Article écrit par Flore Marquis-Diers et publié dans Allaiter aujourd'hui n° 109, octobre-novembre-décembre 2016.
Ce numéro contient de multiples témoignages sur ce sujet. Ils ne sont pas disponibles sur le site et les numéros d'Allaiter aujourd'hui s‘achètent dans la boutique LLL.
Les femmes ont bien entendu toujours travaillé, mais, jusqu’à l’ère industrielle, leurs activités ne supposaient pas qu’elles doivent être séparées de leurs enfants, dont elles étaient de fait responsables au quotidien. La maternité était indissociable de la condition féminine et ne se choisissait pas. C’est une évolution toute récente qui a fait de la présence des enfants dans la vie des femmes un choix conscient et délibéré.
Dans le même temps, historiquement, les femmes ont eu largement accès à des emplois extérieurs, déconnectés spatialement de la sphère domestique, des emplois où il n’était pas prévu qu’elles puissent emmener leurs enfants. La femme n’est plus, comme dans la Grèce antique, « celle qui se tient à l’intérieur », chargée de l’économie, de l’organisation du foyer, tandis que les hommes se consacrent à la vie politique, aux affaires de la cité.
Maternité et activité économique sont désormais deux moments séparés de l’identité féminine ; le non-allaitement servant et facilitant bien entendu cette séparation des rôles.
La maternité est devenue un choix relevant de la sphère privée, non reconnue comme une activité par le modèle économique de notre société.
Le peu de valeur marchande des soins aux petits enfants
La tâche de garder et de s’occuper des enfants reste un emploi subalterne, confié à des personnels peu qualifiés et mal payés. S’occuper des petits enfants, absolument dépendants et dont les soins requièrent une présence continue et contraignante, est une des tâches les moins bien payées. De fait, les organismes chargés de verser les prestations sociales offriront un montant moindre à la mère qui choisit de rester auprès de ses enfants dans le cadre du « complément de libre choix d’activité » (390,92 € par mois pour un enfant de moins de 3 ans, et uniquement si l’on peut justifier de huit trimestres de cotisations sociales) que celui prévu pour subventionner les frais de garde de la mère qui reprend une activité salariée (entre 461,40 € pour alléger les frais d’ une assistante maternelle à domicile, et 843,69 pour ceux d’une crèche).
Ce sont des chiffres, et là n’est pas le sujet lorsque se pose à une famille la question de la place de l’enfant... mais ces chiffres sont symptomatiques d’un modèle économique et social où la tâche maternelle, s’occuper des enfants, n’a pas de valeur. La place assignée d’une jeune maman (surtout si elle est diplômée) est à son travail ; elle vaut mieux que ce que sa présence auprès d’eux peut apporter à ses enfants ; en tout cas, financièrement et socialement, elle vaut bien plus cher que ça.
Injonction paradoxale
C’est dans ce contexte quelque peu paradoxal que les jeunes femmes deviennent mères, que les couples choisissent d’avoir des enfants : fonder une famille est devenu une étape ultra valorisée et quasi obligée de la réussite, mais consacrer à cette famille du temps de présence, voire quelques années dans cette période intense de la toute petite enfance, n’est pas prévu au programme. Injonction paradoxale dans cette pression sociale insidieuse et pourtant brutale. Le modèle est parfaitement calibré : vous choisirez d’avoir des enfants parce que et quand vous le déciderez, passée la ménopause pourquoi pas, et vous les mettrez en crèche à l’issue du congé de maternité prévu, soit à 2 mois ½, déléguant les soins maternels à d’autres, payés pour vous remplacer auprès de vos enfants. Il m’est arrivé d’entendre des parents, cadres tous deux, accaparés par des emplois prenants, se scandaliser de ce que leurs enfants n’aient pas appris, auprès de leurs gardiens du quotidien et de l’école, leur langue maternelle en expatriation... Même l’apprentissage de la langue maternelle était pour eux naturellement censée être déléguée à des étrangers, c’est bien pour ça que les enfants étaient inscrits à l’école française...
