Publié dans le n° 197 des Dossiers de l'allaitement, octobre 2023.
D'après : Opioid use disorder during breastfeeding. Anderson PO. Breastfeed Med 2023 ; 18(6) : 410-2.
La gestion de l’addiction aux opiacés chez les mères allaitantes fait appel aux mêmes molécules que chez les autres toxicomanes. La buprénorphine et la méthadone sont les deux produits les plus utilisés, mais la naltrexone est également utilisable. De nombreuses études ont été publiées sur ces produits.
Buprénorphine
C’est un agoniste partiel des récepteurs mu et un antagoniste des récepteurs kappa au niveau du cerveau. Cette activité limite la capacité de l’opiacé à induire une dépression respiratoire sévère. La buprénorphine est peu absorbée par voie orale et elle est administrée par voie sublinguale, avec une biodisponibilité orale de 30-40 % chez les adultes, le pic plasmatique survenant 60-90 minutes après la prise. Elle est également disponible sous des formes à libération lente en injections sous-cutanées mensuelles ou en implants sous-dermiques insérés tous les 6 mois. L’excrétion lactée des formes à libération prolongée n’a pas été étudiée, mais elles induisent un taux sérique similaire à celui constaté avec les formes sublinguales. La buprénorphine a un métabolite à faible activité, la norbuprénorphine. L’essentiel des études sur son excrétion lactée a été mené auprès de femmes suivies pour la gestion à long terme d’une addiction aux opiacés.
31 femmes allaitantes ont fourni des échantillons de lait. Le taux lacté de buprénorphine exposait le bébé allaité à une dose < 1 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Les taux sérique et urinaire infantiles de burpénorphine et de son métabolite étaient très bas ou indétectables chez 16 enfants allaités par une mère prenant de la buprénorphine sublinguale. Une étude a présenté le cas d’un nourrisson allaité de 2 semaines qui a été amené aux urgences en raison d’une somnolence et d’une succion faible. L’examen a constaté un myosis et une léthargie, et on lui a administré 2 doses de naloxone. La mère prenait 8 mg de buprénorphine 2 fois par jour depuis des mois et elle a affirmé ne pas consommer de drogues. 16 heures après le démarrage des signes cliniques, le nourrisson avait un taux urinaire élevé de norbuprénorphine, mais un taux de buprénorphine dans les limites considérées comme normales. L’allaitement a été arrêté et le bébé a présenté un léger syndrome de sevrage qui n’a pas nécessité de traitement. Les troubles présentés par le bébé étaient probablement en rapport avec le traitement maternel, mais on ne peut pas savoir s’ils étaient en rapport avec l’exposition in utero ou avec celle via le lait maternel. Il est également possible que la mère et son enfant métabolisaient la buprénorphine de façon atypique.
Contrairement au cas décrit ci-dessus, plus de 200 enfants allaités par une mère sous buprénorphine ont été suivis et n’ont pas présenté d’effets secondaires visibles. Le problème le plus souvent constaté est la survenue d’un syndrome de sevrage néonatal suite à l’exposition in utero, même si le nouveau-né est allaité. En effet, le taux de buprénorphine auquel le nourrisson allaité est exposé est insuffisant pour empêcher totalement le syndrome de sevrage. Toutefois, cela permet de l’atténuer, d’en raccourcir la durée et de limiter la dose de morphine nécessaire au traitement du syndrome de sevrage par rapport aux nouveau-nés non allaités. Il existe peu de données sur l’impact à long terme du traitement maternel chez les enfants allaités. Quelques bébés ont été suivis jusqu’à 6 mois et leur développement a été normal.
Méthadone
C’est un agoniste des récepteurs mu à longue durée d’action. Elle a une faible affinité pour les récepteurs delta et kappa. Elle a 2 isomères : R et S, l’isomère R étant celui qui est actif. Sa biodisponibilité orale est de 36 à 100 % et le pic plasmatique survient entre 1 et 7,5 heures après la prise. Globalement, sa pharmacocinétique présente d’importantes variations individuelles. Les données sur son excrétion lactée proviennent également d’études menées auprès de mères traitées au long cours.
31 mères allaitantes ont fourni des échantillons de lait. Le pic lacté survenait 2-6 heures après une prise et la majorité des bébés allaités étaient exposés via le lait maternel à une dose représentant 1-3 % de la dose maternelle ajustée pour le poids, quelques-uns étant exposés à 5-6 % de cette dose, une quantité inférieure à celle administrée aux nouveau-nés pour le traitement d’un syndrome de sevrage. Une étude auprès de 23 femmes constatait que le taux lacté de R-méthadone était plus élevé que celui de S-méthadone. Le taux plasmatique de méthadone a été recherché à J14 chez 8 nourrissons allaités dont la mère prenait 50 à 105 mg/jour de méthadone. Ce taux allait de 2,2 à 8,1 µg/l, à comparer au taux plasmatique maternel allant de 134 à 939 µg/l. Aucune corrélation n’a été constatée entre la posologie maternelle et le taux plasmatique infantile, ou entre cette posologie et la nécessité d’un traitement infantile pour un syndrome de sevrage néonatal.
