Un article écrit par Marie Courdent, animatrice LLL, consultante en lactation certifiée IBCLC, DIULHAM, puéricultrice.
Pourquoi la question se pose-t-elle encore au XXIe siècle ?
On imagine aisément que, pendant des millions d’années, les mères ne se sont posé aucune question sur le nombre de seins à donner par tétée : le bébé semblait en avoir fini avec le premier sein, elles lui proposaient le second, et voyaient comment il réagissait. Et ce sans réfléchir, tout en continuant à faire ce qu’elles faisaient en parallèle.
De nos jours, à l’arrivée d’un premier bébé, doute et manque de confiance en soi sont souvent le lot des nouvelles mamans des pays occidentaux : « Est-ce que j’aurai assez de lait ? Est-ce qu’il sera bon pour mon bébé ? » Et de multiples questions surgissent autour de la conduite de l’allaitement, notamment celle-ci : lors d’une tétée, faut-il donner un sein ou les deux ?
A priori, si nous avons deux seins, c’est pour proposer les deux à chaque tétée ! La physiologie de la lactation qui régule la production de lait est simple : plus la mère et l'enfant demandent de lait aux seins (plus le bébé tète, plus le tire-lait tire), plus les glandes mammaires sont stimulées et drainées, et plus il y a de lait.
Premier objectif : obtenir une production de lait qui réponde aux besoins du bébé
Cela veut dire, à la naissance :
- bébé laissé en peau à peau sur le buste de sa mère, nu mais couvert, sans discontinuité, sans gestes intempestifs (passage de sondes au niveau de l’œsophage et des narines, aspiration oropharyngée, vidange du contenu gastrique) sauf urgence vitale ;
- tétée précoce, dans l’heure qui suit la naissance, à l’initiative de l’enfant ;
- bébé en bonne position au sein (Biological Nurturing) ;
- expression du colostrum par la mère et don au bébé à la petite cuillère si celui-ci ne tète pas ;
- poursuite dans la chambre du peau à peau pour sécuriser l’enfant et réguler sa température ;
- tétées fréquentes, lors des micro-éveils, soit 5 à 20 fois les premiers jours, si possible avant que l’enfant pleure ; ainsi il apprend, dans le calme, à devenir expert en tétée ;
- tétées aux deux seins, en alternant celui par lequel la maman commence ;
Vous ne pourrez jamais allaiter trop souvent !
L’expérience du Dr Jane Morton nous montre que c’est l’expression fréquente de gouttes du premier lait, en commençant dès la première heure, qui va déclencher la production de lait des jours suivants. Cette expression à la main, tôt et souvent, peut compléter les tétées du bébé. Et s’il ne semble pas satisfait après une tétée efficace, s’il a toujours des mouvements de succion, lui donner à la petite cuillère le colostrum exprimé peut lui éviter de perdre trop de poids.
Cette pratique, expression dès la première heure et souvent, peut se révéler capitale pour les mamans séparées de leur bébé ou quand l’enfant ne tète pas bien.
Deuxième objectif : éviter l'inconfort de la « montée de lait »
Avec l’expulsion du placenta, survient la chute des hormones placentaires, œstrogènes et progestérone, et le lait va arriver en abondance si les tétées sont fréquentes. C'est ce qu'on appelait autrefois la « montée de lait », terme impropre car, les premières heures, l’enfant ne reste pas à jeun et tète du colostrum.
Cette sensation de plénitude mammaire est en général ressentie avant la 72e heure quand tout se met en place correctement.
Pour éviter tension, douleur, engorgement des seins, difficultés pour le nouveau-né à prendre mamelon et aréole en bouche : des tétées fréquentes, environ toutes les une à deux heures, aux signes d’éveil et non aux pleurs, et aux deux seins. La mère propose, le bébé dispose.
La fois suivante, on commence par le sein qui a été le moins stimulé ou pas du tout tété la fois précédente.
Troisième objectif : augmenter la production lactée...
... pour nourrir le bébé, lui permettre de rattraper son poids de naissance à J10 et de continuer à prendre du poids.
