Un article d'Ingrid Bayot publié dans les Dossiers de l'allaitement n° 40, 1999.
Le désir n'est pas la volonté, mais, dans nos réflexions et nos paroles, nous les confondons fréquemment : le désarroi d'une jeune femme submergée par une difficulté pratique imprévue (un bébé prématuré par exemple) est facilement taxée de manque de motivation ; et la détermination crispée de certaines mères est souvent prise pour un très grand désir... Or, désir et volonté sont deux mécanismes psychiques très différents, paradoxaux même, et cependant tous deux nécessaires à la réalisation du projet d'allaiter.
Définitions
Le désir
II est une attirance, un « penchant », une envie qui émane spontanément de la personne consciente ou inconsciente. Le désir produit des motivations, des émotions, des fantasmes, des rêves et des actes. Le désir d'allaiter se manifeste par une envie énergique et inexplicable d'allaiter, et par la réceptivité maternelle au plaisir du contact avec son bébé, amenant la détente et le « lâcher prise » nécessaires à la réaction de production du lait. « Le lait, ça coule de source », « c’est tout naturel », disent les mères désirantes.
Lorsque l'allaitement se passe bien, les mères en retirent beaucoup de plaisir : sensations agréables, contemplation de la béatitude de leur bébé repu de lait et de tendresse, fierté de nourrir leur petit... Une fois enclenché, le cycle désir/plaisir est un moteur très puissant, bien plus puissant que n'importe quel argument objectif, aussi valable soit-il.
Le désir peut être éveillé, mais pas imposé. Une jeune fille peut s'éveiller au désir d'allaiter en voyant une amie nourrir avec bonheur. Une jeune mère, moyennement motivée au départ, peut sentir monter en elle le désir d'allaiter suite au contact et au lien d'amour qu'elle tisse petit à petit avec son bébé. Pour les unes, il s'agit d'une évidence flagrante, pour les autres d'une petite voix timide qui s'affirme avec le temps. Chacune est différente.
Ajoutons également qu'un désir peut être freiné, perturbé, voire totalement inhibé. Des paroles ou des images négatives, véhiculant des émotions comme la peur, l'anxiété ou le dégoût, ont la propriété d'empêcher l'émergence du désir. Nous reviendrons plus tard sur tout ce qui peut « casser » le désir d'allaiter.
La volonté
C'est une faculté de l'esprit conscient, elle s'appuie sur des informations (lectures, observations, connaissance de soi, apprentissages...) qui, passées au crible du jugement personnel, ont été acceptées comme arguments valables en faveur d'une décision donnée. La volonté produit avec détermination des stratégies, des décisions suivies d'actes. Les actes posés, malgré des circonstances défavorables, sont un critère de la force de volonté d'un individu. À la volonté peut donc s'attacher la notion de mérite, alors que le désir échappe à tout jugement. Il n'y a aucun mérite à désirer allaiter, pas plus qu'il n'y a de honte à ne pas le désirer. Autant il est opportun de souligner le courage et la détermination d'une maman qui traverse une periode difficile dans son allaitement, autant il vaudrait mieux éviter tout commentaire à propos du désir.
La volonté d'allaiter est une démarche consciente. Une femme qui a décidé d'allaiter peut énumérer ses raisons ; elle peut d'ailleurs citer son désir comme « raison » principale. Elle pose des actes concrets pour réaliser son projet : elle s'informe, avertit son médecin, se renseigne auprès de sa maternité et négocie pour obtenir des conditions optimales, prévoit de l'aide ménagère, planifie ses congés postnataux...
II est possible d'imposer une volonté extérieure à des individus faibles ou infantiles. L'influence doit alors être permanente pour obtenir la production d'actes. Dès que l'influence cesse, l'individu, sans désir et sans volonté propre, retourne à son inertie initiale.
Ainsi, certain(e)s extrémistes militant(e)s de l'allaitement se félicitent d'influencer un grand nombre de mères ou d'empêcher les sevrages... Mais est-ce bénéfique ? Comment prétendre préparer un couple à la fonction adulte de parents tout en imposant une soumission infantile dans le domaine de l'allaitement ? De plus, ces allaitements durent rarement longtemps et ne laissent pas des traces très positives dans la relation mère-enfant ! Enfin, si l'on peut, parfois et temporairement, forcer la décision de quelqu'un, la réaction de production lactée finit toujours par échapper aux tentatives de dressage... en ne fonctionnant pas ! Ce n'est donc pas un type de rapport soignant/soigné que nous préconisons.
