Publié dans le n° 152 des Dossiers de l'allaitement, novembre 2019.
D'après : An integrated analysis of maternal-infant sleep, breastfeeding, and sudden infant death syndrome research supporting a balanced discourse. Marinelli KA et al. J Hum Lact 2019 ; 35(3) : 510-20.
L’endroit où doit dormir le nourrisson et l’impact de cet endroit sur l’allaitement restent des sujets très débattus. Le sommeil de l’enfant dans le lit parental facilite fortement les tétées nocturnes et favorise l’allaitement long, mais certains soulignent que cette pratique augmente le risque de décès infantile. Les auteurs font le point sur la littérature publiée sur le sujet dans le domaine historique, épidémiologique, anthropologique, afin de voir quelles pratiques seraient les plus aptes à protéger tant la vie des nourrissons que l’allaitement, et de déterminer les domaines dans lesquels des recherches sont nécessaires.
Historique
Le débat sur le sommeil de l’enfant dans le lit parental a débuté vers la fin du 20e siècle, suite aux recherches menées sur la mort inexpliquée du nourrisson (MIN), ces décès survenant habituellement pendant le sommeil, majoritairement chez des nourrissons de 2 à 3 mois. Ces recherches ont, entre autres, amené à déconseiller la mise sur le ventre des nourrissons dans leur berceau, et à recommander de les faire dormir sur le dos (Gilbert). Parallèlement, des anthropologues ont souligné que les conditions de sommeil des nourrissons dans les cultures occidentales ne respectaient pas leurs besoins physiologiques et comportementaux (Konner ; McKenna). Le petit humain est le primate le plus immature à la naissance, et celui qui a la plus longue période de dépendance vis-à-vis de ses parents. La composition du lait humain est typique de celle des primates (Jelliffe), et implique des tétées fréquentes. Dans toutes les cultures traditionnelles, le bébé passe l’essentiel de son temps contre le corps de sa mère, ce qui lui permet d’accéder au sein fréquemment jour et nuit (Ball). Nos sociétés occidentales ont encouragé et valorisé le sommeil des nourrissons dans leur berceau et dans leur chambre pendant de longues heures. Les anthropologues estiment que l’une des explications du taux élevé de MIN dans nos sociétés est la séparation mère-enfant la nuit (Konner ; McKenna). Des études ont constaté que le sommeil du bébé près du corps de sa mère était à l’origine de nombreuses interactions mère-enfant qui limitent les épisodes apnéiques chez le nourrisson. Leurs auteurs ont conclu que le partage du lit parental était une pratique adaptative qui protégeait le bébé vis-à-vis de la MIN. En effet, la régulation de la respiration est immature chez les nourrissons, ce qui les rend particulièrement vulnérables en cas d’épisode d’apnée (Mosko). De leur côté, les épidémiologistes affirmaient que le partage du lit parental était corrélé à un risque plus élevé de MIN (Mitchell), et que la mère ne devait donc pas prendre son bébé dans son lit. Plus on s’informe sur le sujet, et plus il devient clair que les bénéfices pour un bébé de dormir près de sa mère dépendent des circonstances (Ball).
Épidémiologie du sommeil de l’enfant dans le lit parental
On sait que le sommeil de l’enfant en contact physique étroit avec ses parents est la norme dans de nombreuses cultures et que, contrairement à ce que certains affirment, le partage du lit parental n’est pas une pratique marginale, même dans les sociétés occidentales. En Angleterre, près de la moitié des nouveau-nés dorment plus ou moins souvent dans le lit parental et 20 % y dorment régulièrement pendant leur première année (Blair). Cette pratique est également constatée aux États-Unis (Blair ; Colson ; McCoy). Une autre étude américaine plus ancienne (Willinger) constatait que plus de 40 % des parents prenaient leur bébé dans leur lit ; c’était en particulier le cas des mères d’origine africaine ou asiatique, jeunes et défavorisées. Et dans une étude américaine plus récente, 21 % de l’ensemble des mères et 25 % des mères hispaniques prenaient leur bébé dans leur lit pendant tout ou partie de la nuit (Smith). Dans la mesure où cette pratique est condamnée par diverses instances, il est très probable que les enquêtes sur le sujet sous-estiment la fréquence du sommeil dans le lit parental. De nombreuses études ont constaté une relation positive entre l’allaitement et le sommeil de l’enfant dans le lit parental. Le fait de dire aux parents de ne jamais prendre leur bébé dans leur lit peut donc avoir un impact négatif sur l’allaitement (Ball ; Bartik), mais également sur le risque de MIN dans la mesure où l’allaitement abaisse ce risque (Hauk ; Thompson). On a également constaté que si le sommeil de l’enfant dans le lit parental était associé à un contexte culturel et socio-écologique spécifique (Lujik ; Salm), le taux de MIN était très bas dans certains de ces contextes (Ball).
