Publié dans le n° 138 des Dossiers de l'allaitement, septembre 2019
D'après : Practice-based interpretation of ultrasound studies leads the way to more effective clinical support and less pharmaceutical and surgical intervention for breastfeeding infants. Douglas P, Geddes D. Midwifery 2018 ; 58 : 145-55.
Si 96 % des mères australiennes souhaitent allaiter, seulement 39 % allaitent encore exclusivement à 3 mois. Les principales raisons données par les mères pour introduire un lait industriel sont la conviction de ne pas avoir assez de lait, les problèmes de mise au sein et de mamelons douloureux (Brown ; Li ; Odom ; Redsell ; Wasser). De nombreuses études ont constaté que les femmes ne recevaient pas un soutien adéquat de la part des professionnels de santé (Burns ; Dykes ; Schmied), et d’autres études ont montré que ces derniers n’étaient pas formés correctement en matière de soutien aux mères allaitantes (Bernaix ; Gavine ; Holmes ; Renfrew). En conséquence, de nombreuses mères s’entendent dire d’introduire un lait industriel, et de plus en plus d’enfants sont traités par des médicaments ou chirurgicalement en cas de problème d’allaitement. Le but de cette analyse était de faire le point sur les données collectées sur la succion des nourrissons grâce à des études faisant appel à l’échographie. À partir de cette analyse, les auteurs proposent un modèle selon la Gestalt sur la biomécanique de la succion du nourrisson en bonne santé pendant la tétée. Selon ce modèle, une dépression intra-buccale optimale et la prise d’un volume de tissu mammaire adéquat, permettant une tétée confortable pour la mère et efficace pour l’enfant, peuvent être obtenues lorsque la stabilité de la position de la mère et de l’enfant pendant la tétée élimine les vecteurs conflictuels à l’origine des problèmes douloureux.
Stratégies d’optimisation de la mise au sein
Diverses stratégies ont été utilisées pour optimiser la mise au sein. Pendant des décennies, les professionnels de santé estimaient que les nouveau-nés et les mères devaient être "aidés" pour les mises au sein, et une approche "avec les mains" était largement utilisée (Thompson 2011). La mère devait se mettre dans une position déterminée, tenir son sein en C, ou en ciseaux, ou largement en main (suivant les époques), l’enfant devait être maintenu au niveau du dos et de la tête, et on devait le stimuler pour qu’il ouvre grand la bouche. Mais au vu du nombre de mères qui rencontrent des problèmes de mamelons douloureux, l’efficacité de ce type de stratégie devrait être réévaluée (Thompson 2016).
En 2008, les choses ont commencé à évoluer quand Colson et al ont présenté les fondements du Biological Nurturing (BN - Colson). Cette stratégie est fondée sur la reconnaissance des réflexes innés du nouveau-né, destinés à l’amener à prendre le sein spontanément pour peu qu’on les respecte. Le BN recommande une position semi-inclinée en arrière de la mère, l’enfant étant posé à plat ventre sur la poitrine de sa mère, position qui stimule l’expression des réflexes néo-natals primitifs. La mère est encouragée à "aider" son bébé en étant attentive à ses signaux et en y répondant (Smillie). Une approche physiologique pendant le démarrage de l’allaitement, fondée sur le peau à peau immédiat, le BN, l’allaitement à la demande du bébé, le tout favorisant l’expression des réflexes instinctifs chez la mère et son enfant, est fondamentale pour la réussite de l’allaitement. On a toutefois constaté que cela n’était pas suffisant pour assurer à coup sûr une tétée confortable et un transfert adéquat du lait à l’enfant (Brodribb ; Schafer & Watson-Genna ; Svensson).
