Publié dans le n° 197 des Dossiers de l'allaitement, octobre 2023.
D'après : Antenatal milk expression as a lactation support for parents of infants with severe birth defects : a case series. Davis JA et al. Case Reports J Perinat Neonatal Nurs 2022 ; 36(4) ; E25-30.
Environ 7,9 millions d’enfants naissent tous les ans dans le monde porteurs d’une malformation congénitale, et ces malformations représentent la principale cause de décès chez les enfants de moins de 12 mois aux États-Unis. Ces malformations sont très variables dans leur incidence, leur gravité et leur pronostic en fonction des organes impliqués. Une chirurgie néonatale sera souvent nécessaire pour la survie de l’enfant ou pour améliorer son état clinique en attendant d’autres interventions par la suite. De nombreuses malformations augmentent chez l’enfant le risque de problèmes infectieux et inflammatoires, de malnutrition, d’intolérance alimentaire, de troubles du développement, d’hospitalisations répétées et de décès. L’alimentation avec du lait maternel, soit directement au sein, soit via un autre moyen si l’enfant ne peut pas être mis au sein, peut donc être particulièrement importante pour la santé de ces enfants. Malheureusement, les mères de ces enfants sont souvent moins nombreuses à allaiter et elles allaitent moins longtemps, en raison d’un manque de confiance en elles, de l’absence d’un soutien adapté après la naissance de leur enfant, du stress induit par la condition de leur enfant, des difficultés à démarrer et entretenir une production lactée adéquate… Afin d’optimiser le pronostic de ces enfants à court et à long terme, il est donc crucial de soutenir les mères allaitantes de façon personnalisée. L’expression anténatale du colostrum (EAC), débutée habituellement entre 36 et 37 semaines de gestation, est une stratégie qui semble efficace et sans danger pour augmenter la confiance en elle de la mère et limiter le risque d’introduction très précoce d’un lait industriel. Si cette pratique a été évaluée par exemple chez des mères diabétiques, elle ne l’a pas été chez des femmes qui savent que l’enfant qu’elles attendent est porteur d’une malformation congénitale qui va nécessiter une chirurgie en période néonatale. Les auteurs présentent une série de cas.
Les mères ont été recrutées via un centre de diagnostic fœtal d’un grand hôpital des États-Unis, qui travaille en collaboration avec un CH pédiatrique régional dans lequel tous les enfants qui naissent avec une importante malformation congénitale sont transférés rapidement après leur naissance. Les mères avaient ≥ 18 ans, elles attendaient un singleton, elles savaient que leur bébé présentait une malformation importante nécessitant une chirurgie très précoce, elles ont été vues pour la première fois par le centre entre 20 et 37 semaines de grossesse, elles souhaitaient allaiter et elles ne présentaient aucun problème gestationnel. Le protocole d’expression anténatale du colostrum impliquait des consultations hebdomadaires avec une IBCLC entre le début de l’expression et la naissance. L’IBCLC a expliqué l’objectif et la pratique de l’EAC. Si la mère était intéressée, on lui a proposé d’exprimer son colostrum 1 à 2 fois par jour pendant environ 10 minutes, et de noter à chaque fois la date, l’heure, le volume de colostrum exprimé et les modalités de son stockage. On a fourni aux mères les petits récipients (11 ml) pour recueillir leur colostrum, et on leur a dit d’arrêter immédiatement de le faire et de consulter en cas de complications telles que des contractions prolongées, un saignement vaginal ou une baisse des mouvements fœtaux pendant l’expression. À leur entrée dans l’étude, les mères ont fourni des données démographiques et socioéconomiques. Elles ont fourni d’autres données à l’occasion des suivis hebdomadaires avant l’accouchement (incluant des données sur leur expérience et leur vécu de l’EAC), puis à 1 et 2 mois post-partum pour évaluer les pratiques d’alimentation infantile. Les dossiers médicaux de la mère et de l’enfant ont également été consultés pour collecte de données médicales. Parmi les 11 mères approchées, 2 correspondaient à tous les critères d’inclusion et ont accepté de participer. Leurs enfants présentaient une malformation cardiaque
Premier cas
Cette mère de 30 ans attendait son deuxième enfant, chez qui on avait constaté, à 20 semaines de grossesse, un ventricule droit à double sortie, une transposition des gros vaisseaux de type d, une interruption de l’arche aortique, une communication interauriculaire et une communication interventriculaire. La grossesse a par ailleurs été parfaitement normale. La mère avait allaité son premier enfant exclusivement jusqu’à 6 mois et avait arrêté l’allaitement à 16 mois, et elle souhaitait allaiter son deuxième enfant. Elle a accouché par voie basse à 37 semaines et 6 jours de gestation. Après stabilisation, l’enfant a été transféré en cardiologie pédiatrique. La mère était confiante dans sa capacité à obtenir suffisamment de lait pour nourrir son bébé, mais elle se posait des questions sur la possibilité de l’allaiter directement au sein en raison de l’importance de la malformation de son bébé.