Projet d’enfant
Pourtant, ce choix maternel est, pour beaucoup de femmes et de familles, structurant : on choisit le moment où l’on a atteint une certaine aisance financière, une sécurité de l’emploi, voire celui où l’on a acquis son propre logement, avant de se lancer dans l’aventure, et d’accueillir un bébé ardemment désiré, dont l’arrivée est l’aboutissement d’un projet longuement mûri.
La maternité n’est plus dès lors une fatalité biologique de laquelle s’affranchir, mais un choix délibéré et actif. Il ne s’agit plus d’être « un homme comme les autres » et de tenir une place convoitée dans le monde du travail, mais de prendre le temps d’accueillir l’enfant désiré.
Nombre de femmes décident alors, contre les attentes de leur entourage, de leur employeur, de s’offrir une parenthèse dans leur vie professionnelle pour se consacrer à leur bébé, l’allaiter et le materner.
Ce choix, surtout si elles sont diplômées, ont un emploi gratifiant et bien rémunéré, n’est bien souvent pas compris. S’occuper d’un enfant a si peu de valeur que l’on va s’étonner, se scandaliser, voire s’insurger pour elles d’un « retour à l’âge des cavernes », comme le criait Élisabeth Badinter, qui les accusait de trahison et dénonçait une manipulation, un complot de La Leche League pour les asservir et les priver de leur destin de femme libre.
Or elle parlait d’un autre temps, que les jeunes femmes, devenues adultes dans une époque où contraception et accès aux études sont des acquis anciens, ne peuvent pas comprendre. Cette nouvelle génération peut tout et revendique tout : faire carrière ET materner. L’injonction de Madame Badinter de ne pas trahir la cause, de rester dans la doxa du féminisme tel que défini dans une autre époque, une époque révolue et qu’elles n’ont pas connue, semble un sursaut réactionnaire incompréhensible à celles qui choisissent leur maternité comme un événement fondamental de leur vie de femme. C’est d’ailleurs bien souvent les femmes de la génération précédente, celles qui ont dû sacrifier leur maternité sur l’autel de la réussite professionnelle, qui auront le plus de mal à comprendre et seront les plus hostiles, dans le milieu du travail, face à celles qui veulent tirer leur lait, quitter le bureau à l’heure pour arriver à temps à la crèche...
Nouveau féminisme
Camille Froidevaux-Mitterie, professeur de sciences politiques à l’université de Reims, décrit ce nouveau féminisme qui revendique la maternité dans un ouvrage paru en 2015, La révolution du féminin. C’est ce courant, défini par le slogan anglo-saxon « you can have it all, but not all at once » (soit : vous pouvez tout avoir, mais pas tout en même temps), où l’on décide de se consacrer pleinement à des activités différentes dans différentes séquences de vie, séquences qui se suivent chronologiquement sans se recouvrir ni se contrer. C’est donc un choix libre que les mères veulent poser lorsqu’elles optent pour un congé parental, ou décident de profiter d’une rupture de contrat pour ne pas rechercher un autre emploi et rester à s’occuper de leurs enfants, dans une décision de couple, réfléchie autour du projet d’enfant, de construire des conditions optimales pour son accueil.
C’est en couple que se décident projet de naissance, allaitement, congé parental... Et pourtant, la situation des mères est toujours bien fragile lorsque ces années de parenthèse maternelle, consacrées à des soins quotidiens, n’auront compté pour rien à l’heure d’une séparation conflictuelle où elles ne pourront justifier d’aucune fiche de salaire. Elles n’ont rien produit, et les juges ne sauront pas valoriser ces années blanches, ce trou dans leur CV, au moment d’un partage qui peut se révéler bien injuste, tant il est vrai que ce choix les a mises de fait dans une position de dépendance financière qui, si elle est assumée, n’en est pas moins insécurisante.
Nous sommes loin des sociétés scandinaves où l’allaitement est valorisé, la parentalité un rôle social reconnu, y compris au sein du monde du travail, où l’on ne comprendra pas que des parents, responsables d’un petit enfant, soient encore au bureau après l’heure de la fin de l’école... Un papa français en poste au Danemark en 2011 s’est ainsi vu apostropher un soir par des collègues sincèrement surpris : « Mais ! Tu es encore là ? Mais qui s’occupe de ta fille ? »...
