Publié dans le n° 207 des Dossiers de l'allaitement, octobre 2024.
D'après : Immunosuppressants and breastfeeding. Anderson PO. Breastfeed Med 2024 ; 19(6) : 396-8.
Les immunosuppresseurs incluent diverses familles de molécules qui ont divers modes d’action et différents niveaux de toxicité. Par exemple, l’allaitement est régulièrement contre-indiqué aux mères traitées par anticancéreux, alors que certains d’entre eux sont utilisés pour le traitement de pathologies inflammatoires à des posologies nettement plus faibles. On ne peut donc pas faire de recommandations universelles pour un produit donné. L’auteur de cet article fait le point sur les diverses classes de produits utilisés comme immunosuppresseurs dans le cadre de l’allaitement.
Immunosuppresseurs conventionnels de faible poids moléculaire
Ces produits ont une bonne biodisponibilité orale, et ce qui passera dans le lait pourra être absorbé par le bébé allaité.
L’azathioprine, la mercaptopurine et la thioguanine sont des thiopurines qui sont actuellement plus souvent utilisées comme anti-inflammatoires que dans le traitement des cancers. L’azathioprine est rapidement métabolisée en mercaptopurine, son métabolite actif, qui sera elle-même métabolisée en diverses molécules. La thiopurine méthyltransférase (TPMT) est l’enzyme responsable du métabolisme d’un de ces métabolites actifs, et une déficience pour cette enzyme peut augmenter la toxicité de l’azathioprine. Son excrétion lactée a été recherchée chez des femmes traitées pour une pathologie inflammatoire intestinale, un lupus, ou pour l’immunosuppression après une transplantation. Des posologies allant jusqu’à 200 mg/jour d’azathioprine étaient corrélées à un taux lacté bas ou indétectable de cette molécule et de ses métabolites. Il en était de même pour leur taux sérique infantile. Les données existantes concluaient à l’absence d’effet secondaire chez les enfants suivis jusqu’à 4,6 ans pour certains, mais aucune étude à très long terme n’a été menée. Les enfants des mères présentant une faible activité de la TPMT pourront être exposés à des taux significativement plus élevés de produits actifs. Quelques cas mal documentés de neutropénie modérée et asymptomatique et un risque plus élevé d’infections ont été rapportés, et il pourrait être utile d’effectuer un bilan hématologique et hépatique chez les nourrissons exclusivement allaités par une mère prenant de l’azathioprine. Certains spécialistes estiment toutefois qu’un tel suivi est inutile, et que le fait de ne pas allaiter pendant les 4 premières heures suivant la prise devrait abaisser significativement le niveau d’exposition infantile. La plupart des spécialistes considèrent que l’azathioprine est utilisable pendant l’allaitement.
La mercaptopurine étant le principal métabolite actif de l’azathioprine, les données concernant cette dernière sont donc applicables à la mercaptopurine. C’est également le cas pour , cette dernière étant l’un des métabolites de l’azathioprine et de la mercaptopurine. Une étude a recherché son taux lacté chez une femme qui en a pris pendant la grossesse et l’allaitement pour le traitement d’une pathologie inflammatoire intestinale à la posologie de 0,7 mg/kg/jour. Son taux lacté en post-partum immédiat était de 8,03 µg/l. Aucun effet secondaire n’a été rapporté chez 37 enfants dont la mère avait été traitée par thioguanine pendant la grossesse et l’allaitement pour une maladie de Crohn.
La cyclosporine et le tacrolimus sont des inhibiteurs de la calcineurine. Ces 2 produits sont très faiblement excrétés dans le lait humain et des centaines d’enfants ont été allaités par des mères traitées par ces produits sans qu’aucun effet secondaire ne soit rapporté. La plupart des recommandations internationales considèrent ces 2 molécules comme étant utilisables pendant l’allaitement.