De nombreux facteurs anatomiques et environnementaux ont également un impact sur l’expression des réflexes et sur le démarrage de l’allaitement, à commencer par la technologie entourant la naissance (Brown & Jordan ; Colson ; Dewey ; Lind ; Sakalidis ; Smillie), la santé maternelle (diabète, obésité…), ou divers facteurs socioculturels et psychologiques. Il existe d’importantes variations individuelles dans les volumes du corps et des seins maternels. Un soutien compétent et individualisé favorise indiscutablement le bon démarrage de l’allaitement, et un soutien "sans les mains", destiné à augmenter la confiance en elle de la mère, est actuellement recommandé. Toutefois, on a constaté que ces nouvelles stratégies ne donnent pas toujours les résultats escomptés (De Oliveira ; Forster ; Henderson ; Kronborg ; Labarere ; Wallace ; Woods), ce qui amène certains professionnels de santé à revenir aux anciennes stratégies. Et en cas d’échec de ces anciennes stratégies, les professionnels de santé sont de plus en plus nombreux à envisager des traitements médicamenteux, chirurgicaux ou ostéopathiques (Douglas ; Miller), dont l’efficacité reste mal étudiée et qui sont coûteux pour les parents.
Impact d’une prise du sein suboptimale
Les auteurs de cette analyse utilisent les termes "ajuster et soutenir" dans une stratégie de prise en compte des variations anatomiques individuelles chez les mères et les bébés, et des interactions entre les caractéristiques maternelles et infantiles. Un ajustement et un soutien adéquats permettront au bébé d’être bien stabilisé, ce qui permettra d’optimiser l’expression de ses réflexes primitifs. Un ajustement et un soutien inadéquats auront pour conséquence des problèmes de mise au sein, de mamelons douloureux, d’engorgement, de canaux lactifères bouchés et de mastites, et de sevrage précoce. Non seulement la mère aura mal, mais les tétées seront souvent excessivement fréquentes, avec un bébé agité qui semble se battre contre le sein, qui pleurera beaucoup, se réveillera souvent et ne prendra pas assez de poids. Et toutes ces manifestations pourront être attribuées à des coliques, un reflux, une allergie, et tout récemment à des "restrictions" au niveau du tissu conjonctif oral du bébé en l’absence de constatation d’un frein (Douglas ; Wattis).
L’impact d’un ajustement et d’un soutien inadéquats sur le comportement de l’enfant est médié par deux mécanismes neurobiologiques. Tout d’abord, l’enfant n’arrive pas à être rassasié car il ne reçoit pas assez de lait. Et cela peut arriver même si la prise de poids peut être considérée comme correcte (et qui est correcte si tout se passe bien par ailleurs). En pareil cas, l’enfant veut téter très souvent et/ou pendant de longues périodes, il pleure beaucoup, se réveille souvent la nuit. Ensuite, un bébé qui a l’habitude de ne pas recevoir suffisamment de lait pendant les tétées en raison de son incapacité à maintenir sa stabilité pourra développer une hyperexcitation du système nerveux végétatif et de l’axe hypothalamo-hypophyso-adrénergique au moment des tétées ou pendant ces dernières (Douglas & Hill). Cette hyperexcitation, induite par les difficultés de démarrage de l’allaitement, peut être temporaire, ou plus durable chez certains bébés. Le comportement induit par cette hyperexcitation amènera à penser que le bébé refuse le sein, présente une aversion orale, ou une allergie. L’hyperexcitation favorise également la survenue d’un reflux gastro-œsophagien qui pourra être traité médicalement de façon inutile, tandis que le problème d’origine perdure ; or, les produits utilisés pour traiter le reflux ont des effets secondaires significatifs (Hua ; Lyon). S’ils amènent à suspecter une allergie, on pourra demander à la mère de suivre un régime d’éviction contraignant et inutile. De plus en plus de nourrissons subissent une chirurgie de section d’un frein lingual, suite à la constatation d’une ankyloglossie à laquelle on attribue la succion incorrecte, une aérophagie induisant ou aggravant un reflux (Ghaheri ; Kotlow ; Siegel), ce qui démontre une méconnaissance des divers mécanismes qui sous-tendent le reflux (stimulation du système sympathique entre autres). On recommande aux parents de veiller à maintenir leur bébé verticalement après la tétée pour qu’il "fasse son rot", ce qui a un impact négatif sur la régulation biologique du sommeil (la plupart des bébés s’endorment à la fin de la tétée – Whittingham & Douglas).
