Article publié dans les Dossiers de l'Allaitement numéro 55 (Avril - Mai - Juin 2003)
Une mère pourra décider de nourrir son bébé avec son lait sans jamais le mettre au sein, ou en cessant rapidement de le faire. Cela pourra être très perturbant pour les professionnels de santé qui aident les mères allaitantes. Il est indiscutablement préférable que le bébé reçoive le lait de sa mère plutôt qu’un lait industriel, mais l’allaitement représente bien plus que le fait de simplement alimenter un enfant. L’aspect émotionnel du lien créé par l’allaitement joue un rôle important, et le fait qu’une mère renonce à cette relation privilégiée pourra être très difficile à comprendre et à accepter.
Quelles raisons peuvent amener une mère à faire un tel choix ?
Elles peuvent être très variables, et il est important de bien cerner les motivations de la mère pour mieux les comprendre. Pour certaines mères, la décision est motivée par une certaine conception du parentage et de la vie avec un enfant ; elles pourront ne pas souhaiter être « esclave » de leur bébé, et vouloir qu’une autre personne puisse le nourrir en leur absence. Les mères qui pensent que nourrir un enfant au biberon est plus facile, pratique et acceptable socialement que d’allaiter peuvent souhaiter donner quand même à leur enfant le lait prévu pour lui par la nature. D’autres, peut-être suite à une expérience précédente difficile, souhaiteront éviter les difficultés du passage au biberon lorsqu’elles re-prendront leur travail. Des mères pensent que le fait de donner leur lait au biberon les aidera à imposer à leur enfant des repas à heures fixes. Certaines mères auront vécu un allaitement précédent de façon très négative, ou auront souffert de nombreux problèmes, et ne voudront pas courir le risque de revivre une expérience similaire. Certaines mères se sentiront incapables de mettre leur enfant au sein en raison, par exemple, d’antécédents d’abus sexuels.
Enfin, certaines mères feront ce choix parce qu’il est impossible de mettre le bébé au sein pour diverses raisons anatomiques ou physiologiques. Certains enfants pourront être mis au sein au bout de quelques semaines ou quelques mois (bébé prématuré, problème neurologique transitoire…), d’autres enfants ne le pourront jamais (malformation faciale importante, trouble neurologique sévère…). Le lait maternel est particulièrement important pour les bébés qui ont un problème de santé, et ces mères pourront être particulièrement motivées pour que leur enfant reçoive leur lait pendant aussi longtemps que possible. Une mère séropositive pour le VIH pourra aussi choisir de tirer son lait, pour le donner à son bébé après l’avoir chauffé.
Lorsque l’enfant pourra un jour être mis au sein
Dans la plupart des cas, l’enfant pourrait ou pourra être mis au sein. Si la mère a présenté des problèmes d’allaitement avec un autre enfant, il sera tentant de lui expliquer que ces problèmes auraient bien souvent pu être évités ou rapidement résolus, et qu’il n’y a donc aucune raison de ne pas mettre au sein le nouveau bébé. C’est très probablement exact, mais présenter ainsi les choses risque d’être mal vécu par la mère, et d’avoir en définitive un résultat opposé à celui souhaité. Ecouter la mère, accepter sa décision, reconnaître son désir de faire au mieux pour son bébé tout en ménageant ses propres émotions, est le meilleur moyen de l’aider à se sentir en confiance ; cette confiance pourra lui permettre d’évoluer, et de réviser éventuellement sa décision pour peu que l’on fasse preuve de patience et d’écoute. Peut-être pas avec le bébé actuel, mais pourquoi pas avec son prochain enfant ? Tirer son lait pour le donner au biberon à l’enfant est souvent plus long et difficile que de mettre l’enfant au sein. Bien souvent, les efforts de la mère seront peu reconnus par son entourage. Les valoriser, lui dire qu’elle permet à son enfant de recevoir l’aliment normal prévu pour lui, est un bon moyen d’augmenter le niveau de confiance en elle-même de la mère.