La cladribine est utilisée hors AMM dans le traitement de la sclérose en plaques (SEP). Son excrétion lactée est très faible aux posologies administrées dans ce cadre. Chez 2 femmes qui en prenaient respectivement 10 et 20 mg/jour, le bébé allaité était exposé respectivement à 3 % et 4,7 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Le pic lacté était constaté respectivement 1 et 2 heures après la prise. Une étude a constaté que son taux lacté baissait rapidement pendant les premières 24 heures suivant la prise, et qu’il était indétectable après 48 heures. Si la cladribine a une toxicité potentielle pour le bébé allaité, elle est généralement administrée par cycles séparés par de longues périodes, ce qui devrait permettre une suspension de l’allaitement intermittente. Les fabricants recommandent une suspension de 7 jours en Europe et de 10 jours aux États-Unis, une telle durée semblant toutefois excessive au vu des données sur son excrétion lactée.
Le diméthyl fumarate est utilisé dans la SEP rémittente récurrente. Elle est métabolisée en monométhyl fumarate, son métabolite actif. Son excrétion lactée a été recherchée chez 2 femmes présentant cette forme de SEP, et qui ont commencé à en prendre 240 mg 2 fois par jour après arrêt de l’allaitement. Les taux lactés moyens de diméthyl et de monométhyl fumarate étaient respectivement de 2,7 et 7,5 µg/l. Ces taux correspondraient à une dose infantile représentant 0,007 et 0,019 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Ce produit semble donc utilisable pendant l’allaitement.
L’hydroxyurée est un antimétabolite prescrit dans certaines pathologies hématologiques non cancéreuses, comme la drépanocytose. Son excrétion lactée a été recherchée chez au total 18 femmes qui en prenaient 1 g/jour (sauf une femme qui en prenait 500 mg 3 fois par jour). Ces mères ont fourni un certain nombre d’échantillons. Chez la mère qui en prenait 500 mg 3 fois par jour, le taux lacté allait de 3,8 à 8,4 mg/l (6,1 mg/l en moyenne), l’enfant recevant < de 4 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Chez une autre mère, le pic lacté était de 19,24 mg/l 3 heures après la prise, et le taux dans les autres échantillons allait de 0,51 à 1,23 mg/l. Chez les 16 autres mères, les auteurs ont calculé qu’en moyenne 2,2 mg de produit actif était excrété dans le lait maternel pendant les 24 heures suivant une prise, la moitié de cette quantité étant excrétée pendant les 3 premières heures, le taux lacté étant indétectable au bout de 24 heures. Les auteurs estimaient que l’enfant allaité serait exposé à 3,4 % de la dose maternelle ajustée pour le poids, ce niveau d’exposition étant 2 fois plus bas si la mère suspendait l’allaitement pendant les 3 premières heures suivant la prise.
Le méthotrexate est un antagoniste des folates utilisé comme anti-inflammatoire à des doses habituellement ≤ 25 mg/semaine. Aux doses administrées dans le cadre d’un traitement antinéoplasique (100 à 500 mg/m²), l’allaitement est contre-indiqué, mais les posologies anti-inflammatoires ne présentent pas les mêmes implications. Une étude ancienne n’a constaté aucun effet secondaire chez un bébé allaité dont la mère a commencé à prendre 25 mg/semaine de méthotrexate à partir de 151 jours post-partum. Des cas plus récents constataient qu’un traitement maternel à ces posologies était peu susceptible d’être dangereux pour le bébé allaité. Une femme présentant un placenta accreta a reçu du méthotrexate en intramusculaire à la dose de 92 mg pendant 4 jours à partir de J5. Les auteurs estimaient que l’enfant était exposé quotidiennement à 1,2 µg/kg de méthotrexate et à 0,2 µg/kg de 7 hydroxyméthotrexate, soit 0,11 % et 0,02 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Une étude plus récente a rapporté le cas de 3 mères qui, en post-partum précoce, ont pris par erreur 2,5 mg/jour de méthotrexate (au lieu de 2,5 mg/jour de méthylergonovine) pendant respectivement 5, 13 et 15 jours. Si ces 3 femmes ont présenté des effets toxiques et ont été hospitalisées, leurs enfants n’ont présenté aucun effet secondaire visible. Certains experts et certaines recommandations déconseillent la prescription de méthotrexate à faibles doses chez les mères allaitantes. La situation évolue toutefois, certains commençant à dire que des posologies de ≤ 25 mg/semaine sont acceptables chez les mères allaitantes. Suspendre l’allaitement pendant 24 heures après une prise abaissera de 40 % le niveau d’exposition infantile. En cas de traitement maternel au long cours, on pourra envisager d’effectuer régulièrement un bilan hématologique chez l’enfant allaité.
