Article paru dans les Dossiers de l'allaitement n° 141, décembre 2018
D'après : Delayed lactogenesis II and potential utility of antenatal milk expression in women developing late-onset preeclampsia : a case series. Demirci J et al. BMC Pregnancy Childbirth 2018 ; 18 : 68.
La pré-éclampsie est un trouble hétérogène qui touche 3 à 5 % des femmes enceintes, et qui se manifeste essentiellement par une hypertension et une protéinurie. Elle semble en rapport avec la conjonction d’un dysfonctionnement placentaire et certains facteurs maternels. Elle est dite précoce lorsqu’elle survient entre 20 et < 34 semaines de gestation, et tardive si elle survient à ≥ 34 semaines. Elle augmente significativement les risques liés à la grossesse chez la femme et chez le fœtus. L’allaitement pourrait limiter les séquelles cardiovasculaires induites par la pré-éclampsie. Mais des études ont constaté que les femmes qui en ont souffert ont un risque plus élevé d’introduction rapide de suppléments et de sevrage précoce. L’expression anténatale du colostrum pourrait être utile pour limiter le don précoce de suppléments. Les auteurs présentent plusieurs cas de pré-éclampsie tardive avec montée de lait retardée, survenus chez des femmes à risque de pré-éclampsie incluses dans une étude pilote randomisée destinée à évaluer l’impact de l’expression anténatale du colostrum à partir de 37 semaines de gestation (groupe intervention) versus uniquement le suivi spécifique de ces femmes à risque (groupe témoin).
Premier cas
Cette femme était professionnelle de santé et elle avait reçu une formation en matière d’allaitement. Elle était incluse dans le groupe intervention. Pendant la grossesse, les seins ont présenté les modifications typiques de la préparation à l’allaitement, avec démarrage de la production de colostrum. Elle avait prévu d’allaiter exclusivement jusqu’à 6 mois, et de poursuivre l’allaitement jusqu’à 12 mois. Elle a exprimé du colostrum pendant 14 jours (15 expressions, avec collecte de 60 ml de colostrum), qu’elle a stocké au congélateur. À 39 semaines et 3 jours de gestation, elle s’est présentée à la maternité. Elle avait des contractions toutes les 5 minutes. L’examen clinique a constaté une tension à 140/110 mm Hg, et le bilan biologique effectué en urgence a constaté une thromobocytopénie et un rapport protéine/créatinine difficilement interprétable. Une pré-éclampsie a été diagnostiquée, et un traitement par sulfate de magnésium en IV a été débuté. Devant la lenteur du travail, on a administré de l’ocytocine et effectué une rupture artificielle des membranes. En l’absence de résultat significatif et devant la détérioration des fonctions rénales et hépatiques maternelles, une césarienne a été effectuée. À la naissance, le bébé a nécessité une réanimation, puis il a été transféré en néonatalogie et mis sous ventilation en pression positive continue et sous monitoring. Son état clinique étant stable, il a été transféré en pouponnière. Après la césarienne, la mère a été placée en soins intensifs pendant 24 heures, puis elle a été transférée en maternité suite à l’amélioration de son état clinique et biologique.
La première tétée est survenue environ 1,5 heure après la naissance alors que la mère était en réanimation. L’enfant a semblé téter correctement. À J2, le père a apporté à la maternité environ la moitié du colostrum qui avait été exprimé par sa femme. Pendant les 24 heures de séjour de la mère en réanimation, le bébé a été exclusivement allaité, soit directement au sein, soit avec du colostrum exprimé (la mère a également commencé à exprimer son colostrum pendant son séjour en réanimation). Après son transfert en maternité, le bébé a été exclusivement nourri au sein, à l’exception du don de 25 ml de colostrum exprimé avant la naissance et donné pendant une nuit. La mère est rentrée chez elle avec son bébé au bout de 3 jours. Elle n’avait pas encore eu sa montée de lait, et elle a de nouveau donné 25 ml de colostrum exprimé la nuit suivante. La montée de lait est survenue à J5. Au dernier suivi à 3-4 mois post-partum, elle allaitait exclusivement. Cette mère a dit être très heureuse d’avoir été incluse dans cette étude, car cela lui a permis de pouvoir allaiter exclusivement son bébé grâce au colostrum qu’elle avait exprimé avant la naissance, car elle n’avait obtenu que quelques gouttes lors des premières séances d’expression après son accouchement.
Second cas
Cette femme était incluse dans le groupe témoin, qui devait recevoir uniquement des informations. Elle souhaitait allaiter exclusivement jusqu’à 6 mois, et poursuivre l’allaitement jusqu’à 12 mois. L’évolution de ses seins pendant la grossesse avait été normale. Elle a été référée au service de maternité à 36 semaines et 6 jours suite à la constatation, lors d’un suivi prénatal de routine, d’une hypertension et d’une protéinurie. Une pré-éclampsie a été confirmée, et l’accouchement a été déclenché. Suite à la constatation d’une baisse du rythme cardiaque fœtal, une césarienne a été effectuée. En raison de complications pendant la césarienne, elle a été placée sous anesthésie générale pour la fin de l’intervention. La période post-opératoire a été compliquée par des nausées et des vomissements persistants, une tachycardie, un iléus post-chirurgical, et une réanimation a été rendue nécessaire par une perte importante de sang. Le nouveau-né a reçu du lait industriel donné au biberon par le père. Environ 3,5 heures après la chirurgie, la mère a pu mettre son bébé au sein, mais pendant les 24 heures suivantes il a été exclusivement nourri de lait industriel donné au biberon en raison de l’état de santé de la mère. On a alors apporté un tire-lait à cette dernière, et à partir de J3, le bébé a commencé à être nourri d’un mélange de lait maternel et de lait industriel donné au biberon. À partir de J2, la mère a été quotidiennement visitée par une consultante en lactation. L’état clinique de la mère s’est progressivement amélioré, et elle est sortie de maternité au bout de 4 jours. Au suivi à J12, la mère a dit que sa montée de lait était survenue à J5, et elle allaitait exclusivement depuis. Au suivi à 3-4 mois, son enfant était presque exclusivement allaité, la mère estimant que son lait couvrait environ 90 % de ses apports.
