Publié dans le n° 199 des Dossiers de l'allaitement, décembre 2023.
D'après : Dysphoric milk ejection reflex (D-MER) and its implications for mental health nursing. Frawley T, McGuinness D. Int J Mental Health Nursing 2023 ; 32(2) : 620-6.
Et : Dysphoric milk ejection reflex : report of two cases and postulated mechanisms and treatment. Liu H et al. Breastfeed Med 2023 ; 1(5) : 388-94.
Ces 10 dernières années, on s’est beaucoup plus intéressé à la santé mentale des mères en période périnatale (du début de la grossesse jusqu’à 1 an post-partum), avec la mise en place d’un soutien spécialisé dans divers contextes cliniques. Un groupe australien estime même que le bien-être émotionnel et psychologique de la mère peut avoir un impact sur l’enfant, le compagnon et la famille, qui doit être pris en compte jusqu’à 36 mois post-partum. Par ailleurs, la santé mentale du jeune enfant fait l’objet d’un nombre croissant de discussions depuis quelques années. Les personnes spécialisées dans le suivi de la santé mentale travaillent dans des contextes très variés incluant un suivi à domicile, la participation à des soins primaires de santé, les urgences liées aux violences entre conjoints ou le soutien aux personnes hospitalisées. Ces personnes rencontreront également des mères allaitantes dans le cadre de leur travail. Des études ont montré que les problèmes d’allaitement peuvent avoir un impact négatif sur la santé émotionnelle maternelle. La dépression ou la psychose du post-partum sont des problèmes dont la gravité potentielle est bien connue. Mais un problème tel que le réflexe d’éjection dysphorique (RED) reste peu connu.
Mécanisme et impact du RED
Il a été identifié pour la première fois en 2007, et la première étude évaluant sa prévalence (9,1 %) a été publiée en 2019. Le réflexe d’éjection dysphorique (RED) survient en réponse au réflexe d’éjection. Ce dernier permet, grâce à la contraction des petits muscles lisses entourant les acini, d’expulser le lait dans les canaux lactifères. Il est une composante indispensable de la réussite de l’allaitement. Toutefois, chez certaines femmes, il déclenche la survenue d’émotions désagréables et/ou négatives qui surviennent peu de temps avant le début de l’éjection du lait et perdurent quelques minutes. Ce phénomène peut survenir à nouveau à l’occasion du réflexe d’éjection suivant pendant la même tétée. Il peut également survenir lorsque la mère tire son lait, ou en cas de réflexe d’éjection spontané. Il peut durer quelques semaines, quelques mois, ou persister pendant toute la durée de l’allaitement. Cette survenue brutale et liée au réflexe d’éjection est caractéristique du RED, dont l’intensité (qui peut aller jusqu’aux pensées suicidaires) peut amener la femme à décider de sevrer et avoir un impact sur sa santé mentale.
Les symptômes sont très variables suivant les femmes : anxiété, tristesse, nervosité, irritabilité, nausées, douleurs abdominales, palpitations, sensation de trou dans l’estomac… d’intensité variable suivant les mères. Des mères ont décrit des sentiments allant jusqu’aux pensées suicidaires, au rejet du bébé ou aux pensées d’infanticide. Chez certaines femmes, ce vécu est suffisamment intense et négatif pour les amener à limiter la fréquence des tétées ou à sevrer rapidement. La mère peut se sentir très coupable d’éprouver ces sentiments alors qu’elle souhaite vraiment allaiter, et qu’elle ne les éprouve pas du tout en dehors des tétées. Cela est généralement très perturbant chez la mère, qui peut avoir du mal à maintenir un lien étroit avec son bébé, avoir peur de s’occuper de lui, ou se comporter envers lui de façon surprotectrice, avec un impact important sur sa santé mentale et émotionnelle (ainsi que sur l’allaitement et le lien mère-enfant).