Ce dernier a subi une première chirurgie correctrice (correction de la communication interventriculaire) à J2. Il a commencé à être nourri par voie entérale à J6. Il a été hospitalisé jusqu’à J23. Il a présenté des complications post-opératoires (paralysie des cordes vocales et chylothorax). Pendant son hospitalisation, il a été exclusivement nourri avec du lait maternel exprimé enrichi. Après l’apparition du chylothorax, le lait maternel a été écrémé avant d’être donné à l’enfant (afin d’en enlever les acides gras à longue chaîne) et enrichi avec un produit apportant des triglycérides à chaîne moyenne, puis donné par sonde nasogastrique et au biberon, l’allaitement directement au sein étant contre-indiqué tant que le chylothorax perdurait. À 1 mois, la mère poursuivait exclusivement ce mode d’alimentation.
La mère avait vu une IBCLC à 37 semaines, et avait discuté avec elle de l’EAC. Elle a exprimé son colostrum 3 fois par jour pendant les 6 jours suivants (elle a alors accouché). Elle avait obtenu 1,5 ml de colostrum congelé, ainsi qu’environ 2 ml conservés frais. Elle a été interrogée pour cette étude à J9. Elle estimait que l’obtention rapide d’une production lactée abondante après son accouchement était liée à l’EAC, d’autant qu’elle avait très rapidement commencé à tirer son lait après son accouchement. Elle pensait par ailleurs que cela avait augmenté sa confiance en elle vis-à-vis de sa capacité à exprimer efficacement son lait, y compris si elle devait le faire manuellement en l’absence de tire-lait. Concernant la possibilité de mettre son bébé au sein, la mère ne savait pas si cela allait être possible un jour et elle savait que cela serait de toute façon plus difficile que pour un bébé ne présentant pas cette malformation.
Second cas
La mère était une primigeste de 27 ans. Une échographie à 20 semaines a détecté une malformation d’Ebstein (implantation de la valve tricuspide dans le ventricule droit) et une atrésie pulmonaire. Aucune complication n’est survenue pendant la grossesse. La mère a accouché à 39 semaines de gestation. L’enfant a nécessité une ventilation assistée et un massage cardiaque à la naissance et il a été transféré dans un service de cardiologie pédiatrique après stabilisation. La mère avait assisté à des sessions prénatales d’information sur l’allaitement et elle voulait allaiter exclusivement.