Syndrome de Pierre-Robin
Cette mère avait allaité son premier enfant pendant long-temps. Son second enfant souffrait d’un syndrome de Pierre Robin, rendant impossible la mise au sein. Découvrir cela a été un choc majeur pour la mère : l’allaitement faisait à ses yeux partie intégrante du maternage, et ne pas allaiter lui paraissait difficilement concevable.
Passé le premier choc, la mère a décidé d’utiliser l’expérience acquise lors de son premier allaitement pour offrir à son enfant handicapé une alimentation et un maternage aussi proches que possible de ce qu’elle avait donné à son premier enfant. Elle le portait dans un porte-bébé pendant la majeure partie de la journée, dormait avec lui, lui offrait un maximum de contacts peau à peau. Et elle a décidé de tirer son lait pendant aussi longtemps que possible pour le donner à son bébé. Elle a ainsi pu mettre en place avec son enfant un maternage gratifiant, et elle estime que son expérience précédente d’allaitement l’a beaucoup aidée à offrir à son enfant (et à elle-même) un maternage aussi proche que possible de celui qu’elle avait espéré au départ.
Lorsque cette situation est un choix fait par la mère, elle pourra se sentir jugée par les professionnels de santé, mal acceptée par d’autres mères allaitantes, et ne pas se voir elle-même comme une mère allaitante. En réaction, elle pourra refuser de lire de la documentation sur l’allaitement et être mal informée, y compris sur les techniques d’expression et de conservation du lait. Lui présenter des informations sur ces sujets précis qui la concernent tout particulièrement l’aidera à écouter ensuite les suggestions que vous pourrez lui faire pour augmenter sa sécrétion lactée, traiter un engorgement ou une mastite, et éviter les divers problèmes d’allaitement qu’elle peut rencontrer.
Si la mère se sent suffisamment en confiance, elle pourra envisager d’assister à des réunions d’informations sur l’allaitement. De telles réunions pourront être très enrichissantes pour cette mère. Il sera alors important de faire en sorte que la mère se sente accueillie et encouragée sans être jugée sur les choix qu’elle a faits. La ou les personne(s) qui organisent la réunion ont un rôle important à jouer, en « montrant l’exemple » du respect et de l’ouverture.
Lorsque la mise au sein est impossible
Pour d’autres mères, le fait de ne pas mettre l’enfant au sein n’est pas un choix, mais une situation qu’elles subissent. Une telle mère devra faire le deuil de l’allaitement qu’elle aurait souhaité avoir, ce qui sera encore plus difficile lorsqu’elle a vécu un allaitement gratifiant auparavant. Lorsqu’une mère met au monde un bébé handicapé, elle peut compter sur la compassion et le soutien de son entourage. Si le handicap a pour conséquence l’impossibilité de mettre l’enfant au sein, la perte de la relation d’allaitement, vécue comme un crève-cœur par la mère, sera très souvent considérée par l’entourage comme une broutille en regard des autres problèmes, et la mère ne trouvera probablement aucune oreille attentive prête à l’écouter parler de sa peine. Sa décision de tirer son lait pour le donner à son bébé, afin de « sauver ce qui peut l’être » pourra même, dans certains cas, être considérée avec stupeur, voire avec hostilité. Et son chagrin de ne pas pouvoir avoir une relation d’allaitement « normale » sera généralement totalement incompris.
Or, et ce tout particulièrement pour une femme qui a déjà eu l’occasion de vivre une relation d’allaitement gratifiante, l’allaitement est une relation dont la dimension émotionnelle et affective est très importante. Il constitue une part importante du maternage. La mère se retrouve privée de cette relation qu’elle attendait ; elle ne pourra pas vivre les moments de joie et d'apaisement que sont les tétées, consoler facilement son enfant en le mettant au sein… Si, en outre, elle ne peut même pas faire part à d’autres personnes de sa peine par crainte de subir reproches ou moqueries, cela sera encore plus difficile à vivre.
