Publié dans le n° 209 des Dossiers de l'allaitement, décembre 2024.
D'après : Case report : psychotherapy for enhancing psychological adjustement to dysphoric milk ejection reflex. Reem D et al. Front Psychiatry 2024 ; 15 : 13333572.
Le réflexe d’éjection dysphorique (RED) se caractérise par une dysphorie plus ou moins intense au moment du réflexe d’éjection, qui disparaît au bout de quelques minutes. Le vécu négatif peut être physique (sensation de "trou" dans l’estomac, nausées…) et surtout émotionnel (angoisse, culpabilité, sentiment de rejet de l’enfant…). Si ce vécu négatif dure peu de temps, sa répétition à chaque tétée (voire lorsqu’un réflexe d’éjection survient pendant que la mère tire son lait, ou même si elle pense à son bébé en dehors de toute stimulation mammaire) rendra les tétées d’autant plus difficiles pour la mère que les sensations négatives sont intenses. En dehors de ces instants, la mère éprouve pour son bébé des sentiments parfaitement normaux. Le RED induira chez la mère de l’incompréhension, de l’angoisse, de la culpabilité, et elle hésitera très souvent à en parler. Il doit être différencié de l’aversion aux tétées (le vécu négatif perdure pendant toute la durée de la tétée, et il est plutôt marqué par la colère et l’agitation) et de la dépression du post-partum (qui peut toutefois être présente ou être induite par un RED). La prévalence du RED est estimée à environ 9 % d’après les très rares données sur le sujet. Il serait entre autres important de savoir dans quelle mesure la survenue d’un RED peut être influencée par le contexte socioculturel, psychosocial, et par la sexualisation des seins dans certaines cultures. Il semble par ailleurs influencé par le climat hormonal lié à l’allaitement, la principale hypothèse actuelle étant le rôle de la dopamine dans la survenue du RED. Il n’existe pas de traitement faisant consensus, et diverses stratégies sont proposées pour gérer le RED en fonction de son intensité : contact peau à peau fréquent avec le bébé, pratiques de méditation et/ou de relaxation, distractions comportementales, prise d’inhibiteurs de la recapture de la dopamine dans les cas sévères… L’auteure présente un cas de RED pour la gestion duquel une psychothérapie a été effectuée.
Cette femme égyptienne de 32 ans, mariée depuis 3 ans, conceptrice de logiciels, était en congé de maternité suite à la naissance de son 2e enfant, âgé de 2 mois au moment où elle a consulté l’auteure pour la 1re fois. Elle présentait d’intenses modifications négatives de l’humeur survenant uniquement pendant les 60 à 90 premières secondes des tétées, récidivant lors de chaque réflexe d’éjection et à chaque tétée. Elle décrivait une sensation brutale de creux, comme si elle se trouvait brutalement en chute libre, accompagnée de sentiments de haine d’elle-même et de l’impression de n’avoir aucune valeur. En raison de l’intensité de ce vécu, elle a essayé de tirer son lait pour le donner à son bébé au lieu de le mettre au sein. Cela n’a rien changé à la fréquence et à l’intensité du RED, mais elle obtenait beaucoup de lait lors de chaque séance d’expression, et pouvait donc nourrir exclusivement son bébé avec nettement moins de séances d’expression que de tétées. Elle avait davantage d’engorgements qu’avec les tétées, et elle avait présenté une mastite 2 semaines plus tôt. Par ailleurs, elle était allée voir une consultante en lactation à plusieurs reprises en raison de difficultés lors des mises au sein. Cette dernière lui avait dit que la forme de ses mamelons était anormale et que son bébé avait besoin qu’elle utilise des bouts de sein spéciaux pour qu’il arrive à prendre le sein. Les bouts de sein se sont avérés utiles pour faciliter les mises au sein, mais la mère a rapidement décidé de tirer son lait plutôt que de mettre son bébé au sein en raison du RED.
