Publié dans le n° 150 des Dossiers de l'allaitement, septembre 2020
D'après : The mystery of D-MER. What can hormonal research tell us about dysphoric milk ejection reflex ? Uvnas-Moberg K, Kendall-Tacket K. Clin Lact 2018 ; 9(1) : 23-9.
La capacité des mères à allaiter a été indispensable à la survie de l’humanité pendant des millénaires. La physiologie féminine est conçue pour que la lactation débute après l’accouchement et que la mère fabrique suffisamment de lait. Si l’allaitement est, dans la majorité des cas, une expérience gratifiante pour la mère, entre autres en raison de son contexte hormonal spécifique, ce n’est pas le cas pour certaines mères. L’allaitement peut alors être désagréable, frustrant ou émotionnellement difficile. C’est par exemple le cas chez les mères qui souffrent d’un réflexe d’éjection dysphorique (RED). Ce terme décrit un vécu de dysphorie qui survient uniquement pendant le réflexe d’éjection. Nous savons très peu de choses sur ce phénomène. Si on peut trouver des témoignages de mères sur des sites dédiés, il n’existe que quelques rapports de cas dans la littérature médicale. Les auteurs font le point sur le sujet.
Les mères décrivent le RED comme une dysphorie survenant brutalement, comme une vague déferlante, en début de tétée. Les manifestations de dysphorie vont des vertiges à la crise de panique ou de dépression, en passant par la tristesse, la colère ou l’agitation. Dans les cas les plus sévères, la mère peut même avoir des pensées suicidaires. Les manifestations disparaissent dans les 10 minutes qui suivent le début de la tétée. La plupart des mères continuent à allaiter, mais les femmes chez qui la dysphorie est la plus sévère pourront ne pas la supporter, même si elle est transitoire, et décider de sevrer. À noter que, si elle est différente de la dépression ou de l’anxiété, ces dernières peuvent cohabiter avec un RED. Le RED peut durer quelques jours, quelques semaines ou toute la durée de l’allaitement chez certaines mères, et il peut se répéter à chaque enfant.
Cette mère a mis du temps avant de comprendre ce qui lui arrivait. Elle souffrait de dépression et de crises d’anxiété, pour lesquelles elle était traitée. Elle a commencé à se poser des questions lorsqu’elle a recommencé à prendre une pilule contraceptive qui a eu un impact positif sur son état émotionnel, puis lorsqu’elle a repris son travail et qu’elle a commencé à y tirer son lait. Elle a constaté que chaque fois qu’elle mettait son bébé au sein mais aussi qu’elle tirait son lait, la dysphorie la submergeait à nouveau, pour disparaître après une à deux minutes. Elle allaite depuis plus d’un an, et le RED est toujours présent. Elle est heureuse d’avoir réussi à mettre un nom sur ce qu’elle vit.
Cette mère a souffert de RED pendant l’allaitement de ses trois enfants. Elle éprouvait des sentiments qui allaient de la tristesse aux pensées suicidaires, en passant par des crises de pleurs, mais le sentiment le plus fréquent était la nostalgie. Avec son premier enfant, le RED a débuté environ une semaine après la naissance et a disparu après environ 6 semaines. Avec son second enfant, il a débuté dès la montée de lait et a perduré pendant des mois. Lorsqu’elle attendait son troisième enfant, elle a exprimé son colostrum une paire de fois en fin de grossesse et a ressenti un RED. Ce dernier a persisté 4 à 6 semaines après la naissance. Le RED apparaît pendant les premières minutes de la tétée et disparaît une à deux minutes après la survenue du réflexe d’éjection.
Les caractéristiques du RED suggèrent une étiologie hormonale. Deux hormones sont sécrétées en réponse à la stimulation des seins : l’ocytocine qui induit le réflexe d’éjection, et la prolactine qui augmente la production lactée. L’ocytocine est sécrétée dès que le bébé prend le sein, par décharges qui provoquent la contraction des cellules myoépithéliales qui entourent les acini mammaires. La prolactine, au contraire, est sécrétée graduellement après le début de la tétée. Au vu des caractéristiques du RED, l’ocytocine est un bon candidat. Mais comment cette hormone, globalement associée au bien-être, au calme et au plaisir, peut-elle être à l’origine du RED ?
