une forme particulière de sevrage, précoce et brutal, et pas du tout à un sevrage progressif, où l'enfant se détache du sein à son rythme à mesure qu'il grandit.
Pr Soulé - Je trouve cette définition effectivement caricaturale. Elle s'inspire de la pensée de Melanie Klein, où le sein n'est pas le sein réel mais un sein mythique. Quand on parle de "bon sein", de "mauvais sein", des "attaques contre le sein", de la peur d'une "contre-attaque du sein", c'est de la théorie, ce n'est pas basé sur la vie objective, ce n'est pas vraiment ce qui se passe dans la réalité quotidienne du vécu maternel et du vécu de l'enfant. Cela dit, je pense que dans le vécu des parents, tout ce qui va dans le sens d'une autonomie de l'enfant (le sevrage du sein, la marche debout, plus tard la première mobylette !) peut être vécu comme une perte, un deuil, même s'ils s'en réjouissent par ailleurs, car ils ne sont plus alors "tout" pour l'enfant.
(1) Cahiers de maternologie, n° 19, p. 15-19.
(2) L'allaitement maternel, une dynamique à bien comprendre.
(3) Certains s'interrogent, néanmoins. C'est ainsi que sur le plateau des Maternelles (France 5) du 18 octobre 2003, le psychologue Sylvain Missonnier a déclaré : « Nous les psys en particulier, il faut qu’on fasse un mea culpa. On a été pendant très longtemps en train de tirer à vue sur des allaitements qui perduraient, comme s’il y avait une norme, qu’au delà de 6 mois, c’était la fusion et la psychose symbiotique en vue. On a dit beaucoup de bêtises, tous les psys et un certain nombre de professionnels, là-dessus. Il faut qu’on révise nos jugements, et il faut probablement qu’on ouvre les yeux sur la réalité de chacun des couples, il n’y a pas deux couples pareils (…) On peut voir une jeune femme qui donne le sein depuis dix-huit mois, et c’est un système ouvert où chacun a sa place. »
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