Épidémiologie de la MIN et partage du lit parental
Alors que le sommeil de l’enfant dans le lit parental a été défini comme un facteur de risque de MIN depuis plusieurs décennies (Mitchell), les définitions utilisées pour le décès de l’enfant dans le lit parental sont très floues et variables. Des décès pourront être étiquetés comme tels alors que la mère et l’enfant dormaient dans un fauteuil ou sur un canapé, que le bébé dormait avec un autre enfant ou avec un animal familier, voire même que l’enfant avait été reposé dans son berceau après avoir passé un moment dans le lit parental (Côté). De plus, ces études omettent souvent de collecter des données sur les pratiques habituelles de sommeil dans la famille (Ball). On a commencé à constater que les décès infantiles pouvaient être en rapport avec d’autres facteurs de risque, comme le fait que les parents fumaient, avaient consommé de l’alcool, ou qu’ils utilisaient un fauteuil ou un canapé (Blair). Globalement, les relations entre le partage du lit parental et la MIN sont nettement plus complexes que supposé au départ (Ball ; Fetherston). Une étude a constaté que jusqu’à la moitié des décès infantiles survenaient lorsque le bébé dormait avec un adulte (Vennemann), ce qui peut sembler alarmant. Une méta-analyse incluant 11 études faisait état d’un risque 3 fois plus élevé de décès chez les nourrissons qui dormaient dans le lit parental, mais cet impact n’était plus statistiquement significatif chez les enfants de > 12 semaines, ou les enfants non exposés au tabagisme parental (Vennemann). Une étude longitudinale anglaise rapportait une augmentation du pourcentage de décès survenus dans le lit parental (Blair) ; le nombre de MIN survenus pendant le sommeil de l’enfant dans son berceau avait été divisé par 7 sur une période de 20 ans, tandis que celui des décès survenus dans le lit parental avait été divisé seulement par 2. Il est possible que cela soit corrélé au fait que l’enfant est beaucoup plus systématiquement placé sur le dos lorsqu’il est mis dans son berceau que lorsqu’il dort dans le lit parental.
Autres facteurs de risque de MIN
L’impact négatif du tabagisme maternel a été constaté pour la première fois par une étude néo-zélandaise publiée en 1993 (Scragg), et cet impact a depuis été confirmé (Mitchell), avec un risque 4,55 fois plus élevé chez les enfants de mères fumeuses, alors que le sommeil dans le lit parental n’augmentait pas le risque de MIN chez les nourrissons dont la mère n’était pas fumeuse. Il est difficile de savoir pourquoi le tabagisme maternel a cet impact : exposition du fœtus au tabagisme maternel pendant la grossesse, du nourrisson après la naissance (cette exposition ayant fragilisé l’enfant), ou existence d’autres facteurs corrélés au tabagisme. On a également constaté l’impact négatif de la consommation d’alcool ou du sommeil dans un fauteuil ou un canapé (Blair). La combinaison des résultats de deux études anglaises montrait un risque 18 fois plus élevé de MIN lorsque le bébé dormait près d’un adulte ayant consommé plus de 2 unités d’alcool, ou avec un adulte sur un canapé (Blair). En pareil cas, on peut supposer que le décès de l’enfant est lié à la suffocation de l’enfant contre le corps de l’adulte. Une étude américaine sur près de 8 000 décès infantiles pendant le sommeil rapportait que plus de 800 étaient survenus alors que le bébé dormait avec un adulte sur un canapé (Rechtman) ; cela permet de penser que cette pratique de sommeil est nettement plus courante que supposé. Les autres facteurs de risque semblent être la présence d’oreillers près de l’enfant, une fatigue importante chez les parents, le non-allaitement, et le fait que l’enfant soit un prématuré ou un bébé de petit poids de naissance.
Partage du lit parental en l’absence d’autres facteurs de risque
Une analyse anglaise (Blair) estimait que le partage du lit parental ne présentait pas de risques pour le bébé en l’absence de trois facteurs de risque : tabagisme parental, consommation parentale récente d’alcool et sommeil avec un adulte sur un canapé. L’analyse du sous-groupe d’enfants âgés de < 12 semaines constatait un risque de décès 1,62 fois plus élevé, mais ce résultat n’était pas statistiquement significatif. En revanche, une autre analyse (Carpenter) constatait un risque de décès 5 fois plus élevé chez les nourrissons les plus jeunes en l’absence d’autres facteurs de risque, par rapport à un groupe témoin de nourrissons allaités, qui dormaient sur le dos dans une pièce séparée, dont les parents ne fumaient pas et en l’absence de tout autre facteur de risque ; le groupe témoin présentait des caractéristiques différentes de celles du groupe cas, ce qui rend les résultats difficilement interprétables. L’Académie Américaine de Pédiatrie concluait qu’il était difficile de se prononcer sur l’éventuel risque de décès lié au sommeil de l’enfant dans le lit parental en l’absence d’autres facteurs de risque (Moon), tandis que le rapport du NICE (National Institute for Health and Care Excellence) estimait que le sommeil de l’enfant dans le lit parental n’était pas en soi un risque, et que les parents devaient être informés sur les pratiques optimales permettant de minimiser les risques pour l’enfant (NICE).