L’ocytocine est sécrétée par deux groupes de cellules de l’hypothalamus : le noyau supraoptique et le noyau paraventriculaire. Les axones des neurones de ces cellules vont jusqu’à l’hypophyse postérieure et excrètent l’ocytocine dans la circulation sanguine. De plus, le noyau paraventriculaire envoie également des ramifications vers d’importants centres de régulation cérébraux ; lorsqu’il est activé, de l’ocytocine sera également sécrétée dans le cerveau. Le noyau paraventriculaire contrôle à la fois les systèmes de réponses au stress et la sécrétion d’ocytocine. Lorsque l’un de ces systèmes est régulé à la hausse, l’autre l’est à la baisse et vice versa. L’ocytocine est par exemple sécrétée au niveau de l’amygdale, qui régule la crainte et les interactions sociales, ainsi que dans des régions qui régulent la douleur, le bien-être, la pression sanguine, le rythme cardiaque, la digestion, l’appétit et la soif… L’augmentation de la sécrétion d’ocytocine induite par les tétées aide les mères à s’adapter aux contraintes de l’allaitement, facilite les interactions mère-enfant, et stabilise l’état émotionnel de la mère.
L’ocytocine peut également déclencher des réactions de type combat-fuite chez une personne en cas d’agression, entre autres chez une mère si elle perçoit une menace contre son bébé. Les symptômes du RED ressemblent au type de sensations éprouvées en cas de réaction combat-fuite, ou en cas de syndrome de stress post-traumatique (un syndrome qui induit une activation chronique du système de stress). Les sentiments négatifs vécus pendant le RED ne sont pas dirigés vers le bébé. Ils sont déclenchés par une zone du cerveau qui est hors du contrôle de la mère. La sécrétion d’ocytocine semble induire par erreur des réactions de type combat-fuite au lieu d’induire les sentiments positifs habituellement déclenchés par la tétée.
Mais en fait, on ignore pour quelle raison certaines mères présentent un RED. Des études sur les animaux ont constaté que la survenue d’un stress pendant la gestation pouvait déclencher des réponses négatives à la place des réponses positives pendant que le petit tète. Une mise-bas traumatique pouvait également avoir cet impact. Une étude récente a constaté que les femmes à qui on avait administré de l’ocytocine pendant l’accouchement avaient un taux significativement plus élevé d’anxiété et de dépression en post-partum que les femmes qui n’en avaient pas reçu. L’administration d’ocytocine synthétique rend le travail nettement plus douloureux et bloque l’action apaisante de l’ocytocine naturelle. De plus, les mères à qui on administre de l’ocytocine pendant le travail ont beaucoup plus souvent une péridurale, qui bloque également la sécrétion d’ocytocine naturelle. L’analyse des témoignages postés sur les forums montre cependant que la plupart de ces femmes ne semblent pas avoir souffert de stress important susceptible de déclencher ce type de réponses. Nombre de mères ne savent tout simplement pas pourquoi cela leur arrive. Mais le savoir est moins important que de reconnaître l’existence du problème et d’arriver à le corriger.
Certains chercheurs ont attribué le RED à la baisse du taux de dopamine, une molécule "de récompense" sécrétée dans le cerveau qui induit un sentiment de bien-être, mais les données actuelles sur les hormones ne sont pas en faveur de cette hypothèse : une implication de la dopamine n’est guère cohérente avec le climat hormonal de la lactation, ni avec les manifestations du RED décrites par les mères, en particulier la brutalité de leur survenue, puis de leur disparition. Cette rapidité suggère vraiment une implication de l’ocytocine elle-même, une hormone aussi rapidement éliminée qu’elle est sécrétée. Le taux de prolactine commence à augmenter 10 à 20 minutes après le début de la tétée, son taux reste élevé pendant plusieurs heures, et la sécrétion de prolactine est en partie médiée par une baisse du taux de dopamine au niveau de l’hypothalamus. Par ailleurs, on ne sait pas exactement si l’activité des neurones à dopamine qui contrôlent la sécrétion de prolactine le font parallèlement à l’activité des neurones à dopamine des centres de la récompense, ou s’ils agissent de façon indépendante. Savoir si la dopamine joue ou non un rôle a des implications pour le traitement du RED. Certains ont recommandé la prise de produits tels que le bupropion, qui inhibe la recapture de la dopamine, mais cette recommandation est uniquement fondée sur l’hypothèse du rôle d’une baisse du taux de dopamine dans le RED. Si la dopamine n’est pas en cause, ce type de traitement ne sera guère efficace. Certaines mères estiment que le bupropion les a aidées à surmonter leur RED, mais ce n’est pas le cas d’autres mères, et ce produit n’a jamais fait l’objet d’une étude randomisée contre placebo dans cette indication.