Pourtant, en France aussi, les salariés ont des enfants, mais la question de qui s’en occupe est juste taboue au travail, où, si la réunion se prolonge, on pianotera frénétiquement sur son portable pour s’excuser, quémander auprès de l’assistante maternelle des heures supplémentaires, profondément mal à l’aise, anxieux, tremblant, et forcément coupable...
Rester auprès des enfants
C’est aussi pour cela et dans ce contexte que les mères choisissent de ne plus se contorsionner pour concilier maternité et vie professionnelle, et décident de rester à la maison auprès de leurs enfants, pour quelques mois, quelques années, ou plus... La dernière étude de l’INSEE parue en 2011 comptait 2,1 millions de femmes au foyer en France, dont 8 sur 10 ont déjà eu un emploi précédemment, et pour lesquelles l’interruption de travail est le plus souvent temporaire et fait le plus souvent suite à la naissance d’un enfant (1).
Pourquoi ont-elles choisi de rester auprès de leurs enfants, d’assumer ce rôle de gardienne que n’importe qui peut tenir ? C’est qu’elles ne veulent pas confier ce qu’elles ont de plus précieux à des inconnus, elles ne veulent pas se résigner à la souffrance de se séparer trop tôt de leur bébé quand ni lui ni elles ne sont prêts à le faire. Elles veulent apporter à leur bébé ce qu’elles ont à leur offrir de plus irremplaçable : leur présence et leur disponibilité pour les materner pendant le temps nécessaire...
La souffrance de la séparation d’avec son bébé tout neuf de 2 mois ½ est un tabou majeur dans notre société : « Tu vas t’habituer », m’a-t-on dit, lorsque je pleurais tous les matins dans le déchirement de laisser mon fils à la crèche. Et pourtant, toutes mes collègues avaient souffert... Mais on passe toutes par là, on « s’en remet »... comme de bien des violences éducatives ordinaires, parfaitement banalisées, n’est-ce pas ? Un de mes collègues, un Togolais, m’a confié un jour que ce qui l’avait le plus choqué à son arrivée en France, c’était cette violence banale et terrible de réveiller un bébé au milieu de son sommeil, de l’en extirper pour l’habiller et le transporter au petit matin, alors que l’hiver, il fait encore nuit, dans le froid, pour le confier à des mains étrangères pour la journée entière.
Je ne me suis pas habituée. Je n’ai pas pu me résigner. Ce n’était pas mon genre. Et mes tripes ont décidé pour moi dans l’urgence d’un ressenti impérieux : ma place était auprès de mon petit.
Il n’y a qu’à LLL que j’ai pu dire cette souffrance de la séparation, là seulement que cette douleur a pu être entendue, reconnue.
Autour de moi, c’était l’incompréhension : « Tu vas t’ennuyer », « qu’est-ce que tu vas faire de tes journées ? », « c’est insupportable de ne pas parler à des adultes de toute la journée » (ah ! l’isolement des mères...) « tu vas gâtifier, ça n’a aucun intérêt d’être dans les couches toute la journée » (eh oui, les petits d’homme, le bien le plus précieux de l’humanité, ne sont pour beaucoup que des tubes digestifs dont les soins s’apparentent à une corvée aliénante...).
Je n’ai jamais regretté ce choix. Ma place auprès de mes enfants, toujours utile, est profondément légitime, même s’ils grandissent.
Légitimité
Mais mon travail au quotidien, materner, garantir une permanence, est parfaitement invisible. Et la seule reconnaissance, la seule gratification possible, c’est à moi de la trouver, en moi-même pour m’ancrer dans ma propre légitimité, ou auprès d’autres mères qui ont les mêmes valeurs, le même vécu, et le comprennent.
Pour vivre ce choix au quotidien, il est important de savoir s’entourer, et se nourrir, trouver des espaces partagés où l’enfant n’est pas forcément le centre, mais où l’on peut être avec son enfant : vivre avec des enfants, travailler avec eux, est une compétence que la société n’a plus, et ce cloisonnement des activités et des générations est fortement désocialisant.
