Publié dans le n° 150 des Dossiers de l'allaitement, septembre 2020.
La marijuana est la drogue récréationnelle la plus couramment utilisée par les mères allaitantes. Toutefois, son impact potentiel sur le bébé allaité reste mal connu, alors qu’il est indispensable de le connaître, en particulier sur le neurodéveloppement des jeunes enfants. L’allaitement présente des bénéfices démontrés chez la mère et l’enfant. Mais la présence dans le lait maternel de cannabinoïdes est susceptible d’avoir un impact neurocomportemental chez l’enfant, même si les études sur le sujet ont donné des résultats contradictoires. Dans la mesure où de plus en plus de pays légalisent l’utilisation de marijuana, il est urgent d’en savoir davantage sur le niveau d’exposition des enfants allaités par une mère qui en consomme.
Le cannabis peut être fumé, inhalé ou absorbé par voie orale. La fumée du cannabis contient plus de 150 composés. Le principal est le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC). Il passe immédiatement dans le sang à partir des poumons, puis il est redistribué très rapidement dans les organes hautement vascularisés. Son taux sérique est donc faible, nettement plus bas que son taux cérébral. Il est liposoluble et il est donc stocké dans le tissu adipeux pendant des semaines à des mois. Des études ont constaté qu’il passait dans le lait où son taux était faible à modéré, mais elles sont anciennes. Les produits actuellement vendus ont des taux significativement plus élevés de THC.
Marijuana use by breastfeeding mothers and cannabinoid concentrations in breast milk. Bertrand KA et al. Pediatrics 2018 ; 142(3) : e20181076.
Cette étude a été menée auprès de mères qui étaient candidates pour donner leur lait au lactarium de San Diego (États-Unis) à des fins de recherche. Les mères ont répondu à un questionnaire pour collecte de données démographiques et socioéconomiques, sur les antécédents médicaux maternels et infantiles, ainsi que sur leur éventuelle consommation de médicaments, alcool et drogues récréatives pendant les 14 jours précédant la collecte de l’échantillon. On a demandé aux mères de collecter celui-ci selon un protocole précis et au maximum 24 heures avant leur rendez-vous (et le plus près possible de l’heure de ce rendez-vous), l’échantillon devant faire ≥ 1 ml (jusqu’à 50 ml) ; il devait être immédiatement mis au réfrigérateur et apporté sur glace au lactarium lors du rendez-vous. Lorsque la mère avait dit avoir consommé de la marijuana depuis son accouchement, on lui a demandé de préciser le mode de consommation, la quantité consommée à chaque prise, la fréquence des prises et le délai écoulé entre la dernière prise et la collecte de l’échantillon de lait. Les échantillons de lait ont été répartis en aliquots de 1 à 15 ml et stockés à –80°C jusqu’à analyse par le laboratoire de recherche du lactarium. Le taux des cannabinoïdes (delta 9-tétrahydrocannabinol – delta-9-THC, 11-OH-THC et cannabidiol) a été recherché par chromatographie de haute performance en phase liquide couplée à une spectroscopie de masse quadripolaire. Le niveau d’exposition du bébé allaité a été évalué en calculant son taux plasmatique à partir du taux lacté de delta-9-THC susceptible d’être absorbé sur une période de 24 heures par un bébé de 3 mois, pesant 6,1 kg et consommant environ 90 ml de lait maternel 8 fois par jour à l’occasion de tétées régulièrement espacées, avec une biodisponibilité orale du delta-9-THC de 6 %.
Entre 2014 et 2017, 50 des mères qui étaient candidates pour participer au programme de recherche du lactarium ont dit avoir consommé de la marijuana pendant les 14 jours précédents et ont fourni un échantillon de lait, 4 d’entre elles ayant fourni 2 échantillons à des moments différents. Les 2/3 des mères allaitaient un enfant de < 12 mois. 64 % consommaient de la marijuana uniquement par inhalation, et 88 % en consommaient ≥ 1 fois par jour. Le delta-9-THC était détectable dans 63 % des 54 échantillons de lait, à un taux de 1 à 323 µg/l (9,47 µg/l en moyenne). Le 11-OH-THC était détectable dans 9 % des échantillons (1,33 à 12,8 µg/l – 2,38 µg/l en moyenne) et c’était également le cas du cannabidiol (1,32 à 8,56 µg/l – 4,99 µg/l en moyenne). Un seul échantillon contenait des taux mesurables de ces 3 métabolites, et c’était celui dans lequel le taux de delta-9-THC était le plus élevé (323 µg/l). Un seul autre échantillon contenait des taux mesurables de 2 métabolites, le 11-OH-THC et le cannabidiol (mais pas de delta-9-THC) et, dans cet échantillon, le taux de cannabidiol était le plus élevé constaté par cette étude (8,56 µg/l). Il existait une corrélation significative entre le taux de delta-9-THC et le temps écoulé depuis la dernière prise de marijuana, avec une baisse de 3 % de ce taux pour chaque heure supplémentaire, et une demi-vie lactée pouvant être estimée à environ 27 heures, la plus longue durée constatée avant que ce taux devienne indétectable étant d’environ 6 jours. La fréquence de consommation était également positivement corrélée au taux de delta-9-THC. Enfin, le mode de consommation de la marijuana avait également un impact : 76,5 % des femmes qui avaient un taux lacté de delta-9-THC mesurable consommaient de la marijuana uniquement par inhalation contre 36,8 % de celles qui avaient un taux lacté indétectable. Dans les conditions définies plus haut, on pouvait estimer que le taux plasmatique infantile serait de 0,040 µg/l, soit environ 1 000 fois plus bas que le taux plasmatique d’un adulte ayant consommé une dose de 10 mg de delta-9-THC.