Malheureusement, en l’absence de données fiables sur la cause du RED, on ne peut que tenter de faire des suggestions de traitement. Si la réponse à l’ocytocine est détournée de son schéma normal, on peut tenter de la remettre sur le bon chemin afin que les décharges d’ocytocine en réponse aux tétées induisent à nouveau des sensations agréables. Cela peut se faire par reconditionnement, comme on le fait pour le syndrome de stress post-traumatique, dans lequel des sensations normales déclenchent des réponses anormales. Il devrait donc être possible de déconditionner la réponse anormale à la décharge d’ocytocine. La première étape est d’aider le système hormonal de la mère à augmenter le taux circulant d’ocytocine tout en abaissant son système de stress, et pour ce faire il est nécessaire d’aider la mère à se sentir en sécurité. Pendant les premiers jours post-partum, la mère devrait être entourée de personnes en qui elle a confiance, ce qui implique de supprimer les visites de personnes avec lesquelles elle ne se sent pas à l’aise, y compris si elles appartiennent à la famille ou au personnel soignant. Le contact peau à peau est un moyen efficace d’augmenter la sécrétion d’ocytocine et d’abaisser le niveau de stress, chez le nourrisson comme chez la mère. Augmenter le contact peau à peau entre la mère et son enfant pourrait aider la mère à surmonter le RED. Pratiquer des massages pourrait avoir un impact similaire. Toutefois, ce type de stratégie pourra ne pas être efficace (voire être contre-productif) chez des mères qui ont des antécédents de sévices variés.
La méditation est une technique qui s’est avérée très efficace dans diverses pathologies. Elle permet de faire une pause et de se "vider" l’esprit. Cela peut être utile chez une mère qui est submergée de sentiments négatifs. Se concentrer sur sa respiration, se regarder de l’extérieur avec compassion, se rappeler que ce qu’elle vit, ce sont des sentiments, non des faits, peut aider la mère à traverser l’épisode de RED. Le fait de mettre un nom sur cette situation et de savoir qu’elle n’est pas seule à éprouver ce type de vécu aidera aussi la mère à gérer le problème. La méditation, en particulier si elle est combinée à des thérapies cognitives et comportementales, est très efficace pour traiter le syndrome de stress post-traumatique, et on peut donc penser qu’elle sera également efficace pour traiter le RED.
Avant de savoir ce qui m’arrivait, je trouvais très difficile de ressentir ce que je ressentais au lieu de ce à quoi je m’attendais. Lorsque j’ai compris quel était mon problème, j’ai constaté que je pouvais traverser ces quelques minutes difficiles en me concentrant sur autre chose et en ayant des pensées positives et rassurantes telles que "ça n’est pas vraiment moi, ça ne dure pas longtemps, dans quelques minutes je me sentirai mieux".
Un environnement net et ordonné pour les tétées peut participer à la baisse du stress maternel : aménager un endroit confortable, entouré de jolies choses, écouter de la musique douce… La chaleur peut également induire un sentiment de bien-être, et la mère pourra se mettre un vêtement chaud sur les épaules, ou mettre ses pieds dans une bassine d’eau chaude. Tout ce qui permet à une mère de se sentir bien et de s’occuper de son bien-être peut être essayé. Dans une présentation de cas du Breastfeeding Atlas, Wilson-Clay a suggéré à la mère d’un nouveau-né qui souffrait de RED d’ajouter environ 100 g de protéines à chacun de ses repas pour améliorer son état de santé. La mère a constaté que cela avait considérablement amélioré les manifestations du RED : elle souffrait de nausées et consommait essentiellement des glucides parce c’était ce qu’elle tolérait le mieux. Elle se demandait dans quelle mesure cette alimentation n’induisait pas d’importantes variations de sa glycémie, ce qui aggravait le RED. Cette constatation est intéressante dans la mesure où la sécrétion d’insuline est également induite par la succion et les décharges d’ocytocine. Il est possible que, chez certaines femmes, les mises au sein induisent une augmentation importante du taux d’insuline, et ce phénomène pourrait être contrôlé en évitant les apports glucidiques excessifs. Cette mère a également arrêté de tirer son lait pour se focaliser uniquement sur les mises au sein, ce qui a soulagé les symptômes.
En conclusion, le RED est une entité encore mal comprise, mais très difficile à vivre pour la mère qui en souffre. Il est possible de faire des hypothèses à partir de sa présentation, mais cela reste des hypothèses. Il faut espérer que des études permettront d’en savoir davantage sur ce problème dans les années à venir. Toutefois, ce que nous savons nous permet de proposer aux mères concernées des stratégies susceptibles de les aider, en particulier pour reprogrammer leurs réponses aux décharges d’ocytocine induites par les tétées. Favoriser tout ce qui a un impact apaisant et sécurisant, comme le peau à peau, le contact physique, les massages, la méditation. Pendant le RED, la mère peut se concentrer sur sa respiration, sur des pensées positives et valorisantes et sur le fait que ce qu’elle ressent ne va durer que quelques minutes. Il semble que le fait de diminuer les apports glucidiques et d’augmenter les apports protidiques et lipidiques soit susceptible d’aider au moins certaines femmes, en favorisant une glycémie plus stable.
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