Article paru dans le n° 133 des Dossiers de l'allaitement, avril 2018
D'après : Human milk and allergic diseases : an unsolved puzzle. Munblit D et al. Nutrients 2017 ; 9 : 894.
Ces dernières décennies, la prévalence des pathologies allergiques a fortement augmenté partout dans le monde parallèlement à la baisse de la prévalence des pathologies infectieuses, et elles constituent une cause majeure de dépenses de santé, en particulier dans les pays industrialisés (Williams). Les raisons de cette augmentation ne sont pas établies de façon fiable, mais l’hypothèse de l’excès d’hygiène est l’une des causes démontrées (Strachan), en raison des modifications de l’équilibre des réponses immunitaires en défaveur des réponses aux infections, qui ont induit une surexpression des réactions de type allergique.
D’autres causes probables sont les modifications importantes de notre alimentation (entre autres les modifications du rapport des acides gras en n-3 et en n-6 dans notre alimentation), la carence fréquente en vitamine D, les polluants environnementaux… Il est donc particulièrement important de trouver des stratégies de prévention.
Il semble qu’il existe une "fenêtre" pendant laquelle ces stratégies pourraient être particulièrement efficaces, entre la conception et 6 mois post-partum (Du Toit ; Murano ; Prescott). Le lait humain est l’aliment biologiquement adapté au petit de notre espèce. Il contient de nombreux facteurs bioactifs susceptibles d’influencer son microbiome et son développement immunitaire (D’Alessandro). Des études récentes ont constaté que divers facteurs (vaccination, alimentation, prise de vitamine D, d’acides gras en n-3, de probiotiques…) pouvaient avoir un impact sur la composition du lait maternel et donc sur la santé de l’enfant (Munblit). Cet article fait le point sur l’allaitement, la composition du lait maternel et les pathologies allergiques.
Allaitement et développement immunitaire
Actuellement, l’OMS et l’UNICEF recommandent que tous les enfants soient exclusivement allaités jusqu’à environ 6 mois, l’allaitement étant ensuite poursuivi parallèlement à l’introduction d’autres aliments jusqu’à 2 ans et plus. Divers aspects de l’allaitement peuvent avoir un impact sur la santé infantile : alimentation maternelle pendant la lactation (Lumia), âge de l’enfant au moment de l’introduction d’autres aliments (Joseph ; Nwaru)… L’alimentation en début de vie a un impact sur le microbiome infantile (Azad ; Matheson) et le statut pour la vitamine D. De nombreuses cellules immunocompétentes ont des récepteurs pour la vitamine D, et une carence semble susceptible d’induire une hypersensibilité (Prietl). De nombreuses études ont montré que le non-allaitement augmentait la morbidité et la mortalité infantiles à court terme, et qu’il avait également un impact négatif à long terme. La poursuite de l’allaitement pendant la période d’introduction des solides semble également avoir un impact sur la tolérance orale. Certaines études ont constaté que sa poursuite pendant l’introduction du gluten abaissait le risque de maladie cœliaque, mais d’autres études n’ont pas retrouvé cet impact (Akobeng ; Vriezinga). On constate les mêmes divergences dans les résultats des études sur d’autres pathologies allergiques, qui pourraient être en rapport avec les variations de la composition du lait maternel, en particulier avec le taux des divers facteurs immunocompétents (Agarwal ; D’Alessandro).
Ces divergences pourraient également être en rapport avec la mauvaise définition des pratiques d’allaitement dans les études. Évaluer l’impact de l’allaitement demande avant tout que les pratiques d’allaitement soient clairement définies et évaluées (durée, exclusivité). Il serait également nécessaire de savoir si le lait maternel donné à l’enfant est pris directement au sein ou s’il a été exprimé et donné au biberon et, dans ce dernier cas, dans quelles conditions il a été stocké (ce qui peut avoir un impact sur ses composants). Et il faudrait également différencier les bébés qui commencent à recevoir un lait industriel comme premier aliment de sevrage de ceux qui commencent à recevoir directement des solides. Cela pourrait avoir un impact important sur l’apparition de la tolérance orale (Du Toit [2 études] ; Ierodiakonou ; Perkin).