Certains bébés peuvent effectivement présenter un réel frein lingual, le frein "classique" (type 1 ou 2 selon le classement de Coryllos), et en pareil cas une simple freinotomie aux ciseaux s’avèrera très efficace. Mais de plus en plus de bébés nés dans les pays occidentaux se voient maintenant diagnostiquer, en l’absence de frein lingual classique, un frein lingual postérieur, un frein labial, ou même des freins au niveau des joues (Joseph ; Walsh ; Wattis), et on recommandera une freinotomie laser, alors qu’il n’existe guère de données fiables démontrant l’intérêt de cette intervention, et que celle-ci est susceptible d’avoir des effets secondaires significatifs (Douglas ; Francis ; O’Shea ; Power & Murphy). Les auteurs estiment que cette tendance à diagnostiquer des freins variés en cas de problème d’allaitement et en l’absence d’un frein classique doit amener à réviser l’approche actuelle. De nombreuses mères persistent courageusement à allaiter en dépit de tous les obstacles rencontrés et de la médicalisation de l’allaitement, mais dans le contexte actuel des sociétés occidentales, il n’est pas étonnant que les bébés allaités pleurent statistiquement davantage que les bébés nourris avec une formule lactée commerciale (de Lauzon-Guillain).
Données échographiques sur la succion normale
En l’absence d’un frein lingual classique (type 1 ou 2), la recommandation de pratiquer une freinotomie est fondée sur la conviction que les problèmes de succion sont induits par des anomalies structurelles. Les traitements ostéopathiques ou l’échelle d’Hazelbaker pour l’évaluation d’une ankyloglossie sont fondés sur cette conviction. Et cette conviction repose elle-même sur la croyance que le principal mécanisme qui permet au bébé d’obtenir du lait au sein est le mouvement péristaltique de la langue qui comprime le sein en le plaquant contre le palais (Woolridge), de la même façon que le bébé comprime la tétine d’un biberon. Selon cette croyance, tous les mécanismes suivants (ou la plupart d’entre eux) sont nécessaires pour que le bébé obtienne du lait : le placement de la langue en coupelle sous le mamelon et l’aréole, la stabilisation de cette zone du sein dans la bouche du bébé, la compression du sein par la mâchoire supérieure, un mouvement péristaltique antéro-postérieur de la langue, qui va guider le bolus de lait vers l’œsophage, les lèvres devant être retroussées et fermement appliquées sur le sein pour maintenir l’étanchéité (Watson-Genna). Toujours selon cette croyance, tout déficit au niveau des mouvements de la langue et/ou des lèvres induira une mauvaise prise du sein, une succion peu efficace, des douleurs et/ou des lésions des mamelons et un mauvais transfert du lait. Un palais haut et étroit est également perçu comme le signe d’une ankyloglossie, car on estime que l’architecture orale de l’enfant a déjà été conditionnée in utero suite à la limitation des mouvements de la langue. Selon cette conviction, il est nécessaire de "détendre" les tensions induites par les freins ou les restrictions du tissu conjonctif en effectuant une freinotomie ou une thérapie manuelle destinée à les assouplir. Malheureusement, il n’existe guère de données scientifiquement fondées prouvant l’intérêt de ces diverses pratiques. Les études évaluant l’impact d’une freinotomie présentent généralement des biais majeurs, en particulier à cause de l’absence d’outil fiable pour le dépistage des freins (tout particulièrement les freins postérieurs). Il est donc urgent d’évaluer avec précision l’impact d’un ajustement et d’un soutien optimal, afin de pouvoir aider efficacement les mères allaitantes.