Cette mère se sentait coupable de fuir les tétées et constamment anxieuse et mal à l’aise. Elle a par ailleurs rapporté d’autres manifestations : pleurs fréquents, inattention, oublis, retrait social… après la naissance de son second enfant, ainsi que des manifestations physiques d’angoisse telles que des troubles digestifs, des céphalées et des palpitations. En poursuivant l’interrogatoire, l’auteure a constaté qu’elle avait présenté plus ou moins les mêmes problèmes d’anxiété après la naissance de son 1er enfant deux ans plus tôt. Elle dormait peu comme de nombreuses mères d’un nourrisson, mais elle avait bon appétit. Elle avait un très mauvais souvenir de l’épisiotomie effectuée pendant son 2e accouchement, qu’elle considérait comme une violation de son corps. Elle vivait également très mal les critiques sur sa façon de s’occuper de son bébé faites par des membres de sa famille. Elle a dit que son mari, très présent, la soutenait émotionnellement, et qu’il était la seule personne dont elle n’avait pas décidé de s’éloigner. Cette mère avait décidé de consulter un psychothérapeute après "avoir oublié son bébé dans sa voiture" une semaine plus tôt. Le 1er psychiatre consulté a juste conseillé la prise d’escitalopram, un antidépresseur de la famille des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, que la mère a refusé car elle ne voulait pas que son bébé y soit exposé via son lait. Elle est donc allée consulter l’auteure. Cette mère avait également des antécédents d’hypoglycémie et d’hypotension ayant débuté au début de l’adolescence. Au début de son mariage, elle a présenté un vaginisme, qui a disparu à la suite de l’épisiotomie pendant son 2e accouchement. Elle a également fait part d’une menace de fausse couche inexpliquée survenue pendant le 2e trimestre de sa 2e grossesse. Ses 2 accouchements ont été déclenchés en raison d’un dépassement de la date du terme. Si elle a accouché par voie basse de ses 2 enfants, elle avait eu très peur qu’on lui fasse une césarienne. La péridurale a déclenché des crises de panique pendant ses 2 accouchements en raison des sensations d’engourdissement qu’elle avait provoquées.
Cette mère avait également des antécédents familiaux de problèmes émotionnels. Sa mère présentait un trouble anxieux généralisé pour lequel elle était sous traitement pharmacologique. Un trouble similaire avait été diagnostiqué chez cette patiente 5 ans plus tôt, traité par mirtazapine, venlafaxine, puis vortioxétine. Après 18 mois de traitement, elle avait présenté une rémission qui perdurait depuis 4 ans. Elle était le 2e enfant d’une famille aisée, et a rapporté que son père était un "drogué du travail". Elle n’avait pas été allaitée par sa mère. Elle avait fait d’excellentes études, avait un poste à responsabilités qui la valorisait, et elle avait de bonnes relations avec ses collègues. Elle était heureuse d’avoir pu se marier avec un homme qu’elle avait choisi et qu’elle aimait au lieu d’avoir subi un mariage arrangé comme de nombreuses femmes de son entourage. Elle était musulmane pratiquante, ce qui était pour elle un réconfort, mais cela aggravait par ailleurs sa culpabilité concernant les sentiments négatifs qu’elle ressentait concernant l’allaitement, qui lui donnaient l’impression d’être une mauvaise mère. Le diagnostic posé par l’auteure était un RED dans le cadre plus large d’un trouble anxieux généralisé. Après discussion avec la mère, il a été décidé d’explorer les conflits internes susceptibles d’avoir été induits par son vécu depuis son enfance.
Cette mère avait une bonne perception de son état psychologique, ce qui a facilité la progression de la thérapie. Elle a pu formuler ses problèmes, dont la cause majeure était la perception qu’elle avait été trahie par son corps. Elle a également réalisé que son corps avait surtout servi aux autres (mari et enfants) pendant les années précédentes. En remontant plus loin dans son vécu, la mère a mentionné que cette perception de trahison par son corps remontait au diagnostic des épisodes d’hypoglycémie et d’hypotension, épisodes pendant lesquels elle se sentait particulièrement vulnérable. Elle avait également très mal vécu le vaginisme, qui l’avait amenée à douter de sa féminité. Ses doutes avaient été renforcés par l’incapacité de son corps à déclencher normalement ses accouchements, par les difficultés rencontrées lors de l’allaitement de ses 2 enfants… Globalement, toutes ces expériences négatives avaient induit chez elle un manque total de confiance dans son corps, qui culminait avec la survenue du RED.