Allaitement et allergies
Le lien entre le don d’un substitut du lait maternel et le risque d’eczéma était déjà abordé dans une étude parue il y a 8 décennies (Grulee). Depuis, de nombreuses études ont été publiées, qui donnaient des résultats variables concernant l’eczéma (Elbert ; Flohr ; Lee ; Lowe ; Matheson ; Patel ; Sprenger ; Taylor-Robinson ; Wijga), la survenue d’une sensibilisation (Bion ; Elbert ; Jepsen ; Matheson ; Lee ; Liao ; Onizawa ; Sakihara ; Sprenger ; Tran ; Wijga) ou l’asthme (Arif ; Azad ; Den Dekker ; Elbert ; Kashanian ; Lowe ; Matheson ; North ; Nwaru ; Lee ; Logan ; Van Meel). Ces résultats allaient d’un impact protecteur de l’allaitement (Kull) à un impact négatif (Matheson) en passant par l’absence d’impact (Burgess). Les premières méta-analyses sur le sujet ont été effectuées sur l’eczéma (Gdalevich) et l’asthme (Gdalevich), l’une se focalisant sur les pays industrialisés (Ip). La principale difficulté rencontrée par ces méta-analyses est l’importante hétérogénéité des définitions de l’allaitement et de la caractérisation des manifestations allergiques (Lodge). De plus, évaluer l’impact spécifique de l’allaitement est très difficile en raison des nombreuses autres variables susceptibles d’avoir un impact. La seule étude randomisée contrôlée est l’étude PROBIT, menée en Biélorussie, qui suit des enfants nés dans des services ayant ou non le label Hôpital Ami des Bébés (Kramer). Cette étude constatait un risque plus bas d’eczéma dans le groupe intervention pendant la petite enfance, mais aucun impact sur les pathologies allergiques n’était constaté au suivi à 6,5 ans.
Presque toutes les autres études évaluant l’impact de l’allaitement sur les allergies sont des études cas-témoin, prospectives observationnelles ou transversales, et ces études présentent toutes des biais inhérents à leur méthodologie. Les études évaluant l’impact sur les allergies alimentaires donnent des résultats contradictoires. Certaines études récentes concluaient que l’introduction des solides à 3-4 mois parallèlement à la poursuite de l’allaitement semblait être une bonne stratégie pour abaisser le risque d’allergies alimentaires (Du Toit ; Perkin), mais une méta-analyse récente concluait qu’il n’existait pas de données fiables montrant un quelconque bénéfice ou risque de cette introduction plus précoce (Smith & Becker). Au premier abord, les données concernant l’impact de l’allaitement sur l’asthme sont plus concordantes, avec constatation d’un impact protecteur (Dogaru ; Lodge). Toutefois, les études sur le sujet sont elles aussi très hétérogènes sur le plan des définitions de l’allaitement et de l’asthme. L’impact protecteur de l’allaitement est plus net dans les études plus récentes, dont la méthodologie est de meilleure qualité.
Allaitement, thymus et immunité
Le thymus est un organe essentiel pour le développement de l’immunité de type cellulaire T et pour la tolérance (Klein). Sa production de lymphocytes T fonctionnels permettra de répondre aux antigènes étrangers, mais également d’induire une tolérance vis-à-vis d’antigènes endogènes et étrangers (Sakaguchi). Chez tous les vertébrés, la taille du thymus diminue avec l’âge pour des raisons mal comprises (Shanley). L’allaitement est corrélé à un volume plus important du thymus (Hasselbalch – 2 études), et semble également avoir un impact sur le pourcentage des CD4 et des CD8 périphériques (Jeppesen). Le taux lacté d’IL7 semble affecter la magnitude de l’impact de l’allaitement sur la taille du thymus (Ngom), et il serait donc intéressant d’évaluer l’impact de divers composants du lait humain en la matière.
De nombreuses études ont constaté que l’alimentation en début de vie avait un impact sur le microbiome intestinal. Or, la flore digestive est une source importante de métabolites tels que les acides gras à chaîne courte, qui ont un impact majeur sur le développement et la différenciation des cellules T (Rooks). L’impact de l’alimentation sur le microbiome pourrait donc jouer un rôle dans le meilleur développement du thymus chez les enfants allaités.