Les auteurs ont donc effectué une méta-analyse des études de la succion par échographie, afin de déterminer les paramètres de la succion normale et indolore pour la mère. L’un des auteurs a recherché toutes les études sur le sujet publiées jusqu’en 2016, menées sur la succion de prématurés et d’enfants nés à terme, allaités et/ou nourris au biberon. On a exclu les courriers, les commentaires et les études de cas. Les études retenues ont été analysées sur le plan de leur méthodologie et de leurs résultats. La principale auteure de cette analyse dirige une consultation de lactation à Brisbane (Australie), et cette consultation a mis au point une méthode innovante de gestion des problèmes d’allaitement, le Gestalt Allaitement (Douglas & Keogh). Elle a interprété les résultats des études échographiques de la succion à la lumière de son expérience clinique. L’analyse des résultats des échographies en deux dimensions démontre l’inadéquation du modèle de l’origine structurelle de la majorité des problèmes de succion (Geddes & Sakalidis). L’utilisation de termes inappropriés induit déjà une confusion. On parle des mouvements "péristaltiques" de la langue. Or, ce terme décrit normalement les mouvements alternatifs de distension et de contraction d’une structure tubulaire. L’expression "tissu mammaire intra-buccal" se réfère à l’intégralité du tissu mammaire présent dans la cavité buccale. Mais pendant l’échographie, une partie de ce tissu est invisible car il est dissimulé par la mandibule. La langue a une partie antérieure, une partie médiane et une partie postérieure. Cette dernière est, elle aussi, partiellement dissimulée par la mandibule, et ce qu’on appelle couramment partie "postérieure" est en fait la partie médiane. Enfin, il existe une large gamme de variantes anatomiques parfaitement normales chez les nourrissons (Douglas).
Mouvements de la langue : un rôle mineur
Lorsque les lèvres et le visage du bébé arrivent au contact du sein, un réflexe d’ouverture de la bouche est activé. Le contact du tissu mammaire dans la bouche déclenche l’avancée de la mandibule et sa fermeture sur le sein, la prise devenant étanche. Une dépression intrabuccale de base est alors créée, dont l’importance varie suivant les bébés et en fonction de la morphologie, de la densité et de l’élasticité du tissu mammaire. L’échographie montre que l’extrémité antérieure de la langue dépasse la gencive inférieure, mais elle ne va pas beaucoup plus loin. ; elle ne maintient pas activement le sein (Geddes & Sakalidis). Les mouvements de la langue et de la mandibule sont coordonnés (Steele & Van Leishout). Lorsque la mandibule s’abaisse, les zones antérieure et médiane de la langue suivent, avec une amplitude similaire de mouvement (Elad ; Geddes & Sakalidis), et cette amplitude n’est pas affectée par l’existence d’un frein lingual. La conséquence de cet abaissement de la mandibule et de la langue est une augmentation de la dépression intra-buccale, qui va aspirer le tissu mammaire et induire son expansion (Geddes ; Sakalidis). Cette augmentation rythmique de la dépression, couplée à l’environnement chaud et humide des muqueuses buccales, stimule la sécrétion d’ocytocine et la contraction des cellules myoépithéliales des acini. C’est la dépression intra-buccale qui est le principal déclencheur du réflexe d’éjection, non les mouvements de la langue (Elad ; Geddes & Sakalidis). En effet, lorsque la mandibule remonte, la langue suit et vient comprimer le tissu mammaire, mais le lait arrête alors de s’écouler (Geddes). Lorsqu’on analyse la succion non nutritive, on constate que le tissu mammaire est très peu comprimé, et que les mouvements de succion sont beaucoup plus rapides et beaucoup moins amples que pendant la succion nutritive. La partie antérieure de la langue est la seule à pouvoir bouger légèrement de façon indépendante de la mâchoire, mais cela n’a aucun impact sur l’écoulement du lait. Pendant une tétée sans douleur, l’amplitude des mouvements verticaux de la partie antérieure de la langue pendant un cycle de succion est d’en moyenne 3 mm. Une amplitude aussi faible ne peut guère avoir d’impact sur l’expression du lait hors du sein, et elle a probablement pour but de stabiliser le sein dans la bouche, et de participer à l’étanchéité de la fermeture de la bouche sur le sein.
