Article paru dans les Dossiers de l'allaitement n° 124, juillet 2017
D'après : Should providers discuss breastfeeding with women living with HIV in high-income countries ? An ethical analysis. Johnson G et al. Clin Infect Dis 2016 ; 63(10) : 1368-72.
Le nombre de personnes vivant au long cours avec le VIH est en augmentation (Whitmore). De plus en plus souhaitent avoir des enfants (Chen ; Cliffe). Si l’allaitement est actuellement recommandé par l’OMS dans les pays en voie de développement quel que soit le statut maternel pour le VIH, il est contre-indiqué chez les mères séropositives pour le VIH dans la plupart des pays industrialisés. Toutefois, ce sujet a commencé récemment à faire l’objet de débats, et le temps semble venu de réfléchir sérieusement aux implications cliniques de l’allaitement par ces mères (Yudin).
Actuellement, aux États-Unis, l’Académie Américaine de Pédiatrie (AAP) affirme que, dans la mesure où l’enfant peut facilement être nourri avec un substitut du lait maternel dans de bonnes conditions de sécurité, les mères séropositives ne devraient pas allaiter, quel que soit leur traitement antirétroviral ou leur charge virale (Committee on Pediatric AIDS). Mais cette recommandation n’empêche pas certaines mères de souhaiter allaiter, en raison des bénéfices démontrés de l’allaitement, et pour favoriser un lien étroit avec leur enfant (Nesbit). Une mère séropositive immigrée originaire d’un pays où l’allaitement est recommandé et qui a déjà allaité un enfant sans le contaminer pourra ne pas comprendre pourquoi on le lui déconseille fortement dans son pays d’immigration (Tariq) ; par ailleurs, ces mères, souvent issues d’une culture où l’allaitement est la norme, pourront craindre d’être stigmatisées si elles n’allaitent pas, se demander pourquoi on leur déconseille d’allaiter alors qu’on le leur conseillait dans leur pays d’origine, ou elles pourront devoir retourner dans ce pays où l’allaitement est la norme (Levison). L’AAP reconnaissait dans ses recommandations qu’une mère séropositive traitée efficacement par antirétroviraux et dont la charge virale est régulièrement indétectable pourra, dans de rares cas, choisir d’allaiter même si on lui recommande de ne pas le faire. Il est donc devenu nécessaire de commencer à envisager de discuter avec la mère des alternatives, bénéfices et risques des diverses stratégies d’alimentation infantile au lieu de se contenter de lui recommander de ne pas allaiter. Les auteurs font le point sur les obligations éthiques des praticiens dans le domaine des conseils aux mères séropositives pour le VIH en matière d’alimentation infantile.
Justifications pour les recommandations en cours
Au début de l’épidémie de VIH, on a recommandé l’utilisation d’une formule lactée commerciale partout dans le monde à toutes les mères séropositives. On a ensuite constaté que cette recommandation faisait plus de mal que de bien dans les pays où les formules lactées commerciales étaient coûteuses ou difficilement disponibles, où l’eau potable était rare et où la mortalité infantile était élevée (Fawzy). On a donc recommencé à conseiller l’allaitement aux mères de ces pays, tandis qu’on continuait à le déconseiller fortement dans les pays industrialisés. Dans ces pays, on recommande également systématiquement une plurithérapie antirétrovirale pendant la grossesse et une prophylaxie après la naissance chez l’enfant. Le taux de transmission verticale du VIH a été ramené à environ 1 %, voire moins encore (Forbes ; Townsend ; Whitmore). Dans les pays en voie de développement, on estime que la transmission liée à l’allaitement est de 9,3 % pour 18 mois d’allaitement (Coutsoudis ; Nduati). Toutefois, les études plus récentes évaluant ce taux de transmission chez les mères traitées par plurithérapie pendant l’allaitement font état d’une baisse importante de ce taux, même si les données sont très rares chez des mères vivant dans des pays industrialisés (Birkhead ; Whit-more).
L’AAP souligne qu’au vu de la facilité de l’alimentation avec un substitut du lait maternel dans les pays industrialisés et de l’augmentation du risque de transmission lié à l’allaitement, le fait de ne pas allaiter est la meilleure option. Cette approche est conforme à l’obligation faite aux professionnels de santé de promouvoir la santé et le bien-être des enfants, et ils se sentent donc parfaitement à l’aise dans cette situation. Mais se contenter de dire à la mère qu’elle ne doit pas allaiter pourra en pratique ne pas donner d’aussi bons résultats que cela devrait théoriquement être le cas. Tout d’abord, nos convictions sur les risques liés à l’allaitement par une mère séropositive et ceux liés au don d’un substitut du lait maternel se fondent en partie sur des suppositions. L’une d’entre elles est que la mère respectera strictement la consigne de ne pas allaiter faite par le praticien. Mais le fait que celui-ci ne parle pas d’allaitement avec la mère ne signifie pas qu’elle n’allaite pas, et plus le praticien affirmera avec vigueur qu’elle ne doit pas allaiter, moins la mère aura envie de discuter de ses souhaits et de ses pratiques avec lui. Le praticien perdra alors la possibilité de dialoguer avec la mère afin de lui permettre de faire un choix informé. Et cette mère pourra par exemple décider d’allaiter partiellement (en particulier si elle appartient à une culture dans laquelle l’allaitement est la norme), alors que l’allaitement partiel est corrélé à un risque de transmission du VIH significativement plus élevé (Coovadia ; Coutsoudis ; Iliff ; Kuhn).
