Publié dans le n° 204 des Dossiers de l'allaitement, mai 2024
D'après : Experience of induced lactation in a transgender woman : analysis of human milk and suggested protocol. Delgado D et al. Breastfeed Med 2023 ; 18(11) : 888-93.
Le nombre de familles constituées de personnes appartenant à des minorités sexuelles est en augmentation, et ces personnes pourront souhaiter allaiter. L’induction d’une lactation chez un parent non gestationnel devient une pratique plus courante. Ces personnes auront besoin d’un soutien individualisé afin d’atteindre leurs objectifs en matière d’allaitement. Il existe divers protocoles d’induction de la lactation pour les femmes qui souhaitent allaiter un enfant qu’elles n’ont pas mis au monde, qui combinent la prise d’hormones imitant le climat hormonal de la grossesse, et des séances d’expression du lait. Chez les femmes transgenres prenant un traitement hormonal, ce dernier développe les tissus mammaires d’une façon similaire à celle constatée à l’adolescence chez les femmes, ce qui rend la lactation possible. Les auteurs rapportent le cas d’une femme transgenre qui a réussi à induire une lactation, et qui a fourni des échantillons de lait pour mesure de son taux de macronutriments et d’oligosaccharides.
Cette femme transgenre de 40 ans est venue consulter pour discuter de la possibilité d’induire une lactation. Elle avait épousé une femme qui était enceinte de 3 mois et elle souhaitait co-allaiter. Elle était sous traitement hormonal depuis l’âge de 35 ans : œstradiol sublingual 4 mg 2 fois par jour, spironolactone 100 mg 2 fois par jour et progestérone 200 mg tous les soirs. Elle prenait également du finastéride (un anti-androgène) 5 mg par jour pour lutter contre la perte de ses cheveux (traitement arrêté pendant la lactation). Ses autres problèmes médicaux incluaient un TDAH, un herpès oral, un dysfonctionnement érectile et des allergies. Elle ne fumait pas, consommait très peu d’alcool et de médicaments autres que ceux qui lui étaient prescrits. Elle avait subi une chirurgie de féminisation du visage, mais pas d’autre chirurgie affirmation de genre. L’examen a constaté la présence de seins au stade V de Tanner, avec des mamelons semi-rétractés bilatéraux. Le bilan biologique a constaté un taux sérique d’œstradiol de 110 pg/ml et un taux indétectable de testostérone.
Lors de sa première consultation, le protocole d’induction de la lactation Newman-Goldfarb a été présenté à cette personne. La prise de galactogène a été discutée, en lui présentant les caractéristiques du métoclopramide et de la dompéridone, cette dernière ayant été choisie par la patiente, à qui on a conseillé d’effectuer un ECG tous les 2 mois. Le protocole d’induction de la lactation a été débuté en augmentant la posologie d’œstradiol à 6 mg 2 fois par jour, et celle de progestérone à 400 mg tous les soirs, la posologie de spironolactone restant inchangée, avec introduction de la dompéridone, 20 mg 3 fois par jour. Un mois plus tard, la patiente est revenue. Le traitement d’induction de la lactation était bien toléré. La posologie de spironolactone a été abaissée à 100 mg 1 fois par jour, et celle de dompéridone a été augmentée à 20 mg 4 fois par jour. Six semaines avant la date prévue de l’accouchement, le traitement a été à nouveau modifié pour passer à 25 mg/jour d’œstradiol transdermique et arrêt de la prise de progestérone, les autres traitements étant poursuivis. On a également encouragé la patiente à stimuler ses seins à l’aide d’un tire-lait électrique pendant au moins 5-7 minutes et au moins 6 fois par jour. La patiente s’est également adressée à une consultante en lactation pour des informations plus détaillées sur l’allaitement.