Des thèmes ayant émergé pendant la thérapie ont été discutés avec cette mère. Son vécu du maternage et de l’attachement mère-enfant était fondé sur une dissonance cognitive et émotionnelle entre la conviction qu’elle voulait être une bonne mère et qu’elle devait donc allaiter, et le vécu très négatif de l’allaitement induit par le RED. Cela avait un impact sur sa perception d’elle-même en tant que mère, mais également sur ses relations avec son bébé. Le fait de tire-allaiter plutôt que d’allaiter directement au sein lui permettait de nourrir son bébé à heures fixes, ce qui lui donnait l’impression d’être une mère compétente au moins pour cela, même si c’était insuffisant pour supprimer son anxiété et son sentiment de culpabilité, accentué par la comparaison avec les autres mères qu’elle connaissait qui non seulement allaitaient directement au sein, mais qui en outre aimaient allaiter. D’un côté, elle n’avait pas de modèle maternel d’allaitement (sa propre mère n’ayant pas allaité), mais elle vivait mal de ressentir l’allaitement uniquement comme une obligation morale. Par ailleurs, elle avait l’impression que son corps avait été sexualisé et utilisé sans tenir compte de ce qu’elle ressentait. Elle a décrit comment sa mère l’avait harcelée lorsqu’elle était enfant pour qu’elle porte un appareil dentaire afin d’être plus jolie, comment sa belle-mère la poussait à faire de la gymnastique pour perdre "son ventre de jeune accouchée", les inquiétudes de son mari concernant son vaginisme, comment l’obstétricien avait fait un "point du mari" après son 1er accouchement, ce qui avait induit la nécessité d’une épisiotomie lors de son 2e accouchement, à chaque fois sans son consentement. Elle a mal vécu que les soignants en maternité la poussent à mettre son bébé au sein alors qu’elle avait des visiteurs, ainsi que les critiques de sa famille sur le fait qu’elle tire-allaitait. Son anxiété concernant son corps avait également été favorisée par une culture qui valorise la modestie chez les femmes sur le plan vestimentaire. Elle se rappelait avoir subi, pendant son adolescence, les commentaires désobligeants de ses professeurs sur ses vêtements qui n’étaient pas assez couvrants. Il était difficile pour elle de mettre son bébé au sein si elle n’était pas seule.
La psychothérapie de cette mère l’a aidée à verbaliser ses pensées et son vécu, à déterminer leur origine et à développer des récits positifs autour de son expérience corporelle, avec pour objectif de se réapproprier son corps de façon positive. Une approche particulièrement à l’écoute de la femme est nécessaire dans la culture égyptienne, dans laquelle les femmes n’osent généralement pas demander de l’aide et tentent le plus possible de se débrouiller seules avec leurs problèmes. La 1re étape a été de discuter avec cette mère de ses émotions et de son vécu autrefois et maintenant, et de la façon dont elle pouvait les modifier maintenant. Elle a écrit un journal sur ses accouchements afin de pouvoir les analyser avec un certain recul favorisant la résilience. Elle a effectué quotidiennement des exercices de prise de conscience de son corps pendant les repas, les bains, via des exercices de respiration, afin d’apprendre à connaître et aimer son corps au quotidien. Enfin, elle a pratiqué des exercices d’affirmation de soi afin d’apprendre à surmonter son anxiété et l’évitement des autres qui en résultait, en ciblant tout particulièrement les situations dans lesquelles les autres faisaient des commentaires négatifs sur son corps, son allaitement, son maternage… Au total, elle a effectué 25 séances de thérapie étalées sur 6 mois. L’arrêt officiel de la thérapie a été décidé d’un commun accord entre la mère et la thérapeute, avec toutefois des points effectués tous les mois pour évaluer la situation. Si elle présente toujours un RED, ses manifestations sont significativement moins fréquentes et moins intenses. La thérapie a été difficile à vivre pour la mère, et elle était le plus souvent en larmes à la fin des séances. Mais elle se sent maintenant fière d’avoir réussi à surmonter ses problèmes et à allaiter son enfant de la façon qu’elle a choisie en ayant accepté les limites de son corps. Elle se sent plus forte, plus compétente, plus à l’aise dans son corps, même si elle reconnaît que tous les problèmes ne sont pas résolus. Elle a appris à percevoir son corps de façon différente, à apprécier sa féminité dans ses aspects positifs et négatifs. Elle a accepté le fait que l’allaitement n’était pas facile et que le maternage ne l’était pas non plus. Elle pense que le soutien et l’acceptation de la thérapeute a été d’un grand secours pour l’aider à progresser. De son côté, son mari estime qu’elle est plus proactive dans ses relations avec son entourage et beaucoup moins effacée qu’avant la thérapie.
Ce cas ne prétend pas être représentatif de toutes les femmes présentant un RED, les manifestations du RED différant fortement d’une mère à l’autre. La stratégie thérapeutique utilisée pour cette mère pourrait être utilisée auprès de mères d’autres cultures en l’adaptant au contexte socioculturel dans lequel vit la mère. À noter que dans ce cas, la mère a pris l’initiative d’aller consulter une psychothérapeute, ce qui indique qu’elle était consciente d’avoir des problèmes et qu’elle souhaitait qu’on l’aide à les résoudre, ce qui ne sera pas forcément le cas de toutes les mères. L’impact à long terme d’une telle thérapie ne peut pas être garanti, et cet impact devrait être évalué via des études cliniques incluant un certain nombre de mères. Cette présentation suggère que la survenue d’un RED peut être en rapport avec la conjonction de facteurs physiologiques, mais également psychosociaux, et qu’un travail sur les facteurs psychosociaux pourra avoir un impact bénéfique sur la perception du RED et sur ses symptômes. Elle souligne également l’importance des normes sociales et culturelles sur le déroulement de l’allaitement.







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