Publié dans le n° 173 des Dossiers de l'allaitement, août 2021.
D'après : Local anesthesia and breastfeeding. Anderson PO. Breastfeed Med 2021 ; 16(3) : 173-4.
Les anesthésiques locaux inhibent la conduction nerveuse dans les zones où ils sont administrés. Ils peuvent avoir une toxicité dose-dépendante, liée au blocage des canaux sodiques voltage-dépendants qu’ils induisent. Ce blocage peut avoir un impact sur le système nerveux central et le cœur. Des réactions allergiques ont également été rapportées. L’anesthésie locale à laquelle les mères sont les plus souvent exposées est la péridurale pendant l’accouchement. Un certain nombre d’études ont été menées sur l’impact de la péridurale sur le démarrage de l’allaitement, mais elles étaient très hétérogènes et de qualité médiocre, et leurs résultats étaient contradictoires. Globalement, le succès du démarrage de l’allaitement est fonction de nombreux facteurs et l’analgésie neuraxiale pendant l’accouchement semble ne jouer au plus qu’un rôle mineur. Les anesthésiques locaux peuvent être répartis en deux catégories : les topiques anesthésiques, et les anesthésiques locaux injectables.
Topiques anesthésiques appliqués directement sur la peau sans injection
Leur utilisation ne pose guère de problèmes pendant l’allaitement dans la mesure où ils ne sont pas appliqués sur les seins ou sur une zone du corps maternel sur laquelle le bébé appliquera sa bouche. Lorsqu’ils sont ingérés, ces produits ont une toxicité variable, qui va des troubles gastro-intestinaux mineurs au décès, en passant par des convulsions ou une arythmie. Ils peuvent également induire une dermatite de contact. La majorité de ces produits peuvent être répartis en deux classes : les esters (benzocaïne, oxybuprocaïne, procaïne, proxy-métacaïne et tétracaïne) et les amides (articaïne, bupivacaïne, lévobupivacaïne, lidocaïne, mépivacaïne, prilocaïne et ropivacaïne).
La cocaïne est le prototype des anesthésiques locaux. Elle a également des propriétés vasoconstrictrices. Elle est convertie en métabolites inactifs après son passage dans le sang par une pseudocholinestérase. Le taux sérique de cette enzyme est bas chez le nourrisson, ce qui rend la cocaïne particulièrement dangereuse pour lui. Il n’existe aucune donnée sur son utilisation médicale chez la mère allaitante. Elle est disponible en solution nasale pour l’anesthésie locale des interventions via les cavités nasales. Le fabricant recommande une suspension de l’allaitement de 48 heures après utilisation de cette solution. Toutes les informations sur l’excrétion lactée de la cocaïne ont été obtenues auprès de femmes toxicomanes. Par exemple, une mère s’est administrée environ 500 mg de cocaïne sur une période de 4 heures, et elle a mis au sein à 5 reprises son bébé de 2 semaines pendant cette période. La cocaïne était détectable dans les urines du bébé jusqu’à 60 heures après la dernière prise maternelle. Une mère qui allaitait un bébé de 11 jours a appliqué de la cocaïne sur ses mamelons pour soulager la douleur avant de le mettre au sein. 3 heures plus tard, elle a trouvé son bébé qui suffoquait et était bleu. À l’arrivée aux urgences, sa peau était grise, il présentait une hypertension, une tachycardie, une respiration superficielle, une hypothermie et un état de mal épileptique. Le traitement a fait disparaître les symptômes et l’enfant est sorti de l’hôpital à J16 sans séquelles apparentes.
La benzocaïne (Phlébocrème®, Phlébosup®, Sédorrhoïde®) peut induire une methémoglobinémie. Elle est présente dans de nombreuses préparations locales, incluant des gels ou des pastilles à sucer pour le mal de gorge ou les lésions buccales et le traitement de la crise hémorroïdaire. La survenue d’une methémoglobinémie peut survenir dans un délai allant de quelques minutes à 1-2 heures après la prise, et dès la première prise ou après de nombreuses prises. Ces produits sont à utiliser avec parcimonie et pas plus de 4 fois par jour. Ils sont déconseillés chez les enfants de < 2 ans. Il n’existe aucune donnée sur leur utilisation pendant l’allaitement, mais un impact chez le nourrisson allaité est hautement improbable si le topique à la benzocaïne n’est pas appliqué sur les seins ou sur une zone que le bébé peut toucher avec sa bouche.
L’ingestion directe de cinchocaïne (ou dibucaïne – Deliproct®) par de jeunes enfants a induit des convulsions, des arythmies cardiaques, des collapsus cardiovasculaires et le décès. Par ailleurs, des réactions allergiques locales ont été rapportées. Il n’existe aucune donnée sur son utilisation pendant l’allaitement, mais là aussi un impact chez le bébé allaité est hautement improbable si ce produit n’est pas appliqué sur les seins.
La dyclonine (ou dyclocaïne) est bien absorbée via la peau et les muqueuses, elle agit rapidement et sa demi-vie est courte. Elle est largement utilisée dans des produits en vente libre pour les maux de gorge et les lésions cutanées. Ce type d’utilisation est relativement sans danger même si des allergies de contact ont été rapportées.