Des études ont constaté une corrélation entre un faible taux d’ocytocine et un risque plus élevé de dépression du post-partum, ainsi qu’une corrélation entre un faible taux d’ocytocine et de cortisol et des émotions négatives. Le RED et les sentiments d’aversion pendant les tétées ne sont reconnus que depuis peu dans la littérature médicale et ils peuvent être confondus avec une dépression du post-partum. L’aversion pendant les tétées se caractérise par des sentiments insupportables de rejet qui persistent pendant toute la tétée, qui surviennent n’importe quand pendant l’allaitement, et qui peuvent être un phénomène nouveau pour une femme chez qui l’allaitement se passait auparavant sans problème. Le RED et l’aversion pendant les tétées sont donc deux phénomènes différents. Ce type de situation pourra être difficile à comprendre et à gérer pour les professionnels spécialisés dans le suivi de la santé mentale, ou même pour les professionnels de santé qui suivent les femmes en post-partum. Les femmes qui ont accouché récemment ont un risque plus élevé de troubles émotionnels ou mentaux, même si elles ne présentaient auparavant aucun problème de ce type. Le professionnel de santé pourra donc avoir du mal à déterminer ce qui rentre dans le cadre d’un vécu globalement normal chez une mère et ce qui sort de cette normalité et doit être pris en compte.
Les mères doivent s’adapter au parentage et à tous les changements que l’arrivée d’un bébé induit dans leur vie, qui sont souvent une source de stress et d’anxiété. Elles peuvent être mal soutenues par leur compagnon, avoir peur d’un problème médical chez leur enfant… Elles peuvent souffrir d’un syndrome de stress post-traumatique suite à un accouchement difficile. Certaines femmes présentent déjà un problème psychologique ou mental avant leur grossesse (dépression, troubles obsessionnels compulsifs, anxiété…), dont les symptômes pourront être aggravés ou modifiés après la naissance. Une étude a constaté que les décès de mères entre 6 semaines et 12 mois post-partum représentent environ le tiers des décès maternels en Angleterre et en Irlande.
1er cas
Cette mère de 29 ans, primipare, a accouché à terme et par voie basse après une grossesse normale. Les tétées se sont avérées difficiles. Elle ressentait de l’anxiété et de la tristesse avant le début de l’écoulement du lait, sentiments qui perduraient pendant environ 2 minutes avant de disparaître aussi brutalement qu’ils étaient apparus, et qui récidivaient lors du réflexe d’éjection suivant. Elle avait le même vécu lorsqu’elle tirait son lait, mais l’intensité était plus faible. Ce vécu négatif lui faisait redouter les mises au sein. Elle avait même peur de rester avec son bébé, et avait régulièrement envie de le laisser. Elle pensait qu’elle n’avait pas les qualités requises pour être une bonne mère. Elle n’avait jamais ressenti ce que d’autres mères lui décrivaient, à savoir que l’allaitement était l’une des choses les plus gratifiantes du maternage. Lorsqu’elle en a parlé à sa famille, on lui a dit qu’il était normal pour une nouvelle mère de se sentir stressée. Lorsqu’une personne lui a dit qu’elle devait présenter un RED, elle s’est sentie mieux, mais elle a quand même décidé de sevrer son bébé alors qu’il avait 6 mois. Tous les signes de RED ont alors disparu. Elle a rapporté qu’elle avait déjà expérimenté le même genre de ressenti lorsqu’elle était enfant : une brutale vague de dé-tresse et de nervosité lorsque ses mamelons étaient touchés, lorsqu’elle s’habillait ou se déshabillait ou qu’elle se douchait, qui disparaissait au bout de quelques secondes. Elle en a conclu qu’elle devait avoir un problème psychologique.