Troisième cas
Cette femme souhaitait allaiter exclusivement jusqu’à 6 mois, et poursuivre l’allaitement jusqu’à 12 mois. L’évolution de ses seins pendant la grossesse avait été normale. Elle était incluse dans le groupe intervention. Elle a exprimé son colostrum à 7 reprises en fin de grossesse, mais n’a pas recueilli ce colostrum. Elle a été référée en maternité à 39 semaines de gestation suite à la constatation, lors d’un bilan, d’une hypertension et d’une tachycardie fœtale. Le bilan en maternité a confirmé la pré-éclampsie, et l’accouchement a été déclenché. L’état clinique et biologique de la mère a commencé à s’aggraver, ainsi que l’état du fœtus. Le travail avançait très lentement, et la présence de méconium dans le liquide amniotique a été constatée suite à la rupture spontanée des membranes. Une césarienne a donc été effectuée. La mère et l’enfant ont été placés en salle de réveil après la chirurgie. La première mise au sein est survenue 1,3 heures après la naissance. La mère a allaité exclusivement pendant les 3 jours de son séjour en maternité. Elle a été vue par une consultante en lactation avant sa sortie, et celle-ci a constaté que le bébé tétait correctement et que la mère savait bien exprimer manuellement son lait. La montée de lait est survenue à J2, et au dernier suivi, la mère allaitait exclusivement. Elle était satisfaite d’avoir été incluse dans l’étude. Même si elle n’avait pas collecté le colostrum exprimé avant la naissance, elle estimait que cela l’avait habituée à tirer manuellement son lait, lui avait donné confiance en elle, et que les séances d’expression du colostrum étaient probablement à l’origine de sa montée de lait très rapide.
Quatrième cas
L’évolution des seins de cette femme pendant la grossesse avait été normale et elle souhaitait allaiter exclusivement aussi longtemps que possible. Elle était incluse dans le groupe intervention, mais une hypertension a été constatée à 37 semaines et 4 jours, alors qu’elle n’avait pas encore commencé à exprimer son colostrum. Elle a été admise en maternité, et devant l’aggravation de l’hypertension, l’accouchement a été déclenché. Elle a accouché par voie basse, puis elle est restée en salle de réveil pendant 24 heures, sous perfusion de sulfate de magnésium jusqu’à normalisation de sa tension. La première tétée est survenue environ 1,5 heures après la naissance, le bébé étant peu efficace. La nuit suivante, le bébé a reçu 22 ml de lait industriel en raison de l’échec des tentatives de mise au sein. Pendant le reste de l’hospitalisation, la mère a essayé régulièrement de mettre son bébé au sein, avant de lui donner un biberon de lait industriel. Elle a été vue par une consultante en lactation 24 heures après la naissance. Celle-ci lui a fourni des informations sur l’allaitement et sur l’expression manuelle du colostrum. Au suivi à J11, la mère a dit avoir eu sa montée de lait à environ J4. Son bébé était mis au sein plusieurs fois par jour, et il recevait par ailleurs au biberon un mélange de lait maternel exprimé et de lait industriel, la mère estimant que son lait représentait environ 1/3 des apports de son bébé. Elle attribuait les problèmes de production lactée à la prise de furosémide pendant 5 jours, pour le traitement d’œdèmes et d’une hypertension persistante. À noter que cette femme prenait également un IRS pour le traitement d’une dépression, et qu’une montée de lait retardée est l’un des effets secondaires de ces produits. Au suivi à 3-4 mois, le bébé était exclusivement nourri de lait maternel exprimé, majoritairement donné au biberon, parallèlement à quelques tétées quotidiennes en utilisant un bout de sein.
En conclusion
Ces cas illustrent bien les difficultés rencontrées par des femmes qui ont présenté une pré-éclampsie en fin de grossesse, ainsi que la variabilité du post-partum chez ces femmes, la montée de lait rapide chez la troisième femme étant relativement exceptionnelle. Le risque de montée de lait tardive est plus élevé chez les femmes primipares, obèses, diabétiques, qui ont eu un travail prolongé et/ou stressant, une césarienne, un œdème en post-partum, et lorsque le nouveau-né était peu efficace au sein. Les femmes dont les cas sont décrits ci-dessus présentaient plusieurs de ces facteurs de risque. Il est également possible que le traitement de la pré-éclampsie ait un impact négatif sur la montée de lait (sulfate de magnésium, furosémide). Cela pourrait aussi être le résultat d’une première mise au sein retardée et/ou d’une fréquence insuffisante des tétées suite à l’état clinique de la mère. Les 2 cas de mères ayant exprimé leur colostrum avant la naissance semblent montrer que cette expression peut faciliter le démarrage de l’allaitement après la naissance, en augmentant la confiance en elle de la mère et/ou en permettant à l’enfant de recevoir du colostrum maternel plutôt qu’un lait industriel s’il doit recevoir des suppléments. En dépit des circonstances difficiles, ces 4 mères allaitaient exclusivement ou quasiment exclusivement à 3-4 mois.
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