La perte de poids des premiers jours, dite « physiologique », correspond principalement à une perte d’eau, d’urines, de méconium. Pendant longtemps, on a estimé qu’elle pouvait atteindre 10 % du poids du corps du nouveau-né. De nouvelles études remettent ce chiffre en question : chez un bébé sécurisé et réchauffé en peau à peau, sans stress, tétant à volonté, cette perte de poids des deux à trois premiers jours peut se limiter à 5-7 %. En cas de césarienne, les études retrouvent plutôt environ 8 %. Et pour un bébé né légèrement prématurément, la vigilance s'impose si la perte de poids atteint 3 % au deuxième jour de vie.
À savoir :
- l'évaluation de la perte de poids doit tenir compte du volume des perfusions reçues par la mère pendant le travail et l'accouchement, car le bébé, dans ce cas, perd rapidement le poids additionnel consécutif aux perfusions maternelles ;
- si la perte de poids dépasse ce qui est attendu, il est nécessaire qu'une personne formée en allaitement évalue l’efficacité du bébé au sein, le déroulement de la tétée et revoie la conduite de l’allaitement ;
- après la naissance, la croissance, en termes de multiplication cellulaire et de construction des tissus, continue comme en fin de grossesse, soit environ 30 g /j dont 2 g /jour pour le cerveau ;
- la surveillance de la croissance des bébés doit s’effectuer sur des courbes de poids et de taille à jour des connaissances, c’est-à-dire les standards de croissance édités par l’OMS en 2006, et non sur les courbes de M. Sempé qui sont sur les carnets de santé français. Les courbes de M. Sempé ont commencé à être élaborées en 1953, à partir des données recueillies sur quelques 500 petits Parisiens, principalement nourris de lait de vache, de lait concentré, sucré ou non, et plus rarement allaités (dans ce dernier cas, les tétées étaient imposées à heures fixes, toutes les trois heures de 6 h à 21 h, et sans tétées nocturnes, soit 6 tétées par 24 h m’a confirmé ma maman ; rien à voir avec les recommandations d’aujourd’hui !) ;
- pour assurer cette croissance, le nouveau-né a besoin de lait, et encore de lait, et rien que cela durant environ six mois. C’est le temps de l’allaitement exclusif, et pour permettre cette prise de poids, proposer les deux seins par tétée se justifie ;
- si, à la naissance, les seins produisent des gouttes de colostrum, à 1 mois, quand la lactation est bien installée, la maman produit en moyenne 750-800 ml de lait, avec des variations d’un bébé à l’autre. De 1 à 6 mois, la production lactée n’augmente plus vraiment. Produire chaque jour environ 800 ml ne se fait pas spontanément, c’est le job du bébé. Et donc raison de plus pour lui proposer à chaque tétée les deux seins, et il disposera. Oui, la composition du lait varie, et plus le sein est vidé, drainé, plus le taux de graisses augmente. Mais, dans la réalité, c’est beaucoup plus complexe. Ce qui permet aux bébés de grossir, bien sûr ce sont les graisses, mais c'est surtout le volume de lait. Raison de plus pour proposer à chaque repas les deux seins en favorisant, privilégiant, insistant sur le premier sein avant de proposer le deuxième, immédiatement ou après le change des couches et le rot. Le bébé disposera.
Pour le Dr Gisèle Gremmo-Feger, pédiatre responsable du Diplôme Inter Universitaire Lactation Humaine et Allaitement Maternel, « La concentration en graisses est la variable la plus importante du lait maternel... Cependant, la croissance des nourrissons est beaucoup plus liée à la quantité de lait qu’ils absorbent qu’à sa valeur calorique. Si un nourrisson allaité ne prend pas ou pas assez de poids, ce n’est pas lié à une problème de "qualité" de lait mais de quantité consommée. Il est préférable de ne pas trop s’occuper du problème de "lait de début / lait de fin de tétée" (JNA, Caen, 2012).
