Publié dans le n° 157 des Dossiers de l'allaitement, avril 2020.
D'après : "It gave me so much confidence" : first-time U.S. mothers’ experiences with antenatal milk expression. Demirci JR et al. Matern Child Nutr 2019 ; e12824.
Un pourcentage significatif de nouveau-nés reçoivent des suppléments de lait industriel pendant leur séjour en maternité, même lorsque la mère souhaitait allaiter exclusivement pendant la grossesse. Or, le don précoce de suppléments a bien souvent un impact négatif sur la confiance de la mère dans sa capacité à allaiter, et il augmente le risque de sevrage précoce. L’expression anténatale de colostrum (EAC) pourrait être une alternative au don de lait industriel. La mère peut commencer à exprimer manuellement du colostrum à partir de 36-37 semaines de grossesse, et le congeler pour l’utiliser après la naissance pour supplémenter son nouveau-né si nécessaire. Cette stratégie a d’abord été mise en œuvre chez les femmes enceintes présentant un diabète, car leur bébé a un risque plus élevé de supplémentation précoce. Peu d’études ont été publiées sur l’EAC, mais elles concluaient que cette pratique augmentait la confiance des femmes dans leur capacité à allaiter, permettait d’éviter le don de lait industriel aux nouveau-nés, et favorisait une montée de lait rapide. Le but de cette étude était d’évaluer l’acceptabilité de l’EAC en fin de grossesse, ainsi que le vécu de cette pratique par des primigestes.
Pour cette étude randomisée, on a inclus 45 primigestes attendant un singleton, dont la grossesse était normale, qui souhaitaient allaiter exclusivement et ne présentaient pas de risque connu de production lactée insuffisante. Elles ont été incluses entre 34 et 36,5 semaines de grossesse via les consultations prénatale d’un CH de Pittsburgh (États-Unis). Celles qui ont été randomisées dans le groupe EAC ont visionné une vidéo sur le sujet à l’occasion de la visite de suivi à 37 semaines de grossesse. Elles ont également reçu des informations verbales et écrites données par une consultante en lactation. Cette dernière a vu les mères toutes les semaines jusqu’à leur accouchement afin d’assurer un suivi et de continuer à fournir des informations. On a conseillé aux mères de tirer leur colostrum à leur domicile 1 à 2 fois par jour pendant jusqu’à 10 minutes, la mère devant tenir un journal de ces séances d’expression. On avait donné aux femmes des récipients pour collecter et congeler le colostrum (petits récipients spéciaux d’une contenance de 11 ml). Les femmes du groupe témoin ont été vues toutes les semaines pour le don d’informations sur la préparation à l’allaitement et la gestion des éventuels problèmes d’allaitement. Les femmes ont répondu à un premier questionnaire à leur entrée dans l’étude pour collecte de données démographiques, socioéconomiques et médicales. Les données concernant l’allaitement et le séjour en maternité ont été extraites des dossiers médicaux des mères et des enfants. Les mères ont été visitées à leur domicile 1 à 2 semaines après leur accouchement pour un questionnaire semi-structuré sur leur point de vue sur l’EAC, son acceptabilité, la façon dont elles l’avaient intégré dans leurs journées, ses éventuelles conséquences, et leur vécu global de cette pratique.
Parmi les 22 femmes randomisées dans le groupe EAC, 18 ont fourni les données nécessaires. Ces femmes étaient le plus souvent mariées, d’origine caucasienne, avec un niveau secondaire ou universitaire. Près de la moitié ont présenté des complications obstétricales et 1/3 des nouveau-nés ont été admis en néonatalogie. Presque toutes les femmes ont réussi à collecter du colostrum avant la naissance, 11 femmes en ont congelé à leur domicile, et 7 l’ont donné à leur bébé après la naissance. Au moment de la dernière visite de suivi, presque toutes les femmes allaitaient exclusivement et avaient eu l’occasion de tirer leur lait avec un tire-lait électrique. Le principal thème abordé par ces femmes était l’impact de l’EAC sur leur confiance dans leur capacité à allaiter. Celles qui avaient réussi à exprimer du colostrum parlaient de l’EAC avec enthousiasme. Cela avait augmenté leur motivation à allaiter et démystifié le mécanisme de la production lactée, tout particulièrement lorsqu’elles avaient vu le volume de colostrum augmenter au fil des expressions. Chez les quelques femmes qui n’avaient pas réussi à exprimer leur colostrum, le vécu allait de l’indifférence à la frustration, en passant par la déception et la crainte de ne pas avoir assez de lait après leur accouchement. Toutefois, ce vécu négatif était tempéré par les informations reçues pendant cette période, en particulier les importantes variations individuelles concernant le volume de colostrum sécrété avant la naissance, et ces femmes avaient apprécié les informations reçues concernant l’expression du lait. L’EAC avait en effet permis aux femmes d’apprendre à exprimer leur lait manuellement, compétence que toutes percevaient comme utile après la naissance. Les femmes qui avaient congelé du colostrum se sentaient rassurées d’avoir des "réserves" si leur bébé en avait besoin, et celles qui ont effectivement donné ce colostrum à leur nouveau-né étaient satisfaites d’avoir évité ou minimisé le don de lait industriel. Les femmes avaient également trouvé satisfaisant de pouvoir discuter avec la consultante en lactation, à l’occasion du suivi anténatal de l’EAC, de divers points en rapport avec l’allaitement. Plusieurs femmes estimaient que l’EAC avait augmenté le volume de colostrum disponible après la naissance, et avait accéléré la montée de lait.