Reconnaître l’importance de l’investissement de la mère
Dans notre société, l’allaitement est peu valorisé, et le lait industriel est considéré comme à peu près aussi bon que le lait maternel. Les femmes qui décident d’allaiter pendant plus de quelques mois doivent souvent affronter la pression sociale les poussant à sevrer leur enfant. Cette pression sera encore plus importante sur une mère qui décide de tirer son lait. Au lieu d’être félicitée et soutenue pour son souhait de donner à son enfant l’aliment de premier choix, elle s’entendra très souvent reprocher d’investir tant de temps et d’énergie à tirer son lait alors qu’il « serait tellement plus simple et tout aussi bien de donner un lait industriel ». Si cette mère rencontre ne serait-ce qu’une seule personne, tout particulièrement si cette personne est un professionnel de santé, qui lui dise régulièrement que ce qu’elle fait est vraiment le mieux pour son enfant, que son lait est important pour son bébé, cela l’encouragera dans les inévitables moments de doute et de découragement pendant lesquels elle se demandera si continuer à tirer son lait est vraiment utile.
En conclusion
Les mères qui donnent leur lait à leur enfant sans le mettre au sein seront probablement de plus en plus nombreuses. Quelle que soit la raison de cet état de fait, ces mères souhaitent ce qu’il y a de mieux pour leur enfant et sont prêtes à faire beaucoup d’efforts pour cela. Elles auront besoin d’informations adaptées à leur situation, et d’un soutien qui reconnaisse la valeur de leur investissement.
Témoignage
Laurence : Après cinq garçons, ma fille Avril est née le 22 juin 2011. Elle est restée en peau à peau contre moi pendant les deux heures qui ont suivi sa naissance. Pendant ce temps, elle s'est énervée sur mon sein sans jamais réussir à le garder en bouche. Elle hurlait ! Je me souviens avoir été très contrariée, et j'ai compris que quelque chose de bizarre se passait quand j'ai vu la pédiatre ausculter ma fille.
En effet, elle annonce qu'Avril a une fente palatine. Je comprends mieux sa difficulté à prendre le sein, mais je pense que ce souci ne durera pas, qu'elle saura rapidement trouver le moyen de téter.
Avec Manue, ma meilleure amie et animatrice LLL, et derrière elle, toutes les filles des groupes du Nord qui me soutiennent et me donnent des pistes pour avancer, je mets en route le tire-lait (je déteste cette machine) et lui donne le colostrum à la cuillère. J’essaie de la mettre au sein avant chaque tirage et avant chaque repas, sans succès. Je teste le DAL au doigt, c'est pas terrible non plus. Manue me fait parvenir un biberon un peu particulier, le Haberman. C'est à moi d'appuyer sur la tétine pour faire couler le lait dans la bouche d'Avril. À J4, on découvre que ma choupette souffre également du syndrome de Pierre Robin, une malformation et un manque de tonicité de la mâchoire inférieure et de la langue. Elle ne tétera pas tout de suite, il faudra du temps…
Je tire mon lait. J’ai eu ma montée de lait ce matin-là. Elle est admise en service de néonatalogie. Elle y restera plus d'un mois. Elle ne boit pas suffisamment, elle s'étrangle, fait des fausses routes. Le personnel soignant lui installe une sonde naso-gastrique et commence le « gavage », toujours avec mon lait. Elle fait des pauses respiratoires, et rentre à la maison avec un scope (machine qui surveille son rythme cardiaque et sa fréquence respiratoire). Les électrodes sont appliquées sur sa poitrine et reliées à la machine dont l’écran renvoit un tracé de couleur verte. De temps en temps, les alarmes nous réveillent la nuit parce que la puce bouge un peu trop…
À 2 mois ½, Avril fait de nouveau un stage à l'hôpital pour la pose d'un bouton de gastrostomie (sorte de bouton pression). Il est implanté dans l'estomac et sert à la nourrir avec une pompe ou à la seringue. Elle n'enlèvera plus sa sonde nasale ! Elle grossit et grandit doucement et toujours avec mon lait et rien d'autre, malgré un personnel soignant aux connaissances très limitées qui me pousse régulièrement à introduire des laits plus épais, enrichis ou longue conservation… Heureusement pour moi, Manue et le réseau LLL sont toujours avec nous et leur soutien nous motive et nous aide à garder le cap que je me suis fixée, à savoir : tirer mon lait au moins six mois ou jusqu'à ce qu'elle sache téter. Je lui présente toujours le sein, mais elle ne veut même pas le prendre en bouche.