Bénéfices du partage du lit parental
Les parents prennent leur bébé dans leur lit pour diverses raisons (Ateah ; Ball ; Crane ; Culver ; McKenna ; Salm-Ward) : culturelles et/ou religieuses, point de vue sur le parentage, facilité des tétées nocturnes, souhait d’une proximité physique étroite avec leur enfant. Parfois, les parents disent qu’ils n’ont pas d’autre endroit où faire dormir leur bébé, ou qu’ils se sont endormis avec leur bébé sans le vouloir. Cet arrangement rend indiscutablement l’allaitement et les soins à l’enfant plus faciles et moins fatigants (Ball ; Rudzik). Il n’est donc pas étonnant que les mères allaitantes soient de loin les plus nombreuses à prendre leur bébé dans leur lit. La présence de l’enfant dans le lit parental est corrélée à une fréquence plus élevée de tétées nocturnes, ce qui favorise une production lactée abondante et augmente la durée de l’allaitement par rapport aux mères allaitantes qui ne prennent pas leur bébé dans leur lit, tout en permettant à la mère de mieux se reposer (Ball ; Santos ; Tully). Des études ont constaté que les mères qui dormaient avec leur bébé se réveillaient plus souvent, mais se rendormaient plus rapidement et finissaient par obtenir davantage de sommeil (Mosko ; Quillin). Même si de nombreuses mères allaitantes se sont entendu dire qu’elles ne devaient pas prendre leur bébé dans leur lit, presque toutes se sont endormies avec leur bébé pendant une tétée nocturne, dans leur lit, mais aussi dans un fauteuil ou un canapé, ce qui est susceptible d’augmenter les risques pour l’enfant. Il est donc vital que les professionnels de santé les informent des moyens de rendre le co-sommeil aussi sûr que possible pour le bébé.
Le concept de « dorm’allaitement »
En 2016, une équipe a décrit l’importance et les bénéfices d’un contact physique immédiat et soutenu à partir de la naissance, incluant le co-sommeil, pour établir à la fois un lien fort entre la mère et son enfant, des pratiques optimales d’allaitement et un bon développement neurologique du nourrisson (Mobb). D’autres chercheurs ont proposé le concept de « dorm’allaitement » (en anglais, breastsleeping) afin de faire avancer le débat sur le sommeil de l’enfant dans le lit parental et différencier les dyades allaitantes des dyades non allaitantes (McKenna & Gettler). Ces auteurs affirment que dans la mesure où l’allaitement et le sommeil partagé sont physiologiquement et comportementalement liés, l’expression dorm’allaitement permet de reconnaître l’importance des points suivants :
• un contact physique immédiat et intensif joue un rôle majeur dans le démarrage optimal de l’allaitement ;
• les études sur le sommeil chez le nourrisson humain devraient être faites uniquement chez des dyades allaitantes dans la mesure où l’allaitement est le mode physiologique d’alimentation du petit de notre espèce, et que l’intensité du contact physique entre la mère et son enfant peut avoir un impact sur la production lactée, le volume de lait absorbé par l’enfant et la durée de l’allaitement (Ball), sur le métabolisme infantile, ainsi que sur la construction de l’architecture de sommeil chez l’enfant (McKenna ; Mosko) ;
• le dorm’allaitement chez les dyades allaitantes présente des caractéristiques comportementales et physiologiques différentes de celles constatées chez les dyades non allaitantes ; il serait nécessaire de mener des études sur ces caractéristiques (Baddock ; Ball ; McKenna ; Mobbs).