2e cas
Cette femme de 34 ans avait un premier enfant de 5 ans, et un deuxième enfant de 3 mois. Pour ses deux enfants, elle avait accouché à terme par voie basse. Elle a présenté un RED avec ses deux enfants. Après son premier accouchement, elle ignorait tout du RED, n’avait guère d’expérience en matière d’allaitement, et elle a donc sevré rapidement. Après son deuxième accouchement, elle a présenté à nouveau un RED, qui survenait uniquement en début de tétée et ne durait pas plus de 3 minutes. Elle a consulté un médecin, mais ce dernier a diagnostiqué une dépression du post-partum. Elle a recherché des informations sur Internet et a découvert qu’elle présentait un RED d’intensité modérée. Cela l’a soulagée de savoir que c’était juste un problème physiologique lié à la sécrétion d’hormones. Elle a à nouveau consulté un autre professionnel qui, après l’avoir écoutée attentivement, a suggéré des traitements, que la mère a refusé car elle ne voulait pas y exposer son bébé. Elle a décidé de gérer le problème de façon la plus naturelle possible. Pendant une semaine, elle a modifié ses pratiques d’allaitement. Elle a décidé de tirer son lait pour le donner au biberon, mais cela n’a guère eu d’impact. Pendant la semaine suivante, elle a modifié son alimentation, et a constaté que la consommation de chocolat et d’autres desserts améliorait les symptômes. Toutefois, elle a dû y renoncer après une semaine en raison de son indice élevé de masse corporelle. Elle était très sportive avant sa grossesse. Pendant la troisième semaine, elle a essayé le yoga et la méditation, sur les conseils de son médecin. Cela a induit une amélioration franche des symptômes du RED. Elle a essayé d’autres stratégies suite à ses recherches sur Internet, avant de conclure que le yoga et la méditation fonctionnaient bien chez elle et ne présentaient aucun risque. Elle a poursuivi l’allaitement jusqu’à 18 mois. Tous les signes de RED ont totalement disparu après le sevrage.
Gestion du RED
L’impact négatif potentiel sur l’allaitement et sur la santé mentale et émotionnelle de la mère nécessite une prise en compte par les professionnels de santé du RED chez les femmes qui en souffrent. Ces derniers doivent pour commencer les différencier d’une dépression du post-partum. Le simple fait de diagnostiquer un RED sur ses caractéristiques spécifiques (survenue liée au réflexe d’éjection) et de l’expliquer à la mère pourra déjà être un soulagement pour elle en mettant un nom sur ce qu’elle ressent. En effet, le RED induit très souvent de la culpabilité chez la mère en raison de son vécu négatif des tétées et elle hésitera beaucoup à en parler de peur d’être perçue comme anormale et d’être ostracisée. L’encourager à décrire ce qu’elle ressent, lui expliquer que d’autres femmes vivent une situation similaire, lui apporter de la compréhension et du soutien pourra faire une importante différence dans la façon dont la mère vivra le RED.
Les connaissances sur le RED sont très succinctes et il n’y a aucun consensus concernant sa gestion. Certains spécialistes proposent des stratégies susceptibles d’être efficaces au cas par cas. Un traitement médical augmentant le taux de dopamine peut être efficace (bupropion, supplémentation en vitamines du groupe B, pseudoéphédrine, rhodolia rosea, gélules de placenta…). Il n’existe toutefois actuellement aucune étude confirmant l’efficacité de ces produits dans le traitement du RED. Par ailleurs, les gélules de placenta et la pseudoéphédrine sont susceptibles d’abaisser la production lactée. Une étude concluait que la consommation de chocolat était efficace chez certaines mères. Des stratégies de distraction peuvent être utiles : lire un livre, regarder la télévision, écouter de la musique, bavarder avec d’autres personnes… sont des activités qui détournent l’attention de la mère. Manger et/ou boire pendant la tétée peut également être efficace (mais pas chez les femmes dont le RED s’accompagne de nausées et de vomissements). Le RED semble plus sévère lorsque la mère est fatiguée, stressée, qu’elle manque de sommeil, qu’elle consomme de la caféine ou qu’elle est mal hydratée. Se reposer suffisamment, supprimer les boissons apportant de la caféine, boire suffisamment, faire de l’exercice physique peut apporter un soulagement. Des études suggèrent un lien entre l’insulinémie et le taux sérique d’ocytocine. Abaisser la consommation de glucides et augmenter celle de protéines pourrait limiter les manifestations du RED. Le stress a un impact important sur la santé physiologique et psychologique. La mère pourra tenter le yoga, la méditation, la respiration consciente, l’acceptation du moment présent, la pensée positive, rechercher les facteurs qui l’amènent à se sentir bien et en sécurité. Le soutien émotionnel de l’entourage sera important. Un tel soutien augmente le sentiment maternel de compétence. Une équipe estime que les manifestations du RED sont similaires à celles de la réaction "fuir ou se battre", ce qui suggère que la mère ne se sent pas en sécurité. Augmenter son sentiment de sécurité pourrait alors l’aider. Garder son bébé en peau à peau augmente le taux d’ocytocine chez la mère, ce qui peut abaisser son niveau général de stress. Prendre régulièrement son bébé en peau à peau a un impact bénéfique significatif chez le bébé et la mère. Les mères présentant un RED léger à modéré pourront habituelle-ment le gérer avec des stratégies comportementales, alimentaires et avec du soutien. En cas de RED sévère, un traitement médicamenteux pourra être tenté.