Quatre situations possibles
Désir et volonté : ces deux dynamiques, maintenant bien cernées, peuvent, au gré de leur présence ou de leur absence, générer quatre situations, observables partout.
Lorsqu'il y a désir et volonté
C'est indiscutablement la situation la plus dynamique. Quelle synergie ! Le désir d'allaiter peut se vivre en toute sérénité dans les conditions favorables mises en place par la volonté. D'autre part, la volonté aide à dépasser les éventuels désagréments du début de la lactation ou à « s'accrocher » quand le contexte est difficile. « J'ai dû me battre pour allaiter mon fils prématuré, mais quel bonheur de l'avoir enfin au sein », témoigne une maman.
Alors que la volonté se vit dans l'action, le désir d'allaiter se vit dans la réceptivité, la détente, « Un temps pour chaque chose », dit cette mère de jumeaux, « un temps pour m'organiser, mettre en ordre, préparer... et un temps pour allaiter en oubliant loin le reste ! » Passer avec aisance d'un registre à l'autre demande du discernement et une grande souplesse psychique.
Lorsqu'il y a désir et pas (ou peu) de volonté
Et pourquoi le désir ne suffirait-il pas, après tout ? Pourquoi certains allaitements ressemblent-ils à un parcours du combattant ? Dans les cultures tribales, dites « primitives », les jeunes mères ne doivent pas dépenser beaucoup d'énergie pour s'informer, décider, s'organiser ou défendre leur allaitement : ces fonctions sont assurées par le groupe, car l'allaitement est une des conditions majeures de la survie de l'enfant et donc de la perpétuation du groupe ! Ce sont donc tous les membres de la tribu qui protègent le lien mère-enfant et l'allaitement, par des habitudes, des rituels, des échéances et des traditions, variables et parfois curieuses à nos yeux, mais globalement efficaces.
Et dans les pays industriels ? D'une part, le vouloir collectif ne peut plus être imposé à une femme. C'est donc à chacune de prendre le relais pour elle-même et de faire ses propres choix. Donc de vouloir. Être libre, c'est être responsable de ses choix, de ses actes. Cela peut faire peur. Il est tellement plus facile et tentant de s'en remettre à autrui et de se présenter comme victime lorsque quelque chose ne va pas. D'autre part, reconnaissons que notre environnement culturel n'est pas favorable à l'allaitement, en dépit d'une mode et d'un regain d'intérêt récents. Citons pêle-mêle le manque de personnel dans les hôpitaux, le manque de formation du personnel médical et paramédical, les publicités pour les laits industriels, la tiédeur des pouvoirs publics, etc. Dans un tel contexte, désirer sans vouloir relève de la douce illusion. Le découragement, les contrariétés et les doutes véhiculés par un entourage souvent ignorant, viendront vite à bout d'un désir d'allaiter non étayé par la volonté.
Lorsqu'il n'y a pas (ou peu) de désir, mais de la volonté
Sensibles aux lectures et aux informations pertinentes et persuasives, des femmes réfléchies et volontaires décident d'allaiter. Leur décision est généreuse, mais si leur désir n'émerge pas en cours d'expérience, elles risquent fort de se retrouver devant un dilemme douloureux. Elles veulent allaiter leur enfant, veulent avoir du lait, et maintiennent cette tension volontariste durant la mise au sein elle-même. Et là, « ça » n'obéit pas toujours... La commande cérébrale « produire du lait » est involontaire (tout comme l'endormissement : essayez de dormir sur commande...). Habituées à se faire « obéir au doigt et à l'œil », ces femmes se sentent très désemparées par cet « échec ». « Plus je veux que mon lait vienne, moins il en vient », confie une rnaman exaspérée. Pour ne rien arranger, ces jeunes mères ont souvent tout lu sur l'allaitement, et se sont fait une idée très précise de la manière dont les choses « doivent » se passer. La moindre entorse à leur scénario devient un drame, une erreur irrémédiable.