Si de nombreuses études ont été publiées ces vingt dernières années sur les risques liés au sommeil de l’enfant dans le lit parental, nombre d’entre elles ont une méthodologie de qualité médiocre et ne prennent pas en compte des données importantes (position du bébé, lieu exact du sommeil au moment du décès, variables confondantes incluant les facteurs culturels et socio-écologiques…). Elles ne prennent pas non plus en compte certaines caractéristiques de la lactation humaine, comme par exemple le fait que le taux de prolactine est le plus élevé en milieu de nuit (ce qui signifie que les variations circadiennes de cette hormone sont adaptées à des tétées nocturnes). Si le sommeil dans le lit parental est corrélé à un risque de MIN, rien ne permet d’affirmer que le sommeil dans le lit parental est à l’origine de cette augmentation ; celle-ci est plus probablement en lien avec d’autres variables (partage du lit non intentionnel, environnement à risque…). Il serait donc beaucoup plus constructif et adapté d’informer les parents sur les moyens de sécuriser le sommeil de l’enfant dans le lit parental plutôt que de critiquer cette pratique.
Stratégies de réduction du risque
Diverses stratégies ont été mises en œuvre pour limiter le risque de MIN pendant le co-sommeil. La première est de fortement déconseiller cette pratique, comme cela a été fait entre autres aux États-Unis par l’AAP dès 2005 (Moon). D’autres pays, à commencer par l’Angleterre, ont décidé de reconnaître que le sommeil du bébé dans le lit parental existe, que ce soit intentionnel ou non, et qu’il est donc nécessaire d’informer les parents sur les moyens d’en minimiser les risques (NICE). La stratégie anglaise nécessite de prendre le temps de discuter avec les parents pour les informer correctement, ce qui peut sembler complexe. La stratégie américaine présente un bénéfice majeur : son message est simple et clair. Malheureusement, cette stratégie s’est avérée totalement inefficace. Une étude a même constaté que la prévalence du sommeil de l’enfant dans le lit parental a augmenté récemment aux États-Unis, en particulier dans les populations d’origine africaine ou hispanique (Colson). Cette inefficacité est en grande partie liée aux raisons pour lesquelles les parents décident de prendre leur bébé dans leur lit. Cette pratique est profondément enracinée dans la culture de certaines populations. Dans d’autres, elle est le moyen optimal de veiller sur le nourrisson (Joyner). Enfin, de nombreuses mères allaitantes choisissent de prendre leur bébé dans leur lit car cela facilite l’allaitement nocturne. La stratégie anglaise, même si elle est plus complexe à appliquer, prend en compte le point de vue des parents et leurs souhaits sans les juger, et elle s’est avérée nettement plus efficace sur le plan du taux de MIN et autres décès survenant pendant le sommeil (incluant les suffocations et étranglements), qui a significativement baissé en Angleterre alors qu’il stagne aux États-Unis. Ce pays a donc assoupli ses recommandations les plus récentes (Moon) : même si le sommeil de l’enfant dans le lit parental reste déconseillé, les spécialistes reconnaissent qu’une mère peut s’endormir avec son bébé pendant une tétée nocturne, et qu’il est donc nécessaire de sécuriser ces tétées nocturnes ; en particulier, il est nettement plus sûr de s’endormir avec le bébé dans le lit parental que sur un fauteuil ou un ca-napé, lieux de tétées nocturnes à éviter absolument.
En Nouvelle-Zélande, le taux de MIN est élevé dans la population Maori, dans laquelle le sommeil de l’enfant dans le lit parental est fréquent, tout comme le taux de tabagisme. Les services de santé ont donc mis en œuvre une stratégie fondée sur le fait que le sommeil de l’enfant près du lit maternel mais sur une surface séparée pourrait abaisser le risque de MIN. Des sortes de berceaux flexibles ont donc été distribués aux familles à haut risque, ainsi que des informations individualisées sur les pratiques de sommeil. Cette intervention s’est avérée culturellement adaptée à la population et bien acceptée dans la mesure où ces berceaux, qui ressemblaient à ceux traditionnellement utilisés dans la culture Maori, pouvaient être placés dans le lit parental et permettait de maintenir une étroite proximité mère-enfant fortement valorisée dans cette culture (Abel). Le taux de décès de nourrissons pendant leur sommeil a fortement baissé en Nouvelle-Zélande depuis 2009, tout particulièrement dans la population Maori (Mitchell), à tel point que ce programme a été adopté à l’échelle nationale par le Ministère de la Santé.
En conclusion
Les données actuelles suggèrent que ce n’est pas le sommeil de l’enfant dans le lit parental en soi qui augmente le risque de MIN, mais sa pratique dans certaines conditions, essentiellement dans un contexte de pauvreté et d’insécurité (Bartik ; Blair). Il semble également clair que se contenter de déconseiller fermement aux parents de prendre leur bébé dans leur lit est nettement moins efficace que d’opter pour des approches plus nuancées et individualisées dans lesquelles les souhaits des parents sont respectés et où ces derniers sont informés sur les moyens de dormir avec leur bébé dans de bonnes conditions de sécurité.
Références bibliographiques dans le numéro des Dossiers de l'allaitement.
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