Cette étude a évalué le taux plasmatique du bébé allaité à partir de diverses données et n’a pas mesuré ce taux, mais ces résultats permettent toutefois d’évaluer le niveau d’exposition de l’enfant. Si la mère consomme quotidiennement de la marijuana, le delta-9-THC est susceptible de s’accumuler dans le lait maternel en raison de sa longue demi-vie lactée, et d’avoir un impact sur le cerveau du bébé en plein développement. Cette étude présente d’autres limitations : les échantillons de lait ont été collectés dans des conditions variables, les données concernant la consommation de marijuana provenaient des réponses des mères. D’autres études sont absolument nécessaires pour déterminer avec davantage de précision le niveau d’exposition du bébé allaité aux cannabinoïdes excrétés dans le lait des mères consommatrices de marijuana.
Transfer of inhaled cannabis into human breast milk. Baker T et al. Obstet Gy-necol 2018 ; 131 : 783-8.
Le but de cette étude américaine était d’évaluer l’excrétion lactée du THC et de ses métabolites après inhalation maternelle de 0,1 g de cannabis contenant 23,18 % de THC, soit environ 21,3 mg de THC. Elle a été menée auprès de femmes âgées de 18 à 45 ans, qui allaitaient exclusivement un bébé âgé de 1 à 6 mois né à ≥ 37 semaines de gestation, et qui étaient fumeuses habituelles de cannabis. Elles ne consommaient pas de cannabis par voie orale ni d’autres drogues, et ne prenaient pas de médicaments allopathiques ou à base de plantes. Elles ont répondu à un questionnaire pour collecte de données sur l’âge de la mère et de l’enfant, le poids maternel et les caractéristiques de leur consommation de cannabis. On leur a fourni l’échantillon de cannabis destiné à cette étude, et on a demandé à la mère de ne pas fumer de cannabis pendant 24 heures avant le début de l’étude. La mère devait tirer un premier échantillon de lait juste avant de fumer la dose de cannabis destinée à l’étude à l’aide d’une pipe à cannabis, puis d’autres échantillons 20 minutes et 1, 2 et 4 heures après avoir fumé, en présence d’une personne choisie par la mère et chargée de vérifier que le protocole de collecte était respecté (et de veiller sur leur bébé pendant l’étude). Le lait devait être exprimé à partir des deux seins à l’aide d’un tire-lait électrique automatique, mélangé, et 30 à 50 ml de lait ont été collectés dans des récipients en polypropylène, matière qui ne fixe pas le THC, tout le matériel nécessaire (incluant la pipe) étant fourni aux mères. Le récipient était ensuite immédiatement placé au congélateur, et tous les échantillons ont été immédiatement expédiés au laboratoire chargé des analyses dès que leur collecte a été terminée. Le THC a été recherché dans tous les échantillons par chromatographie de haute performance en phase liquide couplée à une spectrométrie de masse, ainsi que celui de deux de ses métabolites, le 11-OH-delta-9-tétrahydrocannabinol et le 11-Nor-9-carboxy-delta-9-tétrahydrocannabinol.
8 femmes ont participé à l’étude. Elles avaient accouché depuis 3 à 5 mois. 4 d’entre elles fumaient du cannabis occasionnellement et 1 en avait fumé 7 à 10 fois pendant la semaine précédant l’étude. Ces femmes en fumaient 0,025 à 1 g par jour. Le taux lacté moyen de THC était presque nul dans le premier échantillon de lait chez 6 des 8 participantes (< 2 µg/l) ; il était respectivement de 5,8 et 15,8 µg/l chez les deux autres mères, ce qui signifie qu’elles n’avaient pas respecté la consigne de ne pas fumer pendant les 24 heures précédentes, ou qu’elles n’avaient pas totalement éliminé le cannabis fumé auparavant en raison d’une consommation importante. Le taux moyen de THC était de 53,5 µg/l (8,4 à 186,1 µg/l), un pic lacté de 94 µg/l (12,2 à 420,3 µg/l) survenant 1 heure après inhalation. En tablant sur la consommation de 150 ml/kg/jour de lait maternel par l’enfant, ce dernier recevait en moyenne 8 µg/kg/jour (1,3 à 27,9 µg/kg/jour) de THC, soit 2,5 % de la dose maternelle ajustée pour le poids (0,4 à 8,7 %). Le taux lacté des deux métabolites également recherchés était inférieur à la limite de détection dans tous les échantillons, probablement parce qu’ils n’ont pas eu le temps de passer dans le lait à partir du plasma pendant les 4 heures de l’étude, et qu’ils sont par ailleurs plus hydrosolubles que le THC.
Les points forts de cette étude sont la rigueur du protocole de collecte des échantillons de lait, la sélection de mères qui allaitaient exclusivement, et la fourniture à la mère d’un échantillon de cannabis soigneusement calibré préparé pour cette étude par le même dispensaire pour toutes les mères. Elle présente cependant des points faibles. Le nombre de mères inclus était beaucoup plus bas que prévu par les auteurs, peu de mères ayant accepté de participer. La participa-tion étant anonyme, il n’a pas été possible d’obtenir des échantillons de sang couplés aux échantillons de lait chez la mère et son bébé. Si cette étude permet de mieux connaître le niveau d’exposition au THC du bébé allaité par une mère fumeuse de cannabis, elle ne permet pas de savoir quel est le taux plasmatique infantile de THC, quel est l’impact de l’exposition régulière au THC sur son développement, en particulier sur le système des cannabinoïdes endogènes, et quel est le niveau infantile d’exposition suite à une consommation orale de cannabis.
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