Facteurs immunocompétents du lait humain
Les variations du taux lacté des divers facteurs immunocompétents pourraient expliquer au moins en partie les résultats contradictoires des études évaluant l’impact de l’allaitement sur la prévalence des pathologies allergiques. Le lait humain est un fluide très complexe, qui contient des leucocytes de diverses lignées, et plus de 250 protéines susceptibles d’avoir un impact immunitaire : cytokines pro et anti-inflammatoires, molécules de signalisation, récepteurs solubles, oligosaccharides, acides gras, ainsi que toute une flore microbienne. Chacun de ces composants peut avoir un impact spécifique, et il existe de nombreuses interactions et synergies entre eux. Le colostrum est particulièrement riche en IgA. Il existe quelques données sur les relations entre l’alimentation maternelle (incluant des études interventionnelles), les facteurs immunocompétents du lait maternel et le risque d’allergie (Boyle ; Hoppu ; Kuitunen ; Linnamaa ; Minniti ; Munblit ; Nikniaz ; Savilahti ; Urwin), avec des résultats assez variables et peu concluants.
Parmi les divers facteurs immunocompétents, le TGF-bêta est probablement le plus étudié. Un taux lacté plus élevé de ce facteur semble corrélé à un risque plus bas d’atopie infantile (Oddy) par le biais de la promotion de la tolérance orale. Les relations entre le taux lacté de TGF-bêta et le risque d’eczéma sont beaucoup plus contradictoires (Ismail ; Munblit ; Orivuori). Un autre composant intéressant est le CD14 soluble, un récepteur de reconnaissance des lipopolysaccharides des parois bactériennes. Il est activement excrété dans le lait humain, où il est présent à un taux élevé. Une étude a constaté un taux plus élevé d’eczéma infantile lorsque le lait maternel avait un taux plus bas de CD14 ( ), mais cela n’a pas été constaté par des études plus récentes ( ). Cela pourrait toutefois être en rapport avec des différences dans le génotype du CD14 ; le génotype et le phénotype devraient être pris en compte par les études sur le sujet.
Il existe globalement un consensus pour dire que le taux lacté de la plupart des facteurs immunocompétents (cytokines en particulier) n’a pas d’impact significatif sur le risque de manifestations atopiques en début de vie (Ismail ; Snijders). Toutefois, le taux lacté de la plupart des cytokines est très bas, et la sensibilité de la méthode d’analyse peut avoir un impact majeur sur leur dosage (ce qui peut constituer un biais) ; on peut cependant estimer qu’un facteur lacté présent à l’état de traces est peu susceptible d’avoir un impact biologique chez le bébé allaité. Il faut également prendre en compte le fait que les études recherchant le taux lacté de ces composants sont elles aussi très hétérogènes sur le plan du stade de la lactation des mères incluses, des méthodes d’obtention des échantillons… ce qui peut affecter significativement leurs résultats. Enfin, il est très difficile d’évaluer l’impact indépendant ou combiné des très nombreux facteurs immunocompétents du lait humain ; seuls quelques-uns ont été étudiés, et cela peut aussi jouer un rôle dans les résultats variables suivant les études. Des études évaluant de façon plus détaillée l’impact du lait humain "complet" plutôt que celui de certains de ses composants seraient utiles : la conjonction de l’ensemble des composants pourrait avoir davantage d’importance que chacun d’entre eux.
Interventions susceptibles de modifier le taux lacté des facteurs immunocompétents
Si le taux lacté de certains composants peut avoir un impact sur le risque de pathologies allergiques, les interventions susceptibles de modifier ce taux pourraient être prometteuses. Actuellement, la possibilité d’agir sur le taux de certains composants du lait humain reste un domaine peu exploré et il serait nécessaire de mieux poser les hypothèses de base avant de lancer de grandes études interventionnelles.