Avril commence la diversification vers 6/7 mois. Elle ne boit que de très petites quantités de mon lait, et mange une à deux cuillérées de légumes à chaque repas, le reste de sa nourriture passe toujours par la sonde de gastrostomie. Elle ne fait plus d'apnées, nous pouvons rendre le monitoring. Les quantités prises par ma puce vont progressivement augmenter, et je tire-allaite toujours, je n'ai pas le cœur à arrêter ! Il me manque ce contact, cette intimité que procure l'allaitement. Je déteste vraiment ce tire-lait qui me met à l'écart du monde jusqu'à 7/8 fois par jour au début, mais quel plaisir de lui donner le meilleur, de la voir s'épanouir et d'entendre les professionnels de santé me dire qu'elle a la chance de ne pas souffrir de vomissements chroniques, de reflux et de constipation (comme la plupart des enfants nourris avec le lait spécial épaissi pour gastrostomie et qui sont en plus gavés de médicaments pour lutter contre ces désagréments).
Peu après son premier anniversaire, Choupette commence vraiment à apprécier la nourriture par la bouche, elle veut manger seule ! Je tire mon lait 3/4 fois par jour. Depuis sa naissance, Avril est portée en écharpe et ça continue, des moments de partages privilégiés.
À 18 mois, elle mange seule et boit toujours avec le biberon Haberman des quantités plus importantes, je lui donne donc un peu de lait de croissance au goûter. Il passe encore 200 ml de mon lait par la pompe la nuit. Les tirages sont passés à deux par jour.
À 20 mois, le 1er février, plus rien ne passe par la sonde, son poids est stable, quel bonheur pour nous tous. Cependant, quelques jours et analyses plus tard, nous apprenons que la puce réagit aux protéines de lait de vache. Nous supprimons de son alimentation et de la mienne tout ce qui contient du lait de « meuh » ! Je remplace donc le lait de croissance par un « lait » de riz l'après-midi. Quelques jours après, elle boude mon lait et ce, pendant plusieurs jours... Elle ne sait toujours pas téter un biberon normal, sa langue n'a pas encore assez de force malgré les séances chez l'orthophoniste depuis ses 4 mois. Et c'est définitif, elle ne veut plus de mon lait. Je suis à la fois heureuse de me débarrasser de cette machine qui m'a servi à la nourrir pendant tout ce temps, et déçue et triste que tout s'arrête sans jamais avoir eu une vraie tétée avec elle. Aujourd'hui, quand elle voit mes seins, elle dit « bébé », ou elle me donne les téterelles… Le dernier tirage s'est fait le 6 avril, J'ai encore au congélateur de quoi tenir jusqu'à ses 2 ans. Je pensais que, contrairement à ses frères, ce n'est pas elle mais moi qui déciderais du moment où cet allaitement particulier se terminerait, et en fait, non, c'est bien elle qui a choisi de se sevrer !
Cette petite choupette nous donne régulièrement des leçons de vie et nous grandissons chaque jour avec elle. Son papa a été un modèle de patience, de compréhension et d'aide au quotidien pour elle et moi. Sans elle, sans lui, sans l'expérience des allaitements précédents, sans mes garçons, sans Manue, sans LLL, sans le personnel de néonat, je pense que mon chemin aurait été beaucoup plus court et décevant. Chaque allaitement est différent et celui-là aura en plus été particulier et intense !
(Allaiter aujourd'hui n° 97)
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