Le bébé de ce couple est né 4 jours avant la date présumée du terme, par césarienne. La mère biologique et le bébé étaient en bonne santé. La patiente a dit avoir pu donner au nouveau-né un biberon de lait exprimé. À ce moment, elle pouvait exprimer quotidiennement 74 ml de lait. Cette production a baissé pendant les premiers jours post-partum car elle a arrêté de tirer son lait pour s’occuper de son bébé et de sa femme. Elle a recommencé à augmenter après la reprise des séances d’expression. Deux semaines après la naissance, la patiente a exprimé le désir d’augmenter la posologie des hormones féminisantes car elle estimait être trop exposée à la testostérone. La posologie de spironolactone a été augmentée à 150 mg/jour, puis à 100 mg 2 fois par jour 15 jours plus tard après constatation de l’absence d’impact sur sa production lactée. À partir de 2 mois, la posologie d’œstradiol a été abaissée à 2 mg par jour par voie sublinguale, la posologie de dompéridone et de spironolactone étant inchangée. Elle exprimait alors 177 à 240 ml/24 heures et elle mettait son enfant au sein 1 fois par jour en plus des séances d’expression du lait. Entre 2 et 4 mois post-partum, elle exprimait 140 à 170 ml/24 heures.
La patiente a commencé à fournir, toutes les semaines à partir d’environ 2 mois, des échantillons de son lait pour analyse. On lui a demandé de regrouper dans un seul biberon tout le lait exprimé sur 24 heures. Pour l’étude, elle devait homogénéiser le lait présent dans le biberon, en transférer 60 ml dans un biberon spécial qui lui avait été fourni (le reste du lait pouvant être donné à son enfant) et le congeler. Elle a ainsi collecté 8 échantillons de lait, qui ont été envoyés au laboratoire d’analyses dans un emballage spécial sur glace sèche. Pour l’analyse, le lait a été réchauffé, homogénéisé, son taux de macronutriments a été recherché par analyseur dans l’infrarouge, et on a recherché son profil lacté d’oligosaccharides, ainsi que les taux lactés de FGF 21, de leptine, d’insuline, de FSH et de LH à l’aide d’une technique immuno-enzymatique. Les taux de protéines, lactose, lipides et calories étaient dans les limites normales pour le lait humain à terme. Il en était de même pour les taux des divers oligosaccharides. Les taux d’insuline, de leptine et de FGF 21 variaient suivant les échantillons, mais ils étaient également dans les limites constatées par d’autres études. Les taux lactés de LH et de FSH étaient inférieurs à la limite de détection.
Pour cette femme transgenre, le fait d’arriver à obtenir du lait pour son enfant a été très gratifiant. Elle était fière de produire avec son corps un lait qui permettait à son enfant de grandir et d’être en bonne santé. Cela a également contribué au bien-être de son épouse, qui a eu du mal à se rétablir après un accouchement difficile. Cela n’a pas toujours été facile de trouver le temps nécessaire pour tirer son lait, ou de gérer l’absence de connaissances (voire l’hostilité) des soignants concernant l’allaitement par une femme transgenre pendant le séjour en maternité. Au dernier suivi, la patiente tirait toujours son lait pour son bébé âgé de 5 mois. Elle souhaite continuer jusqu’à ce qu’il ait au moins 6 mois, et envisagera alors d’arrêter.
L’induction d’une lactation chez une femme transgenre présente des caractéristiques spécifiques dans la mesure où une telle personne suit déjà un traitement hormonal d’affirmation de son identité de genre, et que le protocole d’induction de la lactation devra être adapté à cette situation. À noter que, lorsque la femme transgenre n’a pas subi de chirurgie génitale d’affirmation de son identité de genre, abaisser la posologie du traitement hormonal d’affirmation de cette identité pourra augmenter l’imprégnation par la testostérone, ce qui a amené la patiente à souhaiter réaugmenter la posologie des anti-androgènes. Si cela n’a pas immédiatement abaissé la production lactée de la patiente, une baisse a toutefois été constatée au bout de quelques semaines, sans qu’il soit possible d’affirmer que l’augmentation de cette posologie était en cause. Le sujet devrait toutefois être discuté avec les personnes concernées par ce type de situation. Le lait exprimé par la patiente avait une composition dans les limites de la normale constatées chez des femmes ayant accouché à terme sur le plan des macronutriments, de l’apport calorique, des oligosaccharides et des hormones documentées. À noter que les échantillons de lait ont subi plusieurs cycles de congélation/décongélation, ce qui pourrait avoir eu un impact sur les résultats des analyses. Si sa production lactée est toujours restée largement insuffisante pour couvrir à elle seule les besoins d’un bébé, elle était tout à fait suffisante dans le cadre d’un co-allaitement avec son épouse. Ce cas permet d’améliorer nos connaissances sur l’allaitement par des parents non-gestationnels.
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