L’amplitude des mouvements de la partie médiane de la langue est d’environ 6 mm. Cette zone est en contact avec le palais à la fin du cycle de succion. Lorsque la partie médiane est à son niveau le plus bas, la partie antérieure commence à se relever légèrement, suivie par la partie médiane qui s’élève jusqu’à son niveau le plus haut. En général, une dépression intra-buccale plus importante est corrélée à l’expression d’un volume plus important de lait hors du sein (Cannon ; Geddes & Sakalidis ; Mizuno). À noter que la dépression intra-buccale de base (ou de repos) est positivement corrélée au pic de dépression intra-buccale. On a constaté que cette dépression intra-buccale de base augmentait pendant la tétée, éventuellement pour compenser l’augmentation de la souplesse du mamelon au fur et à mesure que le sein se vide (Cannon). La partie postérieure de la langue bouge de bas en haut et de haut en bas avec la mandibule. Les mouvements de cette zone ne peuvent pas facilement être évalués au doigt. La partie postérieure de la langue n’a pas de rôle dans l’expression du lait, mais elle a un rôle dans la déglutition. Lorsque la mandibule remonte, la partie médiane de la langue suit, la dépression intra-buccale diminue, et le bolus de lait est poussé entre le palais mou et la langue vers le pharynx. Lorsque ce bolus atteint les récepteurs sensoriels de la cavité orale postérieure, la déglutition se déclenche, et la respiration est brièvement suspendue (McClellan ; Sakalidis).
Les nourrissons allaités n’ont pas normalement un volume d’air important dans l’estomac (Gridneva), et il n’existe pas de données démontrant que le bébé avale de l’air lorsqu’il tète efficacement, y compris lorsqu’il présente une ankyloglossie ou que la mère a les mamelons douloureux (Geddes ; McClellan). Pendant la succion non nutritive, les quelques déglutitions observées concernent très probablement de la salive, et elles n’induisent pas l’ingestion d’air. On attribue de nombreux problèmes d’allaitement à une anomalie de la coordination succion-déglutition-respiration, mais cette coordination est un phénomène dynamique dont les composantes sont très variables en fonction de l’âge de l’enfant et pendant le déroulement d’une tétée. Même pendant une tétée nutritive normale, le rapport entre la succion, la déglutition et la respiration va de 1/1/1 à 12/1/14 (Sakalidis).
Même si elles ont permis de grandement améliorer nos connaissances sur la succion efficace, les échographies de la succion pendant une tétée présentent des limitations (Geddes). Elles sont habituellement effectuées en 2 dimensions dans le plan sous-mentonnier sagittal médian. Les études sont descriptives, elles portent sur un faible nombre d’enfants, les études incluant des enfants présentant une anomalie de la succion ou de l’anatomie orale sont rares et, soit elles portent sur peu d’enfants et/ou ne sont pas randomisées, soit elles ne comportent pas de groupe témoin (Geddes ; McClellan). Une étude a utilisé une échographie en 3 dimensions pour analyser les mouvements de la partie supérieure de la langue (Burton), mais l’analyse des images était peu fiable, car les auteurs n’ont pas réussi à avoir des images correctes du mamelon, du palais et du flot de lait. Une modélisation informatique d’images échographiques en 2 dimensions a confirmé que la langue n’extrayait pas le lait du sein en le comprimant (Elad).
Importance d’une position stable
Lorsque l’on fait la synthèse des données échographiques et des observations cliniques, de nouvelles conclusions émergent concernant le modèle biomécanique de la succion du nourrisson. Le terme Gestalt est utilisé par les auteurs pour souligner que les données prises dans leur ensemble représentent davantage que leur somme. Lorsque l’enfant est dans une position stable, la prise du sein en bouche est optimisée car le volume de tissu mammaire pris en bouche n’est plus soumis à des vecteurs dont l’action est opposée (certains font sortir le sein de la bouche tandis que d’autres l’y maintiennent). Ces vecteurs sont par exemple le poids du sein, la façon dont le corps et le visage du bébé sont maintenus contre le sein et le corps de la mère, la position du bras du côté du sein pris par l’enfant… Dans le Gestalt Allaitement, cette stabilité est assurée par un contact symétrique entre le sein et le visage du bébé. Une prise du sein optimale ne dépend pas du volume de tissu mammaire pris en bouche au démarrage de la tétée, mais de la dynamique du positionnement et du soutien de l’enfant qui va stabiliser ce dernier et lui permettre d’améliorer la prise en bouche du sein à chaque mouvement de succion. En s’abaissant, la mandibule prend en bouche un volume de sein de plus en plus important jusqu’à ce qu’une prise optimale soit assurée. Pour le Gestalt Allaitement, la mère est encouragée à mettre son bébé au sein en position de BN, semi-inclinée en arrière pour activer les réflexes primitifs de son bébé, à trouver une position stable adaptée à son anatomie et à celle de son bébé et (très important) à effectuer des micro-mouvements tout en portant attention au ressenti de la prise du sein jusqu’à obtention d’une prise du sein optimale (Douglas & Keogh).