Les études ont constaté que le mode de vie de la mère, ses habitudes alimentaires, son niveau d’activité physique, son lieu de résidence… pouvaient avoir un impact significatif sur le taux lacté de certains facteurs biologiquement actifs (Holmlund ; Munblit ; Peroni). Et l’on s’intéresse également de plus en plus à l’impact des composants du lait humain sur le microbiome du nourrisson. De plus en plus d’études recherchent l’impact de l’administration de probiotiques (une seule souche ou un mélange de plusieurs souches microbiennes) sur le risque d’allergies ; une étude concluait que cela semblait abaisser le risque d’eczéma (Zuccotti), tandis qu’une autre ne constatait pas d’impact significatif (Cabana). Les études évaluant l’impact de cette administration sur certains facteurs immunocompétents du lait humain donnent des résultats discordants (Boyle ; Kondo ; Rautava). On étudie également l’impact du don de prébiotiques, essentiellement des oligosaccharides, qui servent de substrat à une flore bénéfique et inhibent la croissance de germes pathogènes. Certains fabricants de lait industriel en ajoutent à leurs produits. On ignore actuellement dans quelle mesure la prise de prébiotiques pourrait affecter le risque d’allergies, ou si leur ajout aux laits industriels a un quelconque intérêt. Les acides gras polyinsaturés à longue chaîne (AGPI) sont les composants les mieux étudiés, et l’on sait que ceux qui sont présents dans le lait humain sont importants pour le développement neurologique du bébé allaité. Il n’est donc pas étonnant que diverses études expérimentales aient recherché l’impact de la prise de suppléments d’AGPI par la mère allaitante. Ces suppléments ont un impact sur le taux lacté des AGPI, mais leur éventuel impact sur divers facteurs immunocompétents ou sur la santé infantile reste à démontrer (Linnamaa ; Munblit ; Urwin).
Les fascinantes propriétés des oligosaccharides lactés
Le lait humain se caractérise par une grande variété d’oligosaccharides, à courte et à longue chaîne, présents à un taux total élevé. Ces molécules jouent un rôle capital dans le développement et le maintien du microbiome intestinal du bébé allaité, dont on réalise de plus en plus l’importance pour la santé à court et à long terme. La structure des oligosaccharides lactés est déterminée par des facteurs génétiques, et en particulier par la présence des gènes codant pour la fucosyltransférase 2 (FUT2), le gène Lewis (FUT3), et par la régulation des glucosyltransférases au niveau de la glande mammaire. Ces facteurs génétiques déterminent le taux et la nature des oligosaccharides, avec des variations individuelles et pendant la lactation chez une même mère (Thurl). Cela a un impact sur la magnitude de l’impact protecteur du lait maternel vis-à-vis des infections (Morrow), et cela pourrait avoir un impact sur l’incidence des allergies (Sprenger).
Les oligosaccharides peuvent être fucosylés et/ou sialylés, avec existence d’oligosaccharides neutres ou acides, les deux pouvant être à chaîne courte ou longue. Le colostrum contient environ 20 à 25 g/l d’oligosaccharides, contre 5 à 15 g/l dans le lait mature. L’oligosaccharide le plus abondant est le 2’-fucosyllactose (2’FL), un disaccharide dont le taux lacté va de 0,06 à 4,65 g/l (Chaturvedi ; Erney). Étant donné leur nombre et les importantes variations de leur structure, comprendre leur impact n’est pas facile. Si leur capacité à protéger le bébé vis-à-vis de nombreuses infections est largement démontrée, leur impact éventuel sur le risque d’allergies reste controversé (Verhasselt ; Walker). Cet impact pourrait être indirect, via leur action sur le microbiome, dont on a constaté qu’il pouvait être modifié par la prise d’oligosaccharides spécifiques (Atarashi ; Schijf). Des études ont constaté des différences dans la flore intestinale entre les sujets allergiques et non allergiques (Diesner ; Hua ; Ruoko-lainen ; Zhang). Et des études chez des souris ont constaté la présence d’une fenêtre critique pour le développement immunitaire, après laquelle ce développement au niveau intestinal ne pourra jamais être correctement terminé (An ; El Aidy ; Olszak).
