Article publié dans les Dossiers de l'allaitement n° 59 (Avril - Mai - Juin 2004)
Le fait d’être malvoyante ou aveugle posera des problèmes spécifiques, mais non insurmontables, à la mère qui souhaite allaiter. Lorsqu’une telle mère recherchera de l’aide, elle s’adressera quasiment toujours à une personne voyante. Une des principales difficultés que vous aurez donc à surmonter lorsque cette mère s’adressera à vous sera de vous adapter à sa demande.
Importance du handicap
Environ 3 % de la population souffre d’un handicap visuel sévère ou d’une totale cécité. Le handicap pourra être partiellement corrigé et permettre un certain degré de capacité visuelle. Il existe diverses classifications, comme par exemple :
• malvoyance : correspond à une acuité visuelle inférieure à 3/10 (0,3), mais égale ou supérieure à 1/20 (0,05) du meilleur œil avec correction. Elle peut être modérée (la vision de près est souvent meilleure), et permettre certaines activités (lecture, reconnaissance des visages proches…) ; elle peut être sévère : l’acuité visuelle même corrigée ne permet à la personne que de percevoir les masses ; la personne peut se déplacer sans aide dans un environnement inconnu, mais elle est incapable de lire par exemple.
• quasi-cécité : la personne est uniquement capable de distinguer la nuit du jour.
• cécité complète : absolument aucune vision.
La cécité peut être :
• acquise, de façon précoce ou tardive, de façon brutale ou progressive : la personne a enregistré au niveau de son cerveau un nombre plus ou moins important d’images, ainsi que le vécu qui y est afférent. Elle pourra garder longtemps des réflexes de personne voyante, et avoir du mal à accepter son handicap.
• congénitale : la personne n’a jamais eu de perception visuelle ou ses perceptions ont toujours été très faibles ; elle ne dispose donc pas de ce vécu psychosensoriel.
Il existe 4 grands types de malvoyance :
• les atteintes de la vision centrale : l’atteinte visuelle concerne la partie centrale de la rétine. Pour ces personnes, le handicap va concerner la vision de près et l´ensemble des activités nécessitant un contrôle visuel précis. Elles vont conserver une bonne perception de l'espace, des grandes formes et du mouvement, mais la lecture et le contrôle visuel de l’écriture vont être rendus difficiles ou impossibles.
• les atteintes de la vision périphérique : les personnes n´ont plus de perception visuelle possible, ou de qualité suffisante, autour du point de fixation. Au contraire, leur champ visuel se rétrécit jusqu´à devenir tubulaire. Elles conservent une acuité correcte, la zone maculaire de la rétine n´étant pas atteinte, mais elles ne voient que ce qu’elles fixent et plus rien autour ou presque, comme lorsque l´on regarde dans un tube ou un canon de fusil. Il leur est possible de regarder à côté du précédent point de fixation, si elles déplacent leur regard, mais alors elles ne perçoivent plus ce qui était précédemment fixé. Ces personnes sont habituellement capables de lire, sauf si les lettres sont de grande taille et dépassent leur champ visuel.
• la vision floue : la vision ressemble à celle que l´on peut avoir à travers un verre dépoli. La lumière passe toujours mais dans un milieu qui, par son opacité, la diffuse. Les lettres, les petits détails ne sont plus ou mal perçus, et les grandes formes sont estompées ou déformées selon l´éclairage et les reflets.
• les malvoyances d’origine centrale : une lésion cérébrale pourra induire un trouble de la vision (rarement isolé) ; on classe dans cette catégorie les agnosies visuelles, la cécité corticale, les agnosies spatiales, la dyspraxie visuo-spaciale…
Une personne qui a une certaine capacité de vision pourra arriver à lire des documents écrits en grosses lettres, voir comment une autre mère met son bébé au sein, voir comment son bébé prend le sein. Une mère aveugle ou ayant une vision très perturbée ne pourra avoir accès à des informations sur l’allaitement que par des moyens auditifs et tactiles. Par ailleurs, les personnes malvoyantes développent d’autres attitudes pour compenser leur handicap. Et l’expérience a démontré que l’enfant, même très jeune, s’adapte bien au handicap de ses parents.