Ces femmes estimaient que la vidéo de démonstration vue au départ (montrant une femme exprimant son colostrum) était utile, ainsi que les liens donnés vers d’autres vidéos sur le sujet. Elles pensaient également que les rencontres hebdomadaires avec la consultante en lactation étaient importantes, et leur avait permis d’obtenir des réponses à leurs questions et de vérifier que leur pratique d’EAC était correcte. Plusieurs femmes craignaient que l’EAC augmente les contractions et donc le risque d’accouchement prématuré, mais même si certaines d’entre elles ressentaient effectivement des contractions modérées pendant les séances d’EAC, leurs craintes s’atténuaient avec le temps. Ces femmes estimaient que l’EAC n’était pas une pratique contraignante, mais quelques-unes ont dit avoir eu du mal à se souvenir de le faire régulièrement. Une femme qui exprimait son colostrum sur son lieu de travail a dit que cela l’avait motivée à discuter de ses droits et besoins pour exprimer son lait sur son lieu de travail. Le plus souvent, ces femmes exprimaient leur colostrum à leur domicile, et certaines ont dit que cela avait augmenté l’intérêt de leur compagnon et son souhait de s’investir dans l’allaitement. Aucune femme n’a eu de problème pour stocker les récipients de colostrum au congélateur. Lorsque le volume exprimé était faible (< 1 ml), les femmes préféraient souvent le jeter, tandis que d’autres conservaient le récipient de collecte au réfrigérateur pendant les quelques jours nécessaires à son remplissage avant de le congeler (ce qui était permis par le protocole d’étude).
Les raisons pour lesquelles certaines femmes ont donné le colostrum exprimé à leur nouveau-né étaient de calmer l’enfant afin de pouvoir le mettre au sein plus facilement, la crainte que leur bébé n’ait pas obtenu suffisamment de colostrum au sein, la recommandation des soignants de donner un complément, la fatigue maternelle après un accouchement long et/ou difficile, ou le souhait du compagnon de participer à l’alimentation de l’enfant. Le principal obstacle à l’EAC du point de vue de ces femmes était l’absence d’options de stockage des récipients de colostrum dans le service de maternité ou de néonatalogie, et les réticences des soignants vis-à-vis de son utilisation chez le nouveau-né. Les femmes suggéraient qu’il serait utile de fournir aux mères incluses dans une autre étude sur l’EAC une glacière et des packs de froid, et qu’il était nécessaire d’informer les soignants en maternité et en néonatalogie sur l’utilisation du colostrum exprimé avant la naissance.
Cette étude portait sur peu de mères, qui présentaient en outre un profil spécifique et homogène, et qui étaient très motivées pour allaiter. Il serait nécessaire de mener d’autres études portant sur un nombre plus important de femmes de niveaux socioéconomiques et culturels variés et appartenant à divers groupes ethniques. Il serait intéressant d’étudier l’acceptabilité, l’intérêt et l’innocuité de diverses pratiques d’EAC (démarrage plus précoce pendant la grossesse, fréquences et durées variées d’expression…). Avant de recommander largement l’EAC dans le cadre du suivi prénatal, il est également nécessaire d’évaluer les bénéfices de cette pratique par rapport aux coûts liés à sa mise en œuvre (consultation sur le sujet, documentation des mères, suivi, fourniture du matériel nécessaire).
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