Se nourrir pour ne pas se reconnaître vingt ans après dans les paroles amères d’Anémone qui a détesté être mère et dit que si elle pouvait à nouveau choisir, elle ne le referait pas : « La vie passe, et ce n’est pas la vôtre. »
Je n’ai jamais regretté ce choix parce que retourner au travail en laissant mon bébé m’est apparu une violence absurde et dénuée de sens : il n’y a qu’auprès de lui que j’étais irremplaçable ; au travail, on pouvait aisément trouver quelqu’un d’autre pour remplir ma fonction, j’étais parfaitement interchangeable.
Je n’ai jamais regretté ce choix parce qu’imaginer compter les jours de présence auprès d’eux quand ils étaient malades m’est inconcevable (et comment peut-on s’imaginer ne pas être là lorsqu’ils sont si vulnérables ?).
Je n’ai jamais regretté ce choix parce que combler les besoins vitaux d’un petit être humain me semblait être une occupation fondamentalement nécessaire, et suffisante, et qu’étant sa mère, j’étais la mieux placée pour ce faire.
Je n’ai jamais regretté ce choix parce qu’élever un enfant en lui demandant de se résigner, dès ses premiers mois, à ne pas obtenir ce dont il a absolument besoin pour atteindre un bien-être optimal et une sécurité affective fondatrice pour son devenir, à savoir la présence attentive et aimante de sa figure d’attachement, c’est s’inscrire dans une violence dont je ne voulais pas pour mes enfants.
Je n’ai jamais regretté ce choix parce que ce temps de la petite enfance est court, très court, et pourtant fondateur, et que beaucoup s’y joue.
Je n’ai jamais regretté ce choix parce qu’aujourd’hui encore, voir un petit enfant serrant son substitut maternel en tissu en pleurant de détresse, perdu sans sa maman, séparé d’elle alors qu’il n’est pas prêt à affronter cette séparation, me serre la gorge.
Je n’ai jamais regretté ce choix parce que j’ai vu mes enfants grandir, et, sûrs d’eux, choisir de s’éloigner pour une classe rousse, des vacances, un séjour chez un ami, une colonie, sans un regard en arrière ni une seule inquiétude.
Je n’ai jamais regretté ce choix parce que, finalement, le temps passé avec ses enfants est court, très court, que dans tout ce qu’ils rencontreront d’aventures, de hasards et d’influences, la part de ce que l’on peut transmettre reste aléatoire, et que la seule chose que j’aurai pu leur donner, c’est mon amour, inconditionnel, et ma disponibilité quotidienne au milieu des aléas.
Je n’ai jamais regretté ce choix parce que je l’ai fait avec mon cœur, et juste par amour.
(1) http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1463
Références
- Élisabeth Badinter, Le conflit. La femme et la mère, Flammarion, 2010.
- Marie-Pascale Delplancq-Nobécourt, Oser être mère au foyer, Albin Michel, 2001.
- Camille Froidevaux-Mitterie, La révolution du féminin, Gallimard, 2015.
- Kaye Lowman, Of Cradles and Careers, LLLI, 1984.
- Cindy Tolliver, Mère à la maison et heureuse, 1999.
Ce numéro est en vente dans la boutique.
Je fais partie de ces mamans "diplômées" qui ont choisi, après discussion avec le papa, de rester à la maison pour s'occuper de leur bébé. Je suis contente de cette décision car ça fera bientôt 14 mois que je peux accompagner, voir grandir, materner et allaiter ce petit être qui reste mystérieux, et merveilleux, et bruyant, et frustrant, et... un grand bonheur dans nos vies.
Pourtant, je me vois prendre un ton à la fois emprunt d'excuses sous-jacentes et d'interrogations face à la réaction qu'aura l'Autre quand je lui expliquerai que moi, j'ai choisi de rester à la maison... Quel dommage de vivre dans une société qui me donne l'impression que je devrais avoir (quelque part) honte de ce choix.
Merci pour cet article qui me redonne de la fierté dans mon statut de "mère au foyer" :-)
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