Publié dans le n° 147 des Dossiers de l'allaitement, juin 2019
D'après : Complementary feeding recommendations and business interests. Ziemer D. Lact Breastfeed 2018 ; 2 : 11-6.
L’auteure a mené pendant 10 mois une enquête qui l’a amenée à la conclusion suivante : les recommandations officielles des services de santé concernant l’alimentation infantile pendant la première année sont influencées par les intérêts commerciaux des fabricants d’aliments pour jeunes enfants. Elle présente dans cet article les résultats de cette enquête. Sa décision de mener cette investigation est venue de sa propre expérience de mère, lorsqu’elle a tenté d’introduire les solides chez son premier enfant selon les recommandations officielles en Allemagne. Le résultat a été très frustrant : son bébé était de moins en moins intéressé par les repas et a même fini par refuser complètement les solides. Elle a alors découvert la diversification menée par l’enfant (DME), qui permet à l’enfant de décider lui-même de ce qu’il mange et de le faire à son propre rythme, et les repas sont du jour au lendemain devenus beaucoup plus agréables pour tout le monde. Elle se rappelle également ses questions devant les conclusions contradictoires de deux articles publiés à peu près au même moment dans le même journal sur les aliments de sevrage. Elle a donc décidé d’analyser les recommandations officielles en Allemagne, mais également un peu partout dans le monde.
En Allemagne et d’après un consensus d’experts, l’introduction des solides est conseillée à partir du début du 5e mois et au plus tard à partir du 7e mois ; l’OMS la recommande à partir du 7e mois. Si les parents souhaitent suivre les recommandations de l’OMS, ils ne respecteront pas les recommandations des services de santé allemands. Par ailleurs, si on regarde de près ce qui est écrit sur les petits pots pour bébés, les parents peuvent même penser qu’ils peuvent être donnés dès le 4e mois, car le chiffre 4 est écrit en gros tandis que la mention "à partir de" est écrite en très petits caractères. Et le fait est que, d’après une enquête, près de 30 % des enfants commencent à recevoir ces produits avant 4 mois. Quelles sont les raisons des divergences entre les recommandations de l’OMS, valables à l’échelle mondiale, et les recommandations des services de santé allemands ? Les experts affirment que l’introduction des solides à partir de 4 mois peut participer à la prévention des allergies, et qu’au mieux la poursuite de l’allaitement exclusif après 4 mois n’apporte aucun avantage supplémentaire pour la protection vis-à-vis des allergies. Toutefois, les études sur le sujet sont loin d’être concluantes. De plus, statistiquement parlant, peu de femmes allaitent exclusivement jusqu’à 6 mois (environ 20 % en Allemagne en 2014, pour une durée totale moyenne d’allaitement de 7,5 mois). Le réseau d’experts en a donc conclu qu’il était inutile d’ennuyer les mères avec des recommandations irréalistes.
La protection de l’enfant vis-à-vis des infections est l’un des arguments de l’OMS pour sa recommandation de poursuivre l’allaitement exclusif jusqu’à 6 mois. Certes, ce risque est beaucoup plus bas dans les pays industrialisés que dans les pays en voie de développement, mais l’OMS stipule que ses recommandations sont valables pour tous les pays, dans la mesure où certains bénéfices de l’allaitement exclusif sont dose-dépendants. Dans la mesure où des études ont constaté les bénéfices d’un allaitement exclusif plus long sur le plan économique même dans les pays industrialisés, promouvoir les recommandations de l’OMS serait donc dans l’intérêt des services de santé. Un autre argument couramment débattu dans les discussions sur la durée recommandée de l’allaitement exclusif est le risque de carence chez l’enfant. Les recommandations officielles allemandes estiment que l’enfant court un risque significatif de carence en certains nutriments si les solides sont introduits seulement après le début du 7e mois. Cependant, cela n’a pas été constaté par une méta-analyse de la Cochrane, qui concluait qu’aucun déficit significatif n’avait été constaté suite à un allaitement exclusif de 6 mois, tant dans les pays industrialisés que dans les pays en voie de développement, et que rien ne permettait donc de remettre en question les recommandations de l’OMS. La recommandation d’introduire les solides à partir de 4 mois risque surtout de décourager les mères d’allaiter exclusivement jusqu’à 6 mois.
La rédaction des recommandations officielles allemandes a fait l’objet de vives controverses. Et il est intéressant de noter que les associations et organisations dédiées à l’allaitement, telles que LLL Allemagne ou l’Association allemande des IBCLC, n’ont pas été conviées aux discussions et n’ont donc pas pu participer à leur rédaction, alors que les représentants d’organisations financées par l’industrie alimentaire l’ont été. Les sages-femmes ont réussi à être représentées, mais globalement elles n’en étaient pas satisfaites. Les experts appelés à donner leur point de vue avaient, pour certains, des liens directs avec l’industrie des aliments pour nourrissons. Globalement, nombre de membres du réseau chargé de rédiger ces recommandations présentaient divers conflits d’intérêt. Le paragraphe sur les besoins en fer des bébés est fondé sur les données d’une étude qui a été cofinancée par une organisation de promotion de l’agriculture, et il n’est guère étonnant qu’elle recommande le don précoce d’aliments de sevrage industriels enrichis en fer. Cette organisation collabore à divers projets de recherche destinés à améliorer les aliments industriels pour nourrissons. Mais on peut se demander dans quelle mesure les bébés ont réellement besoin d’aliments de sevrage industriels ; les organisations de défense des consommateurs estiment qu’ils ne sont pas nécessaires. Il est intéressant de constater la façon dont les médias traitent les informations. Lorsqu’une étude a conclu que l’allaitement exclusif jusqu’à 6 mois n’était pas vraiment utile et que cela pouvait même augmenter le risque d’allergie ou d’anémie, ces conclusions ont été largement reprises par la presse sans aucune analyse, alors que 3 des 4 auteurs faisaient état de liens financiers avec des fabricants de laits industriels et/ou d’aliments de sevrage. Mais lorsque l’OMS publie une étude sur le sujet, elle fait l’objet de critiques. Certains chercheurs, tels que Berthold Koletzko, mènent à la fois des études sur l’allaitement et des études destinées à améliorer les laits industriels. Ce chercheur estime qu’il n’existe aucun conflit entre ces deux aspects de son travail, d’autant qu’il milite pour l’interdiction d’un marketing inapproprié des laits industriels. Mais cela ne l’empêche pas de donner par exemple une conférence dans un congrès financé par un fabricant de lait industriel pour présenter les résultats de ses recherches sur leurs produits afin de les rendre encore "un peu plus proches" du lait maternel, recherches financées par ce fabricant. Qu’ils le veuillent ou non, les chercheurs financés par l’industrie des aliments pour nourrissons qui souhaitent par ailleurs promouvoir l’allaitement présentent des conflits d’intérêt, même s’ils n’en sont pas conscients. C’est la raison pour laquelle les organisations de protection des consommateurs demandent à ce que les recommandations officielles soient édictées par des experts indépendants financés par des fonds publics.
La conclusion que l’auteur tire de son enquête est que l’introduction des aliments de sevrage est tout à fait possible sans qu’il soit nécessaire de publier des recommandations officielles sur l’alimentation infantile pendant la première année, et que l’absence de telles recommandations rendrait plus facile la vie de nombreuses familles. En conséquence, la table ronde sur la promotion de l’allaitement menée en 2018 s’est accordée pour demander que le taux d’allaitement exclusif à 6 mois reste un des facteurs permettant d’évaluer les résultats de la promotion de l’allaitement en Allemagne.
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