Son bébé est resté hospitalisé pendant 252 jours. En cardiologie, il a été placé sous oxygénation par membrane extracorporelle (ECMO) à J2, puis il a subi une première intervention cardiaque à J3. L’ECMO a été arrêtée à J7. À 1 mois, on a effectué la fermeture d’une brèche diaphragmatique, une trachéostomie, et on a posé une sonde de gastrostomie. Une seconde chirurgie cardiaque a été effectuée à 1 mois, puis une troisième à 6 mois. Ces chirurgies ont induit des complications : dépendance à l’aide respiratoire, parésie diaphragmatique, aspiration pendant les repas oraux, intolérance alimentaire et selles sanglantes. L’alimentation entérale a été débutée à J17, avec du lait maternel exprimé donné par sonde naso-jéjunale. Le bébé a été nourri de lait maternel exprimé pendant toute son hospitalisation, mis à part pendant 2 semaines, pendant lesquelles il a reçu un hydrolysat et une formule d’acides aminés dans le cadre d’un test d’élimination des produits laitiers dans l’alimentation maternelle, en raison de la suspicion d’allergie aux protéines du lait de vache via le lait maternel comme cause des selles sanglantes. Après la mise en place du régime maternel d’éviction des produits laitiers, on a recommencé à donner au bébé du lait maternel exprimé. À noter que par la suite, la mère a recommencé à consommer des produits laitiers sans que cela induise une récidive des selles sanglantes chez son bébé. Ce dernier a également reçu un lait industriel à une occasion pendant son hospitalisation, ce lait étant épaissi avec de la farine d’avoine, en raison d’épisodes d’inhalation. Au moment de sa sortie de cardiologie, le bébé était nourri de lait maternel exprimé, enrichi avec un produit à base de lait de vache, qui était donné via la sonde de gastrostomie.
La mère avait commencé à exprimer son colostrum à 37 semaines, et elle l’a exprimé à 12 reprises avant son accouchement. Elle avait stocké environ 38 ml, et elle a amené ce stock lorsqu’elle est venue à la maternité pour son accouchement. Toutefois, il n’a pas été donné au nourrisson car le lait s’était totalement décongelé au moment où le nouveau-né a été admis en cardiologie pédiatrique. Lorsqu’on l’a interrogée sur son vécu de l’EAC, la mère a dit qu’elle avait confiance dans sa capacité à obtenir suffisamment de lait pour son bébé, mais elle ne savait pas dans quelle mesure l’EAC avait contribué à cette confiance. Elle estimait toutefois que cela lui avait rendu l’expression du lait plus facile pendant les premiers jours car elle savait comment procéder et à quoi s’attendre.
En conclusion
L’expérience de ces deux mères suggère que l’EAC peut avoir un impact variable suivant les mères sur le démarrage de la lactation et le vécu de mères d’un enfant souffrant d’une malformation congénitale majeure nécessitant une prise en charge chirurgicale néonatale. L’EAC semble augmenter la confiance en elle des mères, leur sentiment de compétence pour l’expression de leur lait, et elle semble favoriser une montée de lait rapide et une production lactée plus abondante. Il serait nécessaire de mener d’autres études auprès de mères devant affronter ce type de situation, pour mieux comprendre le vécu de la mère et l’impact de l’EAC sur la mise en place de l’allaitement. Il est important de noter que des mères ont refusé d’exprimer leur colostrum car elles craignaient que cela induise des complications fœtales ou que cela déclenche l’accouchement. Une autre raison citée était que les parents qui savaient que le bébé qu’ils attendaient présentait des malformations sévères devaient déjà se rendre à diverses consultations médicales préparatoires et qu’ils n’étaient pas vraiment motivés par une consultation supplémentaire avec une IBCLC pour être informés sur l’expression anténatale du colostrum. Il serait utile de réfléchir à la possibilité de téléconsul-tations facilitant l’accès des parents aux informations et au soutien dont ils ont besoin.
L’impact de l’EAC chez ces dyades peut être fonction de divers facteurs : parité, antécédents maternels d’allaitement, qualité du soutien aux mères, pratiques hospitalières dans les services de néonatalogie et les services spécialisés de pédiatrie, possibilité de stockage correct du colostrum exprimé, état clinique du nourrisson… Dans les 2 cas présentés ici, l’EAC s’est avérée faisable, sans danger et bien acceptée par les mères, qui estimaient que cela avait favorisé le démarrage de l’expression du lait pour leur bébé.
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