Les facteurs qui favorisent l’installation et le maintien d’une flore bénéfique font actuellement l’objet d’un intérêt poussé. Des études épidémiologiques ont constaté les relations entre le risque d’allergies et de pathologies inflammatoires intestinales et certains facteurs périnataux tels que l’accouchement par césarienne, l’allaitement et la prise d’antibiotiques, tous ces facteurs ayant un impact sur la flore digestive du nourrisson. Les oligosaccharides lactés portent des motifs structurels similaires à ceux des récepteurs cellulaires sur lesquels les germes pathogènes doivent venir se fixer pour provoquer une infection, et ils fixent donc ces germes, ce qui inhibe leur pouvoir pathogène (Ackerman ; Bode ; Lin). Par ailleurs, les oligosaccharides ne peuvent être utilisés dans l’intestin du nourrisson que par les bactéries qui possèdent les enzymes nécessaires pour les digérer (De Leoz ; Garrido ; Marcobal ; Ward), ce qui favorisera chez le nourrisson allaité l’installation d’une flore spécifique, à base de bactéroïdes et de bifidobactéries. Dans la mesure où des facteurs génétiques maternels ont un impact sur la structure des oligosaccharides lactés, la combinaison d’oligosaccharides spécifiques à chaque mère pourrait moduler la flore de son enfant, ainsi que l’immunité et l’intégrité de sa muqueuse intestinale. Toutefois, l’impact exact de diverses combinaisons d’oligosaccharides reste à évaluer, ainsi que l’impact potentiel de ces variations sur leur rôle protecteur vis-à-vis des allergies (Marriage).
Les nouvelles techniques d’études (telles que les techniques d’études par micropuces) pourront certainement améliorer nos connaissances. Par exemple, le 2’FL et le 3-fucosyllactose (3FL) peuvent se fixer sur le DC-SIGN (une lectine localisée à la surface des cellules dendritiques et impliquée dans la reconnaissance de nombreux pathogènes), ce qui induit une réponse pro-inflammatoire via des cytokines (Gringhuis ; Noll). Des études ont constaté que la supplémentation avec des oligosaccharides spécifiques abaissait le risque infantile d’allergies (Arslanoglu ; Moro), et il semble que la prévalence des allergies IgE-médiées pourrait, dans certains cas, être corrélée à la présence dans le lait maternel d’oligosaccharides dépendant de la présence du gène FUT2 (Sprenger). Ces dernières années, nos connaissances sur les oligosaccharides lactés se sont beaucoup améliorées, et de plus en plus de fabricants de lait industriel tentent d’en ajouter à leurs produits. Toutefois, nos connaissances sont loin d’être suffisantes pour recommander une supplémentation en oligosaccharides spécifiques combinés ou non pour la prévention et le traitement des allergies.
Le microbiome du lait humain
La colonisation du tractus digestif de l’enfant aura un impact majeur sur son développement métabolique et immunitaire (Bendiks), et donc sur sa santé à court et à long terme. Le nouveau-né est exposé à la flore vaginale et intestinale maternelle au moment de la naissance, et la colonisation se poursuivra avec la flore du lait maternel. Pendant longtemps, nos connaissances sur la flore lactée sont restées très sommaires, essentiellement centrées sur quelques bactéries pouvant être cultivées, telles que les staphylocoques, les streptocoques, les lactobacilles et les bifidobactéries. Mais les nouvelles méthodes d’études par séquençage ont permis de constater la présence dans le lait humain d’un microbiome complexe qui va être transmis au bébé allaité (Hunt). On sait maintenant que le lait humain contient 103 à 105 bactéries viables par ml (Perez). Les mêmes familles bactériennes sont retrouvées dans le lait humain partout dans le monde (Fitzstevens), mais leurs pourcentages respectifs peuvent varier. Les facteurs à l’origine de ces variations commencent à être étudiés : mode d’accouchement (Perez), lieu de résidence (Drago), indice maternel de masse corporelle (Dave), antibiothérapie maternelle (Soto), taux de certains facteurs lactés (Sitarik)… Il semble également qu’un déséquilibre de la flore lactée soit susceptible de favoriser la croissance de pathogènes responsables de mastites (Jimenez).
Des études cliniques ont constaté que l’administration orale de souches bactériennes à la mère allaitante était susceptible de moduler la flore du lait maternel et celle du bébé allaité, voire le taux lacté d’oligosaccharides ou de lactoferrine (Gueimonde ; Mastromarino). Par exemple, la prise d’un Lactobacillus reuteri augmentait le pourcentage de ce germe dans le lait maternel et dans les selles de l’enfant (Abrahamsson). La prise d’un L. rhamnosus pendant la grossesse et la lactation semblait limiter le risque d’allergies infantiles (Barthow).