Les auteurs ont constaté dans leur pratique professionnelle que c’est le volume de tissu mammaire pris en bouche qui détermine l’amplitude des mouvements de la mâchoire et l’efficacité du transfert du lait, et non la prise initiale du sein ou les particularités du tissu conjonctif de la bouche du bébé (en l’absence d’un frein lingual classique). Le fait que les lèvres soient retroussées ou non n’a aucun impact sur le confort ou l’efficacité de la tétée, et le fait que les lèvres soient bien visibles signifie que le volume de tissu mammaire pris en bouche n’est pas optimal. Assurer la stabilité de la position et la prise d’un volume optimal de tissu mammaire en bouche facilite l’adaptation entre l’anatomie spécifique de la bouche de l’enfant et celle du sein maternel. Un enfant bien stabilisé sera calme pendant la tétée, sauf si des difficultés ont déjà induit chez lui un réflexe conditionné d’hyperactivité.
Même si les zones antérieure et médiane de la langue bougent globalement de façon solidaire, la langue du bébé est un organe souple qui s’adapte et s’enroule autour du tissu mammaire maternel. La pointe de la langue reste relativement stable même lorsque le volume de tissu mammaire pris en bouche augmente suite à l’augmentation de la dépression intra-buccale créée par la baisse de la mandibule à chaque mouvement de succion. La partie médiane de la langue a tendance à s’abaisser davantage ainsi que la mandibule pendant les 4 premières semaines, éventuellement en raison de l’augmentation de la production lactée (Sakalidis). Le bébé peut également modifier l’amplitude des mouvements de la zone médiane de la langue pour s’adapter au flot de lait (Cannon ; Sakalidis). La distance entre la pointe du mamelon et la jonction entre le palais dur et le palais mou reste stable pendant les 6 premiers mois chez des enfants pour qui l’allaitement se passe bien, ce qui permet de penser que cette position optimise l’écoulement du lait et les déglutitions. La pointe du mamelon n’atteint pas cette jonction, que ce soit pendant la tétée nutritive ou la tétée non nutritive (probablement parce que cela déclencherait un réflexe nauséeux). Par ailleurs, cela laisse un espace pour le bolus de lait avant sa déglutition. Plus le sein rentre dans la bouche, plus la pointe du mamelon se rapproche de cette jonction, mais cela dépendra également de la longueur du mamelon, de son élasticité, et de la stabilité de la position du bébé (Geddes & Sakalidis). À la fin d’un mouvement de succion, lorsque la mandibule est remontée, la pointe du mamelon repart en arrière, mais ce recul est inversement corrélé au volume de tissu mammaire pris en bouche.
Le fait que la tétée soit douloureuse pour la mère (en l’absence de frein lingual classique) est corrélé à une dépression intra-buccale excessive (basale et maximale) et à un mauvais transfert du lait (McClellan). Les auteurs estiment que cela est en rapport avec un volume insuffisant de tissu mammaire pris en bouche. McClellan et al ont comparé 25 dyades constituant le groupe témoin à 25 dyades dans lesquelles la mère avait les mamelons douloureux. Cette étude a constaté que la mandibule et la partie médiane de la langue s’abaissaient davantage, que l’espace intra-buccal était plus grand, que la pointe du mamelon était plus proche de la jonction palais dur / palais mou et que le volume de tissu mammaire pris en bouche était plus important dans le groupe témoin. Dans une étude de cas, la dépression intra-buccale très importante constatée chez un bébé était probablement une tentative du bébé d’obtenir davantage de lait (Perrella).