Lorsque Mme X a décidé d’avoir un enfant à l’âge de 40 ans, elle connaissait déjà un certain nombre de mères aveugles, certaines de naissance, d’autres ayant perdu la vue pour diverses causes. Certaines avaient eu leurs enfants avant de perdre la vue, et d’autres après. Aucune d’entre elles n’avait eu de problème dans la relation avec ses enfants à cause de la cécité. Elle a décidé d’allaiter car elle savait que c’était le meilleur choix pour l’enfant.
Elle a très bien vécu son accouchement, en dépit d’une césarienne effectuée en urgence après 10 heures de travail. Elle n’a pas pu mettre son enfant au sein le premier jour, et lorsqu’on le lui a apporté le lendemain, la mise au sein a été un désastre. Le bébé pleurait et la mère ne savait comment faire. Les puéricultrices l’ont aidée, mais la mère avait peur de ne pas arriver à se débrouiller lorsqu’elle serait rentrée chez elle. Une animatrice LLL est venue la voir en maternité, mais elle ne savait pas très bien comment aider efficacement cette mère. Cette dernière a aussi appelé une autre mère non-voyante, qui lui a dit qu’elle n’avait jamais eu de problèmes sur le plan de l’allaitement. La mère en a déduit que les problèmes qu’elle rencontrait n’étaient pas liés à son handicap.
Trois jours après sa sortie, une sage-femme libérale est venue voir la mère à son domicile, et lui a donné des informations qu’elle a trouvées très utiles : être calme et patiente, allaiter en position couchée, se déshabiller et déshabiller l’enfant, se mettre sous une couverture, et laisser le bébé comprendre ce qu’il fallait faire. Le premier mois a été difficile, mais les choses se sont progressivement améliorées. Le bébé a été exclusivement allaité jusqu’à 6 mois, et il a été sevré à 9 mois ½.
Être à l’aise avec la mère
Une personne ayant d’importants troubles de vision éveille souvent des sentiments de compassion. Lorsqu’une telle personne vous demande de l’aide, vous pourrez aussi avoir l’impression d’être incapable de l’aider efficacement. Il est important de se souvenir que cette mère a autant besoin de respect et d’acceptation que toute autre mère. Les techniques actuelles de rééducation sont très efficaces dans certains cas de malvoyance, et une personne aveugle est capable, à l’aide du matériel et des techniques adaptées à son cas, de mener une vie parfaitement normale. Elle est, en particulier, parfaitement capable de s’occuper de son enfant. Quant à la façon de l’aider, le meilleur moyen est encore de reconnaître que son état vous pose un problème, et de lui demander comment, de son point de vue, vous pouvez l’aider au mieux.
La première étape est de faire le point avec elle sur la nature exacte de son handicap, ainsi que sur l’étendue de ses capacités. Depuis combien de temps présente-t-elle ce handicap ? Quelle rééducation a-t-elle reçue ? Quels moyens utilise-t-elle pour se déplacer ? Quels supports a-t-elle l’habitude d’utiliser lorsqu’elle veut s’informer ?
Le langage corporel joue un rôle important dans la communication, mais ce niveau de langage est inaccessible à une personne sévèrement handicapée visuellement. Il sera important de s’en souvenir, tout particulièrement lorsque cette femme participe à des réunions d’information avec d’autres parents. Ce qui pourra aider dans ce cas :
• suggérer à la femme de venir accompagnée d’une amie, qui pourra l’aider ; sinon, la présenter dès le début à une autre personne, qui restera à côté d’elle pendant la réunion.
• prévenir les autres personnes assistant à la réunion, afin de respecter quelques règles simples qui faciliteront l’intégration de la personne aveugle dans la discussion.
• se présenter lorsque l'on parle : une personne aveugle apprend généralement rapidement à reconnaître les autres à leur voix, mais il lui faudra quand même un minimum de temps pour y arriver.
• lorsque l’on s’adresse à elle, commencer la phrase par son nom : on regarde généralement la personne à qui on parle, qui sait ainsi que c’est à elle que l’on s’adresse ; une mère aveugle ne peut pas le savoir.
• convertir les gestes et autres manifestations visuelles en descriptions compréhensibles par une personne non voyante.
• parler d’une voix normale, en utilisant le vocabulaire courant ; la personne est malvoyante, elle n’est ni sourde, ni handicapée mentale.
• présenter les autres personnes d’une façon adaptée : « à votre droite se trouve…, à votre gauche…, juste en face de vous… ».
• en cas de « tour de table », prévenir la mère lorsque c’est son tour de prendre la parole.