L’origine des bactéries présentes dans le lait maternel reste mal connue. Elles pourraient provenir de la peau maternelle, de la cavité buccale de l’enfant, d’un cycle entéro-mammaire, ou de germes spécifiquement présents dans la glande mammaire. Cette flore pourrait jouer un rôle dans la prévalence des allergies infantiles. On a par exemple constaté un pourcentage plus bas de bifidobactéries dans le lait de mères allergiques (Gronlund). Des modifications spécifiques du microbiome intestinal ont été constatées dès 1 mois chez des bébés exclusivement allaités qui ont par la suite développé des allergies (Dzidic). On s’intéresse également aux relations entre les oligosaccharides, les acides gras, les facteurs immunocompétents du lait maternel dans leur impact sur le risque d’allergies infantiles. Un certain nombre d’études ont constaté un risque plus bas d’allergies alimentaires chez des enfants recevant du lait de vache cru, et il semble donc que l’exposition aux bactéries soit nécessaire pour limiter le risque d’allergies. Toutefois, le lait de vache cru contient également divers facteurs immunologiques susceptibles d’avoir un impact sur ce risque. L’impact protecteur potentiel de la flore du lait maternel vis-à-vis des allergies nécessite des études poussées, tout en sachant qu’il sera difficile d’établir des relations de cause à effet.
Micronutriments du lait maternel
Le taux lacté de certains micronutriments est susceptible de varier suivant les mères en fonction de leur statut pour ces micronutriments, essentiellement fonction de leurs apports alimentaires. Il existe un certain nombre d’études sur le sujet, mais elles sont souvent menées sur un nombre insuffisant de mères, et selon des méthodologies de mauvaise qualité (conditions très variables de collecte des échantillons, méthodes d’analyse de fiabilité variable, absence de données sur les variables confondantes…). Toutefois, les auteurs des études récentes ont fait des efforts pour améliorer la méthodologie, et les nouvelles méthodes d’analyse sont nettement plus fiables. Les données sur le sujet restent cependant largement insuffisantes. Par ailleurs, évaluer l’impact spécifique de l’allaitement est difficile dans la mesure où une mère présentant une carence en souffrira généralement déjà pendant la grossesse, alors que le transfert de micronutriments importants est élevé en fin de grossesse, et que les carences maternelles pendant le premier trimestre de grossesse peuvent avoir un impact majeur sur la programmation de la croissance future.
La vitamine A joue un rôle important dans la croissance et le développement immunitaire, et les carences infantiles en cette vitamine restent un important problème de santé publique dans de nombreux pays en voie de développement. Son taux lacté peut être augmenté de façon significative par une supplémentation maternelle. Les données sur l’impact de cette supplémentation sur le risque d’asthme sont contradictoires (Nurmatov). En revanche, une supplémentation néonatale semble augmenter le risque d’atopie et de wheezing, en particulier chez les filles (Aage). La vitamine D est une hormone stéroïde fabriquée par la peau lors de l’exposition aux UVB. Outre son rôle sur la santé osseuse, elle a un impact sur le système immunitaire. Or, la prévalence des carences en cette vitamine est relativement élevée, et son taux lacté sera fonction du statut maternel. Les études sur son impact sur le risque de pathologies allergiques donnent des résultats contradictoires (Allen ; Chawes ; Goldring ; Litonjua ; Samochocki ; Tuokkola ; Wang ; Weisse).
Le taux lacté de fer est bas, mais ce fer a une biodisponibilité élevée. La carence en fer est la carence infantile la plus fréquente à l’échelle mondiale, et son impact sur la santé infantile est largement démontré. Il n’existe toutefois guère de données sur les relations entre le statut pour le fer et le risque d’allergies.
Une étude a constaté que les enfants souffrant d’eczéma avaient un moins bon statut pour le zinc (Toyran), mais cet impact est probablement davantage en rapport avec les problèmes cutanés induits par la carence en zinc que par un impact du zinc sur le système immunitaire.
Autres domaines à étudier
La métabolomique, à savoir l’étude des métabolites, est l’une des sciences les plus récentes utilisées dans l’étude du lait humain, pour explorer les relations entre la génétique et l’environnement sur la santé. Les nouvelles méthodes d’études telles que la protéomique, la glycomique et la génomique sont susceptibles de nous aider à comprendre les interactions complexes et dynamiques entre les taux lactés des divers composants à divers stades de la lactation et le système immunitaire. Les méthodes d’analyse telles que la résonance nucléaire magnétique, l’électrophorèse capillaire, la chromatographie de haute performance en phase liquide ou gazeuse couplée à la spectrométrie de masse permettent d’étudier la composition du lait humain avec beaucoup plus de précision. Une étude récente a identifié 710 métabolites dans le lait humain (Andreas). L’un des rôles de l’allaitement est de promouvoir une tolérance à divers antigènes, et donc de limiter la survenue d’allergies et d’asthme (Mosconi ; Verhasselt). Nos connaissances sur les interactions entre divers métabolites du lait maternel, le microbiome intestinal du nourrisson et les pathologies allergiques ont été analysées par deux articles récents (Julia ; Kumari).