Il existe des données portant sur des centaines d’enfants montrant que l’allaitement par une mère sous méthadone est non seulement sans danger pour le nourrisson, mais qu’il réduit la prévalence et la sévérité du syndrome de sevrage néonatal. Toutefois, ce dernier peut également dépendre du polymorphisme génétique au niveau des récepteurs µ et de la catéchol-O-méthyltransférase (une enzyme du métabolisme de la méthadone). À noter qu’un sevrage brutal du bébé allaité par une mère sous méthadone peut déclencher un syndrome de sevrage chez l’enfant, et il est donc recommandé de sevrer progressivement. À noter également que la méthadone a une longue durée d’action. Quelques cas de dépression respiratoire sévère et de décès éventuellement dus à l’exposition à la méthadone via le lait maternel ont été rapportés chez des nourrissons. Les mères de ces enfants n’étaient pas sous traitement régulier. Elles prenaient de la méthadone à forte dose de façon ponctuelle, parfois en conjonction avec d’autres opiacés. Il sera donc nécessaire d’être prudent si le traitement par méthadone est débuté après la naissance, si la posologie maternelle est > 100 mg/jour, ou si la mère continue à consommer des opiacés en même temps que la méthadone, ce qui fait courir un risque significatif de dépression respiratoire au bébé, en particulier s’il n’avait pas été exposé à la méthadone in utero. De ce point de vue, la méthadone pose davantage de risques pour le bébé que la buprénorphine pendant l’allaitement.
Naltrexone
C’est un antagoniste pur des opiacés. Elle est utilisée dans le cadre de la désintoxication de l’addiction aux opiacés. Elle est disponible sous forme de comprimés oraux ou d’implants intramusculaires à libération lente. Le pic plasmatique est de 40-50 µg/l et survient en moyenne 1 heure après la prise orale. Un taux plasmatique moyen de 3-5 µg/l a été constaté chez les adultes sous traitement au long cours. La biodisponibilité orale est de 5-40 % chez les adultes. En cas de pose d’implants, l’exposition totale est 3 à 4 fois supérieure à celle induite par les comprimés sur une période d’un mois. La naltrexone est métabolisée en bêta-naltrexol, un métabolite actif, et en plusieurs autres métabolites inactifs.
Les données concernant son excrétion lactée sont limitées à 1 femme, qui prenait 50 mg/jour de naltrexone per os (déjà traitée pendant la grossesse, traitement poursuivi en post-partum) et qui allaitait un bébé de 1,5 mois. Elle a fourni des échantillons de lait collectés entre 3,7 et 23 heures après la prise. Le taux lacté de naltrexone était indétectable (< 2 µg/l) 8 heures après la prise, tandis que le taux de bêta-naltrexol était toujours détecté au bout de 23 heures, son taux lacté moyen étant de 46 µg/l. La demi-vie vie lactée était de 2,5 heures pour la naltrexone et de 7,7 heures pour le bêta-naltrexol. Les auteurs estimaient qu’un nourrisson exclusivement allaité recevrait environ 7 µg/kg/jour de produit actif, soit 0,86 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Le taux sérique infantile de la naltrexone et de son métabolite actif était indétectable 9,5 heures après la prise maternelle et 30 minutes après le début d’une tétée. L’enfant n’a présenté aucun effet secondaire, mais l’impact à long terme de l’exposition infantile à la naltrexone n’a pas été étudié. Théoriquement, l’exposition à la naltrexone prise par la mère pourrait favoriser la survenue d’un syndrome de sevrage chez un nourrisson tolérant aux opiacés.
Naloxone
C’est un antagoniste pur des opiacés utilisé essentiellement pour le traitement de l’intoxication aiguë aux opiacés. Il n’existe aucune donnée sur son excrétion lactée, mais sa biodisponibilité orale est nulle et ce qui pourra passer dans le lait maternel ne devrait donc pas être absorbé par le bébé allaité. Si une overdose d’opiacés est suspectée chez une mère allaitante, on peut lui administrer de la naloxone sans que cela pose un problème pour le bébé allaité. La naloxone est combinée à la buprénorphine dans certaines spécialités, afin d’empêcher une utilisation anormale de buprénorphine (par injection ou voie intranasale).
En conclusion
Globalement, les mères traitées pour une dépendance aux opiacés peuvent être encouragées à allaiter en suivant ce traitement. L’allaitement limite le risque de syndrome de sevrage néonatal et en abaisse la sévérité et la durée. Les produits utilisés sont faiblement excrétés dans le lait et le nourrisson allaité est exposé à un taux très peu susceptible de poser un problème. Démarrer un traitement par méthadone pendant l’allaitement alors que l’enfant n’a pas été exposé in utero présente davantage de risques. Un sevrage brutal d’un bébé allaité par une mère sous méthadone pourra induire un syndrome de sevrage chez le bébé. De ces points de vue, la buprénorphine est moins susceptible de poser des problèmes. On suivra le bébé sur le plan du niveau d’éveil, de la survenue d’une dépression respiratoire ou d’une prise de poids insuffisante, ainsi que sur le plan du développement, tout particulièrement pendant les premières semaines et s’il est exclusivement allaité. En cas de problème, un médecin devrait immédiatement être contacté. En cas de sevrage brutal, on recherchera des signes de syndrome de sevrage.
Le taux d’allaitement chez les mères traitées pour une addiction aux opiacés est plus bas que dans la population générale. Toutefois, le respect du traitement pourra être meilleur chez les femmes traitées par buprénorphine lorsqu’elles allaitent que lorsqu’elles n’allaitent pas. Le taux d’allaitement des mères traitées par méthadone semble plus bas que celui des mères non traitées par méthadone dans certaines études, mais cela semble varier suivant les services. Cela pourrait donc dépendre de la qualité du soutien reçu par la mère dans chaque service.
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