• nous pouvons exprimer verbalement une chose, et manifester par notre langage corporel une chose totalement différente, pour plaisanter par exemple. Si vous vous rendez compte qu’une telle chose se produit et que la mère aveugle ne l’a pas compris, expliquez-lui ce qui se passe.
Il n’est pas obligatoire de disposer de matériel adapté (livres en braille, cassettes audio). Par contre, il serait utile de pouvoir dire à la mère où elle pourra trouver ce genre de matériel. Si vous appartenez à une association ou à une structure qui peut enregistrer sur cassette le texte de livres ou feuillets (en faisant appel à des bénévoles), ou si vous souhaitez vous-même vous investir dans l’enregistrement de telles cassettes, ce sera bien entendu un plus pour la mère.
Une femme aveugle peut disposer d’un ordinateur spécial, pouvant imprimer en braille ou nanti d’un logiciel adapté avec synthétiseur vocal lui permettant d’écouter les textes écrits qui lui sont communiqués. Certaines mères peuvent lire des textes écrits en gros caractères, ou en plaçant le texte fragment par fragment dans la zone de vision où elles arrivent à voir correctement. Toutefois, le fait de n’avoir aucune information visuelle ou des informations fragmentaires ou difficilement interprétables est indiscutablement source de problèmes. Lui permettre de bien comprendre les informations qui lui seront données demandera donc de l’imagination et de la créativité. De bons moyens sont :
• si une autre mère l’accepte, faire toucher à la mère malvoyante l’autre mère avec son bébé au sein, afin qu’elle se rende compte de la position de l’enfant.
• suggérer à la mère de s’entraîner avec une poupée ; lui expliquer diverses positions, et vérifier qu’elle arrive à les mettre en œuvre.
• faire participer le futur père : il pourra aider la mère à s’entraîner à son domicile avant l’accouchement, et aider la mère à vérifier que l’enfant est bien mis au sein après la naissance.
Mme X a accouché en avril 2003 d’un petit garçon. Elle est aveugle de naissance et son compagnon est voyant. Elle voulait allaiter, et elle s’est documentée sur l’allaitement pendant sa grossesse. Elle a assisté à une session d’information prénatale sur l’allaitement, et a scanné le livre du Dr Marie Thirion sur l’allaitement afin de pouvoir l’imprimer en braille à partir de son ordinateur. Elle est aussi allée à une réunion d’information proposée par la PMI de l’Institut de puériculture de Paris, et a pu discuter avec d’autres mamans aveugles qui allaitaient.
Elle savait que les débuts de l’allaitement pouvaient être difficiles, mais que cela n’était pas forcément lié au handicap visuel. On lui avait montré à l’aide d’un baigneur comment mettre le bébé au sein, mais les choses étaient très différentes avec un bébé qui n’était pas immobile. Pendant son séjour en maternité, la mère a trouvé très difficile de mettre correctement son bébé au sein, et de trouver une position confortable. La montée de lait a été très douloureuse, le bébé n’arrivait plus à prendre le sein et il s’énervait. Le plus déstabilisant a été de recevoir des conseils contradictoires de la part des divers membres de l’équipe soignante, ainsi que leur manque de disponibilité pour l’aide à la mise au sein.
Dès la sortie de maternité, la mère est allée à l’Institut de puériculture de Paris voir les responsables du groupe de parole pour les mères non voyantes, qui ont pris tout le temps nécessaire pour lui montrer comment bien mettre son bébé au sein, et ont répondu à toutes ses questions. Progressivement, la situation s’est améliorée, et le petit garçon a été exclusivement allaité jusqu’à 5 mois. Le plus difficile était alors de faire face aux préjugés de l’entourage concernant l’allaitement. La mère a commencé aussi à tirer son lait. Une autre mère aveugle lui a montré comment monter et démonter le tire-lait. Même si cela n’a pas été facile au départ, la mère a ensuite parfaitement réussi à tirer son lait. Le principal problème était de savoir combien de lait il y avait dans le biberon. Actuellement, la mère utilise une balance spécialement adaptée pour le savoir. Le nettoyage n’est pas toujours facile non plus.
Lorsque la mère a repris son travail, son petit garçon a continué à recevoir le lait tiré par sa maman, et non du lait industriel. L’assistante maternelle s’est montrée coopérative, ainsi que les collègues de travail. Le plus difficile est de trouver le temps de tirer le lait sur le lieu de travail, et ce dans de bonnes conditions d’hygiène. La mère arrive toutefois à tirer quotidiennement un à deux biberons de lait.