La mitoxantrone est administrée en intraveineuse tous les 3 mois pour le traitement de la SEP. La durée de suspension de l’allaitement après une dose reste mal connue. Chez une femme, la mitoxantrone était toujours détectable dans le lait maternel 28 jours après administration d’une dose de 6 mg/m². Cette mère a toutefois repris l’allaitement 3 semaines après la 3e dose de mitoxantrone, alors que ce produit était toujours détecté dans son lait. Son enfant se portait apparemment bien à 16 mois.
Nouvelles molécules de faible poids moléculaire
Les inhibiteurs de Janus Kinase (JAK) sont bien absorbés par voie orale. Leur mécanisme est plus spécifique. Ils modulent la signalisation de plusieurs cytokines. Le tofacitinib est utilisé dans le traitement du psoriasis, des pathologies rhumatismales et des maladies inflammatoires intestinales. C’est la seule molécule dont l’excrétion lactée a été évaluée. Le fabricant recommande de suspendre l’allaitement jusqu’à 18 heures après la dernière prise de la forme à libération immédiate et jusqu’à 36 heures après la dernière prise de la forme à libération prolongée. Deux présentations de cas ont suivi chacune 1 femme. La 1re en prenait 10 mg 2 fois par jour. Elle a arrêté d’allaiter sa fille de 30 mois pour démarrer ce traitement, mais elle a collecté 37 échantillons de lait exprimés 1 à 14 heures après une prise, et ce entre 25 et 63 jours après le début du traitement. Le taux lacté le plus élevé constaté était de 54,5 µg/l 4 heures après une prise, et le taux le plus bas était de 2 µg/l 14 heures après une prise. À partir du taux le plus élevé constaté, on pouvait calculer qu’un bébé allaité recevrait 3,4 % de la dose maternelle ajustée pour le poids (voir aussi Doss All 2024 ; 204 : 19-20). L’autre mère prenait 5 mg de tofacitinib 2 fois par jour. Elle a fourni 18 échantillons de lait de début de tétée entre 20 et 22 jours post-partum. Le taux lacté de tofacitinib allait de 1,8 à 32,8 µg/l (7,8 µg/l en moyenne), le pic lacté étant constaté 3,5 heures après une prise et le taux le plus bas 11,3 heures après une prise. À partir du taux lacté le plus élevé, on estimait que le bébé allaité recevrait 3,4 % de la dose maternelle ajustée pour le poids, ce niveau d’exposition étant probablement plus bas en situation réelle. Par ailleurs, 3 mères ont allaité en prenant 5 ou 10 mg de tofacitinib 2 fois par jour. Deux des enfants avaient un développement normal au dernier suivi, aucun n’avait présenté d’effet secondaire, y compris après les vaccinations à germe vivant. Un bilan approfondi a été effectué chez le 3e enfant à 12 semaines, il était parfaitement normal, et l’enfant était en bonne santé à 12 mois. Ces données suggèrent qu’un traitement par tofacitinib à libération immédiate semble possible chez la mère allaitante, même si davantage de données seraient utiles. Toutefois, ces constatations ne s’appliquent pas forcément aux autres inhibiteurs de JAK (abrocitinib, baricitinib, filgotinib, momelotinib, ruxolitinib, upadacitinib) même si 2 de ces produits (momelotinib et ruxolitinib) sont liés à > 90 % aux protéines plasmatiques et donc peu susceptibles de passer significativement dans le lait maternel.