Les IgA sécrétoires sont les principales immunoglobulines du lait humain. Elles se fixent sur les muqueuses et empêchent la fixation des germes pathogènes et des toxines. Ces IgA semblent avoir également un rôle important dans le développement de la tolérance orale vis-à-vis des germes de la flore digestive. Les bébés allaités ont à 1 mois un taux d’IgA fécal beaucoup plus élevé que les enfants nourris avec un lait industriel, qui commencent à avoir un taux fécal détectable d’IgA à partir d’un mois, lorsque débute la production intestinale d’IgA (Koutras). Le taux de colonisation par Clostridium difficile est significativement plus bas chez les enfants allaités. Ce germe est relativement courant dans la flore intestinale, mais il semble être un marqueur d’une moins bonne résistance aux infections et d’un risque plus élevé d’allergies (Adlerberth). On a par ailleurs constaté que le taux fécal infantile d’IgA était inversement corrélé au taux sérique d’IgE (Dzidic).
Les lipides lactés représentent jusqu’à plus de 50 % des apports caloriques du lait humain. L’importance de l’équilibre entre les acides gras en n-3 et en n-6 pour le développement immunitaire est bien connu, en particulier le fait qu’un déséquilibre en faveur des acides gras en n-6 augmente le risque d’allergies. Les acides gras à chaîne courte (AGCC), tels que l’acétate, le butyrate ou le propionate, soulèvent de plus en plus d’intérêt en raison de leur rôle de médiateur dans les inflammations liées aux allergies. Ces acides gras sont produits par la flore intestinale et ils sont utilisés comme source d’énergie par les cellules de la muqueuse intestinale, ainsi que par le foie pour la néoglucogenèse (Kumari). Or, le profil fécal de ces AGCC semble altéré chez les enfants qui sont en surpoids ou qui sont atopiques. Ces AGCC sont les premiers métabolites produits par la flore intestinale des nourrissons, et leur synthèse augmente rapidement après la naissance (Rasmussen). Il serait intéressant d’étudier leur taux lacté. La choline est une source d’azote non protéique, et elle est un métabolite important pour la synthèse des lipides et pour le développement neurologique de l’enfant. On a constaté que le taux colostral de choline était positivement corrélé au taux sérique maternel de protéine C réactive (Ozarda), et qu’un apport alimentaire élevé en choline chez les adultes était corrélé à un niveau plus bas d’inflammation (Detopoulou).
En conclusion
Au vu de la prévalence actuelle des pathologies allergiques et de leur coût en matière de soins et de qualité de vie, il est capital de connaître les facteurs ayant un impact sur cette prévalence afin de mettre en œuvre des stratégies de prévention. Actuellement, il semble que les facteurs périnataux ont un impact important, et des interventions pourraient modifier certains de ces facteurs. La complexité de la composition du lait humain pourrait expliquer, au moins en partie, les contradictions entre les résultats de nombreuses études, et la possibilité de moduler cette composition via l’alimentation maternelle ou d’autres interventions pourrait avoir d’importantes implications.
Nous avons actuellement besoin de grandes études menées selon une méthodologie standardisée et rigoureuse sur la composition du lait humain et les facteurs qui peuvent l’influencer, et ce dans des populations et des pays variés, prenant en compte le lieu de résidence, le mode de vie, l’alimentation maternelle… Ces études devraient utiliser les approches les plus récentes (métabolomique, protéomique…) ainsi que les méthodes d’analyse les plus fiables. Les études interventionnelles devraient être randomisées et prévoir un suivi à long terme. Les modalités du sevrage peuvent également avoir un impact, et diverses stratégies d’introduction des solides devraient faire l’objet d’études randomisées.
Les références bibliographiques de l'article sont à trouver dans le n° 133 des DA.
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