La tétracaïne (Aphtoral®, Cantalène®, Drill®, Eludril®, Otylol®, Pliaglis®, Solutricine tétracaïne®) peut être appliquée localement ou injectée. Son utilisation pendant l’allaitement ne devrait poser aucun problème si le produit n’est pas appliqué sur une zone du corps où le bébé peut poser sa bouche.
La pramoxine a une structure différente des produits cités ci-dessus et n’induit pas de réactions allergiques croisées chez les personnes allergiques aux autres produits. Son ingestion orale induit essentiellement des nausées et des vomissements, et sa toxicité est modeste. Aucune réaction néfaste n’a été rapportée chez des bébés allaités par une mère utilisant ce produit en cas de pathologie douloureuse anorectale.
Anesthésiques injectables
L’excrétion lactée de la procaïne, de l’articaïne et de la tétracaïne n’a pas été étudiée. Après passage dans la circulation sanguine, ces produits sont rapidement inactivés par la pseudocholinestérase et une excrétion lactée mesurable est donc hautement improbable. La tétracaïne est éliminée plus lentement et sa durée d’action est plus longue.
Les anesthésiques locaux les plus souvent administrés en injections (anesthésies dentaires en particulier) sont la bupivacaïne, la lidocaïne, la mépivacaïne, la prilocaïne et la ropivacaïne. Il n’existe aucune donnée sur l’excrétion lactée de la mépivacaïne ou de la prilocaïne, mais cette dernière peut induire une methémoglobinémie et il est donc préférable de l’éviter chez la mère allaitante. Tous ces anesthésiques ont une faible absorption orale et même si le bébé allaité en recevait une dose mesurable via le lait maternel, ils ne passeraient guère dans son sang.
La lidocaïne (très nombreuses spécialités) est le produit dont l’excrétion lactée a été la plus étudiée. Dans 2 études incluant 8 mères ayant reçu de la lidocaïne pour une anesthésie dentaire, le taux lacté était < 150 µg/l dans tous les échantillons de lait collectés, soit < 1 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Dans une autre étude, une femme devant subir une liposuccion a reçu une injection de 4,2 g de lidocaïne au niveau du site opératoire. 17 heures après l’intervention, son taux lacté de lidocaïne était de 550 µg/l. Ce produit est également utilisé en IV pour le traitement d’une arythmie. Une étude a suivi une mère allaitante qui en a reçu 965 mg au total sur 7 heures. Elle a retrouvé un taux lacté de lidocaïne de 0,8 mg/l, soit environ 40 % du taux plasmatique maternel au même moment ; on pouvait estimer à 0,25 mg/kg/jour la quantité maximale absorbée par l’enfant si le taux lacté se maintenait à ce niveau, quantité très faible et d’autant moins susceptible de poser un problème que la biodisponibilité orale de la lidocaïne est faible. 28 nourrissons dont la mère avait reçu jusqu’à 500 mg de lidocaïne en injection n’ont présenté aucun effet secondaire.
La bupivacaïne (Bupivacaïne® , Marcaïne®) passe très peu dans le lait. Une étude a suivi une femme qui allaitait un enfant de 10 mois et qui a reçu de la bupivacaïne par voie intra-pleurale (une dose de charge de 50 mg suivie par l’administration en continu de 25 mg/heure pendant 5 jours dans le cadre d’une analgésie opératoire et post-chirurgicale). Elle a repris l’allaitement 22 heures après le démarrage de l’administration continue. Un échantillon de sang a été collecté chez le bébé 5 heures après la première tétée de la journée et 3 jours après la chirurgie maternelle (52,5 heures après la dose de charge), et la bupivacaïne y était indétectable. Dans une étude portant sur 5 femmes, le taux lacté de bupivacaïne était inférieur au seuil de détection ou très bas lorsqu’il a été recherché dans le lait 2 et 48 heures après l’utilisation de cette molécule pour une péridurale.
Les données sur la ropivacaïne sont limitées à son utilisation pour une péridurale lors d’un accouchement par césarienne. Une étude a suivi 25 femmes qui s’en administraient dans le cadre d’une analgésie contrôlée par la patiente, et qui en ont reçu en moyenne 188 et 248 mg respectivement 18 et 24 heures après l’intervention. Le taux colostral de ropivacaïne à ces moments était en moyenne de respectivement 246 et 301 µg/l. Le nouveau-né recevant environ 40 ml de colostrum pendant les premières 24 heures recevrait seulement 10 à 12 µg de ropivacaïne sur cette période.
En conclusion
La lidocaïne et la bupivacaïne sont les produits dont l’excrétion lactée est la mieux documentée et qui sont donc recommandés en première intention. Les topiques anesthésiques cutanés peuvent être toxiques en cas d’ingestion. S’ils peuvent être utilisés par une mère allaitante, ils ne doivent pas être appliqués sur les seins, ni sur une zone de la peau maternelle susceptible d’être en contact avec le bébé, d’autant qu’ils peuvent également induire des allergies de contact.
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