Hypothèses concernant le RED et distinction avec les autres problèmes psychologiques
On ignore pourquoi certaines femmes présentent un RED. On estime actuellement que le RED est en rapport avec la sécrétion de dopamine. Il serait une réponse physiologique chez certaines femmes plutôt qu’une réponse psychologique. Les taux d’ocytocine et de prolactine sont élevés chez la femme allaitante, et le réflexe d’éjection est déclenché par un pic d’ocytocine, tandis que le taux de dopamine baisse brutalement. Cette baisse brutale serait à l’origine du déferlement brutal de sentiments très négatifs chez la mère. Certains estiment que ce vécu très désagréable pourrait être également favorisé par une sensibilité importante des mamelons pendant la grossesse, l’augmentation des dépenses énergétiques pendant l’allaitement, une alimentation insuffisante, le manque de sommeil, d’autres perturbations hormonales, la déshydratation, les apports en caféine et le stress. Une étude estimait toutefois que l’ocytocine était probablement la cause majeure du RED. Pendant une tétée, une décharge d’ocytocine survient dès les premières minutes en réponse à la stimulation des seins, et d’autres décharges surviendront pendant la poursuite de la tétée. Le taux de prolac-tine reste bas pendant les 10 premières minutes de la tétée, et il augmente ensuite progressivement. Le fait que le RED se déclenche rapidement et disparaisse après quelques minutes correspond parfaitement au pic de sécrétion d’ocytocine.
Heise et Wiessinger ont mis au point une échelle d’évaluation du RED afin d’en coter la sévérité. Cette échelle distingue trois sortes de manifestations émotionnelles (dépression, anxiété et colère), ainsi que l’intensité de chacune d’entre elles sur une échelle de 1 à 10 (légère, ≤ 3, modérée, 3-7, ou sévère, 8-10). Le RED est différent de la dépression du post-partum, un problème qui a fait l’objet de nombreuses études, et de l’aversion aux tétées, problème qui reste également très peu étudié. La dépression est un ensemble complexe de troubles émotionnels, comportementaux et physiques. Elle débute pendant la grossesse ou les 4 premières semaines post-partum. L’aversion aux tétées est induite par les mises au sein, avec des manifestations physiologiques et psychologiques, en particulier chez les femmes qui expérimentent régulièrement des situations qui induisent de la douleur au niveau des mamelons ou des sensations inconfortables. Ces manifestations ne présentent pas les caractéristiques spécifiques du RED (début brutal juste avant le début de l’écoulement du lait, et disparition après quelques minutes). Toutefois, le RED peut s’accompagner d’une dépression du post-partum, ou favoriser la survenue d’une dépression. Ces problèmes ont en commun de pouvoir amener la mère à sevrer rapidement, et d’avoir un impact négatif sur la relation mère-enfant.
En conclusion
Le post-partum est une période pendant laquelle la femme est plus vulnérable sur le plan psychologique et émotionnel. Les professionnels de santé qui suivent les femmes pendant cette période doivent prendre en compte leur santé mentale et émotionnelle comme étant une composante importante de leur santé en général, afin d’améliorer la santé maternelle et infantile. Il est entre autres nécessaire de mener des études sur le RED afin de mieux connaître son incidence, d’en déterminer les mécanismes et de rechercher des moyens efficaces de le gérer. Les professionnels de santé qui sont susceptibles de suivre les mères en post-partum devraient connaître l’existence du RED et ses spécificités. Même s’ils ne savent pas comment le traiter en pratique, le simple fait de permettre à la mère de parler de ce qu’elle éprouve, de mettre un nom sur son vécu et de savoir qu’il n’est pas exceptionnel ni anormal pourra dédramatiser la situation et aider la mère à mieux la supporter. Cela l’aidera à se sentir mieux soutenue, plus compétente et plus en sécurité.
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