Outre les produits cités plus haut, près de 100 produits visant à inhiber les kinases (inhibiteurs des tyrosine kinase par exemple) sont commercialisés avec diverses indications, mais très peu d’entre eux ont été évalués sur le plan de leur excrétion lactée. Cette dernière a été recherchée pour l’imatinib chez au total 8 mères, qui en prenaient jusqu’à 400 mg/jour, et 4 d’entre elles ont allaité pendant une durée allant de 5 jours à 8 mois. Les auteurs rapportaient un niveau d’exposition du nourrisson allaité allant de 1,4 à 4,5 % de la dose maternelle ajustée pour le poids. Le taux sérique d’imatinib a été recherché à J5 chez un enfant dont la mère était traitée pendant la grossesse, juste avant une prise maternelle, et ce taux était de 27 µg/l. Aucun effet secondaire n’a été rapporté chez les enfants de ces mères, y compris chez les deux enfants d’une mère qui a allaité successivement 3 enfants tout en étant traitée respectivement par imatinib, nilotinib et dasatinib. Certaines de ces molécules sont probablement utilisables pendant l’allaitement, mais il est prudent de les éviter en l’absence de données les concernant.
L’étrasimod, le fingolimod, l’ozanimod, le ponésimod et le siponimod sont des modulateurs des récepteurs de la sphingosine 1 phosphate (S1P). Ces molécules bloquent la sortie des lymphocytes hors des ganglions lymphatiques et réduisent donc leur nombre circulant. Ils sont essentiellement utilisés dans la gestion de la SEP, mais l’ozanimod et l’étrasimod sont utilisés dans le traitement de la rectocolite hémorragique. Tous ces produits sont liés à ≥ 98 % aux protéines plasmatiques, ce qui signifie que ≤ 2 % du produit présent dans le sang est susceptible d’être excrété dans le lait maternel. Si aucun d’entre eux n’est contre-indiqué pendant l’allaitement aux États-Unis, ils sont déconseillés en Europe en raison de l’absence de données sur leur excrétion lactée. Toutefois, ces produits n’étant pas cytotoxiques et leur excrétion lactée étant plus que probablement très faible, il n’existe pas vraiment de raison de les déconseiller pendant l’allaitement, et il serait alors possible d’en étudier l’excrétion lactée.
Anticorps monoclonaux
Ces anticorps sont spécifiquement dirigés contre certains médiateurs pro-inflammatoires tels que le TNF (adalimumab, certolizumab, golimumab et infliximab), les intégrines (natalizumab et védolizumab), l’antigène de surface BD 20 spécifique des lymphocytes B (rituximab) ou les interleukines 12 et 23 (ustekinumab). De plus en plus de recommandations officielles estiment que les anticorps monoclonaux à visée anti-inflammatoire peuvent être utilisés chez les mères allaitantes même si tous n’ont pas fait l’objet d’études de leur excrétion lactée (à noter que l’allaitement reste déconseillé en cas d’utilisation en cancérologie). En effet, ce sont de très grosses molécules très peu susceptibles d’être excrétées dans le lait (rapport lait/plasma pour celles ayant fait l’objet d’études : 0,0003 à 0,0151), environ 50 % de ce qui passera dans le lait sera digéré par le bébé allaité, et la biodisponibilité orale de ce qui restera est très faible. Les anticorps monoclonaux n’ont jamais été détectés dans le sang des nourrissons allaités, sauf lorsque la mère était toujours traitée pendant le dernier trimestre de la grossesse, et leur taux baissait par la suite malgré la poursuite de l’exposition via l’allaitement. Toutefois, leur excrétion lactée sera plus importante pendant les premiers jours post-partum, avant la fermeture des jonctions serrées, et il est donc recommandé d’attendre 2 semaines post-partum avant de recommencer le traitement. Cependant, les quelques données sur le taux colostral des anticorps monoclonaux n’ont pas constaté des taux beaucoup plus élevés que dans le lait mature.
En conclusion
Certains immunosuppresseurs sont considérés comme utilisables pendant l’allaitement, comme les thiopurines, les inhibiteurs de la calcineurine, l’hydroxyurée et les anticorps monoclonaux. Les données existantes suggèrent que la cladribine, le diméthyle fumarate, le tofacitinib, le méthotrexate à faibles doses hebdomadaires et éventuellement l’imatinib peuvent être utilisés moyennant un suivi régulier du bébé allaité. Les modulateurs des récepteurs de la S1P ne semblent pas présenter de risque significatif, mais les données sont très succinctes.
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