Freinotomie et succion
Une étude échographique a suivi 24 dyades présentant des problèmes d’allaitement avec présence d’un frein lingual classique chez le bébé, avant et après freinotomie (Geddes – nature des problèmes d’allaitement et du frein lingual non spécifiée). Les auteurs rapportaient 2 types de compression du sein avant la freinotomie : au niveau de l’extrémité du mamelon ou de sa base ; dans le premier cas, la pointe du mamelon était nettement plus loin de la jonction palais dur/palais mou que dans le second cas, peut-être parce que les femmes dans le second cas avaient des mamelons plus élastiques. La compression du sein par la langue était atténuée après freinotomie, et le volume de lait absorbé augmentait. Les auteurs n’ont toutefois pas mesuré la dépression intra-buccale. En l’absence d’un frein lingual classique, les modifications de la succion constatées peuvent avoir d’autres causes que la freinotomie. Dans une étude de cas, la nécessité d’une freinotomie a été déterminée à partir d’une prise de poids insuffisante, de l’aspect "en cœur" de la pointe de la langue, d’une faible succion à l’examen au doigt, de l’incapacité du bébé à élever sa langue jusqu’au palais et/ou à l’impression d’un frein "serré" à la palpation même s’il semblait d’aspect normal (Garbin). Après la freinotomie, les échographies montraient que la langue ne comprimait plus le mamelon, que la pointe du mamelon se rapprochait davantage de la jonction palais dur/palais mou pendant la succion, et que la dépression intra-buccale était 2 fois plus basse. Mais cet impact pourrait aussi être en rapport avec des modifications du comportement de la mère et de l’enfant suite à la freinotomie. Toute expérience douloureuse et/ou stressante (et c’est en particulier le cas d’une freinectomie laser) a un impact sur le comportement de succion. La procédure peut également avoir un impact psychologique (augmentation de la confiance maternelle).
L’évaluation au doigt de la succion et l’inspection visuelle des mouvements de la langue ne sont pas des indicateurs fiables de la capacité de l’enfant à téter correctement (sauf si l’enfant présente un frein lingual classique important), et elles ne permettront pas d’analyser la capacité de la langue à remplir correctement son rôle pendant la tétée. Il existe d’importantes variations anatomiques dans la taille et l’élasticité du frein lingual, qui n’empêcheront pas un fonctionnement normal. Au vu des observations par échographie, il n’est pas surprenant que la fiabilité de l’échelle d’Hazelbaker n’ait pas été démontrée (Amir ; Madlon-Kay ; Ricke). Elle a toutefois soulevé l’importance de l’examen systématique de l’anatomie et de la fonction orale du nourrisson, et permis de détecter les freins linguaux classiques, qui seront facilement, rapidement et efficacement traités par une freinotomie aux ciseaux.
En conclusion
Une bonne coordination entre la succion, la déglutition et la respiration est le résultat d’une activation optimale des réflexes du nourrisson liés à la succion, qui seront eux-mêmes activés de façon optimale si l’enfant est correctement stabilisé et soutenu. Les difficultés à ce niveau semblent être le résultat de l’instabilité de la position résultant d’un maintien sub-optimal, et non la cause du problème d’allaitement. De nombreuses mères qui souhaitent allaiter introduisent rapidement un lait industriel en raison de problèmes d’allaitement. Les nouvelles approches fondées sur les réflexes innés du nourrisson, l’observation de celui-ci et sur la biomécanique de la succion, telles que le Biological nurturing et le Gestalt Allaitement, sont simples à utiliser, et elles aident de nombreuses mères. En l’absence d’un réel frein lingual, divers problèmes d’allaitement font de plus en plus souvent l’objet d’une médicalisation (reflux) ou d’une chirurgie (ankyloglossie) inutiles et susceptibles d’avoir des effets secondaires. Optimiser la stabilité de l’enfant pendant la tétée ainsi que le volume de tissu mammaire pris en bouche permettra habituellement à la tétée d’être confortable pour la mère et efficace pour l’enfant. D’autres études sont nécessaires pour confirmer la pertinence de cette approche par rapport à d’autres stratégies.
Références à retrouver dans les DA n° 138
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