Comment aider ces mamans si bien intentionnées mais si tendues ? Soyons bienveillants et confiants. Reconnaissons leur savoir et leur volonté, de façon à ce qu'elles se sentent valorisées et acceptées. Ensuite, aidons-les à trouver la détente et le lâcher prise. Il s'agira de diminuer la vigilance du cerveau cortical (celui qui mentalise, calcule, raisonne, prévoit...) el de privilégier le cerveau émotionnel (celui dont dépend la production de lait).
Le cadre y contribue : un lieu clos, intime et chaud (« visiteurs, veuillez patienter »), une lumière douce ou la pénombre, un environnement sonore doux et agréable... Chez certaines, un petit verre de vin, de bière (ou autre) aide au lâcher prise ; à essayer avec modération. D'autres se détendront en faisant précéder la tétée d'une douche ou d'un massage... Les techniques de souffle et de visualisation, éventuellement apprises pour l'accouchement, peuvent également aider.
Notre discours sera de ce type : « L'allaitement est un moment privilégié pour apprendre à être réceptive à votre bébé, à vos émotions, à vos sensations. Ne cherchez plus à contrôler ni à analyser ; ne vous focalisez pas sur la production de lait. Donnez-vous du temps, installez-vous confortablement et au calme, et découvrez votre bébé près de vous, son odeur, sa chaleur, son contact, sa confiance... » Ne négligeons pas les produits à réputation galactogène : à défaut de preuves scientifiques de leur efficacité, leur effet placebo est, lui, indéniable ! Un atout de plus...
Et s'il n'y a ni désir, ni volonté ?
Eh bien... laissons ces mères tranquilles ! Évitons de poser un jugement sur le désir ou le non désir : le désir est un tait psychique spontané ; ni bien ni mal. Dans le domaine de l'allaitement, notre rôle professionnel n'est pas d'imposer notre volonté et encore moins de projeter nos désirs sur autrui. Nous avons pour mission d'accompagner les mères là où elles en sont. Une mère qui n'allaite pas a tout autant besoin de notre présence et de notre écoute. Elle découvre son nouveau-né, le touche, le caresse, le baigne, le soigne,., et s'inquiète comme les autres mamans. Il arrive qu'un premier maternage heureux donne l'envie « d'essayer le sein » pour le bébé suivant... mais pas toujours. Au moins, les mères qui se sont senties comprises et entourées auront-elles un discours positif par rapport à la maternité. Tandis que les mères déçues par un allaitement qu'elles n'avaient pas désiré diffusent dans leur entourage (féminin surtout) leur amertume, et parfois leur répulsion. L'allaitement n'a vraiment pas besoin de cette contre-publicité !
Applications pratiques
En pratique, que pouvons-nous retenir de ces clarifications, nous, professionnels de santé ? Cette distinction entre désir et volonté devrait nous faire réfléchir aux messages que nous dispensons aux futurs et nouveaux parents. Insistons encore sur cette notion fondamentale :
• le moteur de l'allaitement, c'est le cycle désir/plaisir,
• les moyens mis en œuvre (informations théoriques et pratiques, persévérance... ) pour le réaliser, c'est la volonté.
Or, que constatons-nous ? La plupart de nos discours ciblent la volonté : arguments nutritionnels, immunologiques, relationnels ou écologiques en faveur de l'allaitement ; informations et conseils pratiques ; procédures à suivre en cas de problèmes, etc. C'est très utile, et dans une société où les gestes de maternage ne font plus l'objet d'une transmission systématique, c'est même indispensable. Mais... ce n'est que la moitié du travail, et tous nos arguments et nos conseils resteront lettre morte si nous ne prenons pas en compte la dynamique du désir. Il n'est qu'à constater le faible taux d'allaitement dans les pays où le « mental collectif » regorge de clichés négatifs, propres à tuer dans l'œuf tout désir d'allaiter (ou à en perturber notoirement sa réalisation !), et ce en dépit de toutes les campagnes de promotion et de soutien.
Donc, posons-nous cette question essentielle : comment soutenir et optimiser la dynamique désir/plaisir ?