Il est donc discutable sur le plan éthique de se contenter de déconseiller fermement l’allaitement à ces mères. Actuellement, le risque de transmission verticale du VIH dans les pays industrialisés est très bas, et le risque de transmission via l’allaitement est bien plus bas qu’on le pensait auparavant. C’est d’ailleurs ce qui a amené l’OMS à recommander l’allaitement en 2010, en particulier lorsque la mère est sous antirétroviraux (WHO). Cette recommandation est fondée sur de multiples études (Chasela ; de Vicenzi ; Shapiro ; Taha). Par exemple, une étude constatait un taux de transmission à 12 mois via l’allaitement de 2,1 à 3,6 %, alors que seulement 70 % des mères avaient une charge virale indétectable à la naissance, et que leur charge virale n’a pas été évaluée après l’accouchement. Une autre étude faisait état d’un taux de contamination via l’allaitement de 0,3 %, 90 % des mères ayant une charge virale indétectable. L’étude la plus récente constatait également un taux de transmission de 0,3 %, 0,5 % et 0,6 % à 6, 9 et 12 mois.
L’essentiel des études évaluant le risque de transmission via l’allaitement ont été menées dans des pays en voie de développement (principalement en Afrique). De plus, la plupart d’entre elles ont été menées à une époque où les traitements antirétroviraux étaient moins perfectionnés, et où la charge virale des mères n’était pas suivie. Dans toutes les études où cette charge virale était suivie, le taux de transmission pendant l’allaitement était nettement inférieur à 1 % lorsqu’elle était indétectable. Il serait nécessaire de mener des études évaluant le risque de transmission du VIH via l’allaitement chez des femmes vivant dans les pays industrialisés, traitées par antirétroviraux, et dont la charge virale est indétectable. Au vu des données actuelles, il est permis de penser que, dans ces conditions, les bénéfices liés à l’allaitement pourraient redevenir supérieurs aux risques de transmission du VIH. Cela limitera fortement la validité de la recommandation de ne pas allaiter pour le bénéfice de l’enfant, et justifiera le fait de discuter d’allaitement avec les mères séropositives. Certains pourront estimer que cela pourra amener certaines femmes à décider d’allaiter alors qu’elles ne l’auraient pas envisagé si le praticien n’avait pas abordé le sujet. Il est également possible que le fait d’aborder le sujet soit interprété par certains comme la promotion de l’allaitement chez toutes les mères séropositives quelle que soit leur situation spécifique. Toutefois, refuser d’informer une mère au prétexte qu’elle pourrait mal interpréter ce qu’on lui dit est une approche paternaliste ; il est de loin préférable sur le plan éthique de discuter avec chaque mère au cas par cas afin de l’aider à identifier la solution la plus appropriée pour elle et son bébé.
Importance de la discussion dans le processus de décision
Les professionnels de santé ont le devoir éthique de respecter l’autonomie de leurs patients. Pour être autonomes, les patients doivent recevoir des informations de bonne qualité sur les diverses alternatives, leurs bénéfices et leurs risques, et doivent être encouragés à décider par eux-mêmes en fonction de leurs convictions et de leurs valeurs. Cela permettra d’adapter les pratiques à la situation spécifique de chaque patient (Charles). Dans le cadre de l’alimentation de l’enfant d’une mère séropositive, le praticien pourra commencer à interroger la mère sur ses préférences et ses convictions. Il sera inutile d’aller plus loin si la mère ne souhaite pas allaiter. Poser des questions aussi neutres que possible permettra à la mère de donner son point de vue sans avoir peur d’être jugée. Si la mère envisage la possibilité d’allaiter, il sera alors possible de discuter avec elle, en lui montrant qu’on prend en compte son souhait. De préférence, cette discussion devrait débuter dès le début de la grossesse afin d’avoir le temps de faire le tour du sujet. En fonction de la situation propre à chaque mère et de la façon dont évolue la discussion, on approfondira avec la mère les divers aspects à prendre en compte, qu’elle décide ou non d’allaiter. Il sera également possible de discuter avec elle de l’utilisation de lait humain provenant d’autres femmes, et de la possibilité de tirer son lait et de le pasteuriser avant de le donner au biberon à son bébé. Si la femme décide d’allaiter après en avoir discuté de façon approfondie, le praticien a l’obligation de l’informer sur les moyens de rendre l’allaitement le plus sûr possible, en soulignant l’importance du respect de son traitement, celle d’un suivi régulier de sa charge virale, et la nécessité d’un suivi régulier de l’enfant sur le plan du VIH. On discutera de l’importance de l’allaitement exclusif. Certains objecteront qu’il est déraisonnable de faire courir à l’enfant le moindre risque de contamination, et qu’il est donc inutile de discuter du sujet avec la mère, mais il existe aujourd’hui de solides raisons de penser que ce risque est suffisamment faible pour envisager la possibilité d’allaiter.
Une approche fondée sur le partage d’informations pour la prise de décision est éthiquement justifiée en matière d’allaitement par une mère séropositive pour le VIH vivant dans un pays industrialisé. Le comportement simpliste qui consiste à se contenter de déconseiller fermement à la mère d’allaiter pourra présenter plus de risques que supposé. Les mères originaires d’un pays où l’allaitement est la norme pourront décider d’allaiter partiellement. Les bébés des mères qui suivent correctement leur traitement et qui acceptent un suivi régulier de leur charge virale ont un risque très bas de contamination. Cet article n’a pas pour objectif de recommander d’encourager toutes les femmes séropositives à allaiter, mais d’expliquer qu’il est éthiquement justifié de discuter de cette possibilité avec ces femmes dans le cadre d’une analyse détaillée de leurs diverses options pour l’alimentation de leur bébé, afin de leur permettre de limiter au maximum les risques pour celui-ci quel que soit leur choix.
Références
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