Plus le bébé va boire de lait, plus il émettra des urines et des selles. C’est ce qu’on appelle les entrées et les sorties. À partir du quatrième ou cinquième jour, un bébé exclusivement allaité, qui reçoit la quantité de lait adaptée à ses besoins, mouille abondamment d’urine cinq à six couches jetables et fait au moins trois selles moyennes sur 24 heures. Par selle moyenne, on entend une selle aussi grosse que la taille d'une cuillère à soupe. Passés les cinq premiers jours, les selles sont molles ou franchement liquides, de couleur jaune à marron vert - cette période des quatre à six premières semaines de vie est capitale pour obtenir une production lactée adaptée aux besoins du bébé. On appelle cela une « fenêtre d’opportunité », période où le contexte hormonal est favorable à l’augmentation du volume de lait produit chaque jour. Un allaitement qui ne se met pas suffisamment en place le premier mois peut être très difficile à relancer ensuite. Ce n’est pas impossible, mais cela demandera plus d‘énergie : tire-lait, utilisation d‘un DAL (Dispositif Auxiliaire de Lactation) avec parfois des compléments de lait industriel, car la priorité n° 1 est toujours de nourrir le bébé ! Il est donc intéressant de proposer au bébé de stimuler les deux seins à chaque tétée. Attention : si le bébé s'endort après un sein, cela ne signifie pas qu'il a suffisamment tété. Souvent, les mamans changent alors la couche, et le bébé, bien éveillé ou réveillé, tète volontiers le second sein, ou non. La maman propose, et c’est lui qui dispose !
Quatrième objectif : maintenir la production lactée
Quel que soit l’âge de l’enfant, celle–ci est toujours dépendante de la loi de l’offre et de la demande. Proposer les deux seins de façon systématique à chaque tétée permet de maintenir la lactation, car les deux seins sont stimulés à chaque fois. Si l’enfant est repu après un sein, par exemple le matin, et refuse le second sein, cela le regarde, il sait ce dont il a besoin. Mai si, pour des raisons diverses, la plupart du temps non fondées, la maman ne propose plus de façon arbitraire qu’un sein par tétée, l’autre sein est « au chômage », et la production lactée risque de diminuer, car elle sera moins stimulée. Au début, cela peut ne pas se remarquer, la quantité de lait diminue légèrement, le bébé s’adapte. Pour peu qu’il ait une tétine/sucette, il ne réclame pas plus que cela ; et, un jour, le couperet tombe : la prise de poids est insuffisante et c’est la panique à bord !
Exception !
La question de ne proposer délibérément qu’un seul sein par tétée peut se poser dans des situations bien précises. Ainsi, quand la maman est assurée qu’elle a une hyperlactation, un seul sein par tétée peut suffire, parfois même un sein pour deux ou trois tétées successives. On peut penser à une hyperlactation quand la croissance du bébé est très rapide et qu'il prend bien plus que la prise de poids moyenne mensuelle attendue (environ 900 g) les trois premiers mois. La restriction du nombre de seins par tétée doit s’accompagner du suivi de la prise de poids du nourrisson, car cette mesure peut freiner la lactation, et il faut y mettre fin si la production lactée diminue trop.
Parfois, certaines mamans ne proposent qu’un seul sein quand le bébé a des selles vertes, explosives, et semble-t-il des coliques. Des selles vertes occasionnelles sont le plus souvent à banaliser. Insister sur le premier sein avant de proposer l’autre peut suffire pour que les selles soient plus jaune-marron que vertes. Là aussi, le suivi du poids est important.
Bien souvent, il y a confusion entre REF (Reflexe d’Éjection du lait Fort) et hyperlactation. Mais ce n’est pas parce que le lait coule très vite, et même trop fort, qu’il y a trop de lait produit et que cela justifie de freiner la lactation. Ne donner qu’un seul sein par tétée peut se révéler alors contre-productif. N’hésitez pas à lire l'article sur le REF, et à en parler à l’animatrice LLL lors des réunions.
Si j’ai écrit ce texte, c'est que j’ai rencontré trop de mamans en panique car leur bébé, exclusivement allaité, n’avait pas pris assez de poids selon le praticien, à la visite des 2, 3 ou 4 mois. Ces mamans étaient toutes à un seul sein par tétée, depuis plusieurs semaines, pour de « bonnes raisons » qui n’en étaient pas.
Bibliographie
Dr Gisèle Gremmo Feger – Allaitement maternel : la physiologie au service de pratiques optimales