• Éveiller le désir. Le désir ne se commande pas, mais il peut être éveillé. Des témoignages enthousiastes (rencontres, lectures), de belles images d'allaitement, font une bonne « publicité » pour l'allaitement. La plupart des groupes de soutien l'ont compris depuis longtemps.
• Favoriser l'installation du cycle désir/plaisir. Notre attitude, surtout dans les premiers moments de l'allaitement, influence l'émergence du désir d'allaiter : celui-ci a besoin de proximité, d'intimité, de confiance, de bienveillance. Tout ce qui favorise le contact mère-enfant favorise l'allaitement. L'ambiance sereine que nous créons autour de la jeune accouchée a un impact énorme sur son état d'esprit et sur sa disposition à vivre ces sensations physiques et ces émotions souvent très intenses. À l'inverse, l'envahissement, l'exigence de la performance immédiate, l'exigence de la rapidité, les commentaires désobligeants et les séparations intempestives, ont pour effet de tout bloquer, d'autant plus que le psychisme d'une femme qui vient d'accoucher est ultrasensible, et que tout s'y imprime au fer rouge.
Se pencher sur le problème des images et des discours « anti-désir ». Nous devons être conscient(e)s que la « rumeur publique » véhicule des images à forte connotation négative, véritables inhibiteurs de la lactation ! Leur contenu émotionnel est très perturbant. Dans le registre peur/anxiété, on retrouve les clichés suivants : « Ça abîme les seins » ; « Ça fait mal » ; « Une telle a allaité jusqu'au sang » ; « On devient l'esclave de son enfant » ; « II faut rester cloîtrée chez soi, se cacher » ; « Il faut endurcir les mamelons avant » ; « Le père est exclu, il ne peut rien faire »... Et dans le registre du dégoût : « C'est animal, c'est sale » ; « On n'est plus qu’une vache à lait », etc. Même si une femme a délibérément choisi d'allaiter, ces « images » font partie de son environnement, ne fut-ce que par le biais des personnes qui l'entourent (famille et... personnel médical : eh oui, nous aussi, nous transmettons quelquefois des clichés préjudiciables).
Comment venir à bout de ces préjugés ?
Ne nous illusionnons pas,c'est un travail de longue haleine !
Sur le plan des relations interpersonnelles avec les mères (les pères, les familles...), il est important d'écouter les émotions. Cela peut paraître paradoxal, mais porter attention aux émotions d'autrui par une écoute sans jugement a un effet très apaisant (exemple : « Oui, j'entends que vous avez peur de devenir l'esclave de votre bébé »). La personne se sentira alors en sécurité relationnelle, et osera aller plus loin, chercher l'origine de cette peur et trouver sa solution à elle. L'écoute active est un des outils principaux de la relation d'aide. Elle est bien plus efficace qu'une réponse rationalisante (exemple : « Mais non, un beau bébé comme ça ne vous rendra pas esclave »). Il est important d'introduire dans les séances de préparation à l'allaitement cette dimension d'écoute. Une technique d'animation comme le photo-langage permet l'expression et l'exploration des émotions des membres du groupe.
Sur le plan de l'éducation collective, lors des campagnes de promotion, nous devons tenter de neutraliser les images négatives par leur équivalent positif, À l'idée fausse qu'il faut se cacher pour allaiter, La Ligue La Leche et Santé Canada ont opposé le message « Qui a dit qu'une rencontre entre amis (une journée au centre d'achat) était impossible » ?, diffusé grâce à de belles et grandes affiches. N'oublions pas ce principe fondamental en éducation collective : une image vaut mille discours ! Nous connaissons quelques maternités où les couloirs et les salles d'attentes sont décorés de splendides photos illustrant le tien mère-enfant et père-enfant. Ces représentations en disent bien plus long sur leur politique de service que tout autre texte, charte ou déclaration.
Dans les pays industrialisés, il y a tout un travail de réflexion et de création à faire pour prendre le contre-pied des clichés anti-allaitement. Toute campagne de promotion devrait veiller à équilibrer ses messages et ses actions : certes, il faut soutenir la volonté, mais il faut également (et surtout !) soutenir le désir d'allaiter.
Ingrid Bayot - Sage-femme - Formatrice en allaitement et physiologie des adaptations néonatales au Québec, en Belgique et en France (Association Co-naître) - Infact Quebec (Hiver 1998).
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