La mère est très satisfaite de cette expérience d’allaitement, et elle souhaite continuer à allaiter le plus longtemps possible. Ce n’est pas son handicap qui lui a posé le plus de difficultés ; il n’est pas nécessaire de voir pour sentir son enfant et pour vivre avec lui la plus belle aventure qui soit : être la mère de son enfant, et partager cela avec le père. Elle déplore un certain nombre de choses :
• le manque de soutien en maternité, et les consignes contradictoires qu’elle a reçues ;
• l’absence d’échanges avec d’autres mamans à la maternité ;
• les préjugés de la société vis-à-vis de la mère qui allaite ;
• l’absence d’une législation favorisant réellement l’allaitement par le biais d’un congé de maternité décent, et de conditions permettant réellement à une mère de tirer son lait sur son lieu de travail (l’heure d’allaitement n’est pas toujours facile à prendre) ;
• l’absence de contacts avec d’autres mères qui poursuivent l’allaitement après la reprise du travail.
Le démarrage de l’allaitement
Si la mère vous contacte pendant la grossesse, elle aura plus de temps pour se préparer, trouver de la documentation adaptée à son handicap, rencontrer d’autres mères allaitantes et discuter de leur expérience…
Une mère aveugle ou dont le handicap visuel est sévère ne pourra pas mettre son bébé au sein sans aide au départ ; apprendre à mettre son bébé au sein correctement lui demandera davantage de temps. Il lui sera beaucoup plus difficile de se rendre compte que son bébé ne tète pas correctement ou qu’il y a un quelconque problème. La personne qui aidera la mère pendant le démarrage de l’allaitement devra donc beaucoup parler pour décrire à la mère ce qui se passe. Lorsque l’enfant est au sein, la mère devra palper son bébé afin d’apprendre à vérifier comment il a pris le sein. Il est important de résister à la tentation de faire à la place de la mère ; si vous constatez un problème, il est préférable d’expliquer à la mère aussi précisément que possible ce qui se passe, comment elle peut s’en rendre compte, et comment corriger la situation.
Quelques suggestions :
• préférer la position en ballon de rugby, tout au moins au début. Cette position permet à la mère de toucher plus facilement le visage de son bébé et donc de savoir plus facilement s’il est mis au sein correctement et tète efficacement.
• utiliser un porte-bébé en écharpe pour allaiter son bébé ; ce genre de porte-bébé permet généralement à l’enfant d’avoir la tête devant le sein.
• se servir de ses doigts pour mettre l’enfant au sein ; la mère peut placer le bout de son index sur son mamelon, et utiliser ses autres doigts pour guider son enfant. Ces mères ont l’habitude d’utiliser leur toucher de façon beaucoup plus fine que les personnes voyantes, et elles trouveront, avec un peu de temps, leurs moyens personnels de vérifier que leur bébé est bien mis au sein, comme elles trouveront des moyens pour s’occuper de leur enfant.
• ne pas hésiter à expérimenter. Ne pas hésiter à demander son avis à la mère, ce qu’elle trouve efficace pour elle, ce qui ne l’est pas, et à s’adapter en conséquence.
• se souvenir que le bébé, en grandissant, sera de son côté de plus en plus compétent pour prendre le sein et téter efficacement, et que les choses deviendront de plus en plus faciles avec le temps, comme c’est d’ailleurs le cas pour la plupart des mères.
En conclusion
Il n’est pas facile pour une personne ayant une bonne vision de se mettre à la place d’une mère aveugle ou malvoyante. Il ne faut donc pas hésiter à demander à la mère des informations précises sur ses possibilités, et à se montrer créatif. L’entourage proche peut apporter une aide précieuse. Ces mères auront davantage besoin de soutien et d’aide pour démarrer leur allaitement, mais cela mis à part, elles pourront vivre une relation d’allaitement parfaitement normale.
Références – Bibliographie
• Helping the visually impaired or blind mother breastfeed. C Good Mojab. Leaven 1999 ; 35(3) : 51-56.
• Allaitement et cécité. Edith Thoueille. Congrès de maternologie, 26/11/2002.
• Accompagnement de la maternité de la femme handicapée visuelle. Edith Thoueille. 4èmes Journées Paramédicales de l’Institut de puériculture de Paris, Mars 2001.
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