Cet article est paru dans Allaiter aujourd'hui n° 60, LLL France, 2004
Voici un extrait de l’ouvrage passionnant de l’anthropologue, primatologue et sociobiologiste Sarah Blaffer Hrdy, Les instincts maternels (Payot, 2002).
Une fois qu’une femme est mature et a un enfant, qu’est-ce qui maintient l’intervalle typique de trois à cinq ans entre deux naissances chez les chasseurs-collecteurs ? Les spécifications pour le mécanisme idéal d’espacement des naissances d’une femme de ce type sont les suivantes : l’état nutritionnel de la mère ; sa charge de travail ; la quantité de lait dont a besoin tout enfant au sein ; l’amélioration ou la dégradation des conditions environnementales (…)
Au XVIIIe siècle, certaines femmes, au nombre desquelles Mary Wollstonecraft (une pionnière en matière de droits des femmes), avaient bien conscience que si les mères allaitaient, « il y aurait un tel intervalle entre deux naissances qu’elles ne se retrouveraient jamais avec une maisonnée pleine de nourrissons ».
Les journaux intimes de certaines aristocrates montrent qu’elles avaient compris à cette époque que l’allaitement retarde la conception : elles s’ingéniaient délibérément à passer des nourrices à l’allaitement, de façon à retarder le moment où elles seraient de nouveau enceintes. Aux yeux de la science médicale, en revanche, l’allaitement restait une forme particulièrement peu fiable de contrôle des naissances. La « piste de l’allaitement » fut longtemps tenue pour un remède de bonnes femmes.
Il faudra attendre les années 70 pour que les scientifiques comprennent que l’allaitement était le fondement du planning familial chez les primates, y compris les peuples des sociétés traditionnelles. Le « mystère » des larges intervalles entre les naissances chez les chasseurs-collecteurs fut officiellement résolu quand les anthropologues étudiant les !Kung reconnurent à quelle cadence les bébés tétaient le sein de leur mère. Selon Mel Koner et Carol Worthman, les bébés que leur mère portait tout le temps avec elle tétaient plusieurs fois par heure dans la journée et dormaient avec leur mère, tétant pendant la nuit (…)
En règle générale, quatre-vingts minutes de tétée par jour, réparties en un minimum de six séries, suppriment le cycle menstruel pendant dix-huit mois. Mais il faut davantage de tétées pour supprimer l’ovulation si la mère est sédentaire, et moins si elle doit parcourir de longues distances en portant de lourds fardeaux, ou si elle court quinze kilomètres par jour (…)
Pour une mère collecteuse, rester à proximité pour faire téter son enfant pouvait exiger qu’elle porte celui-ci – plus des outils et la récolte – sur des distances épuisantes pour le dos. La naissance d’un nouveau bébé trop tôt pouvait tourner au désastre. Blurton Jones proposa donc qu’en fait, loin de limiter la démographie, les feedbacks endocrinologiques espaçant les naissances servaient à assurer que les mères récupéraient, en optimisant la survie des bébés à mesure qu’elles les produisaient (…)
Chaque fois qu’un peuple cesse d’être nomade, les intervalles entre les naissances raccourcissent (…) Avec l’introduction de l’agriculture (…), les modes de vie changèrent radicalement (…) Avec l’apparition de graines moulues et de poteries pour les cuire, la bouillie devint disponible en permanence après le sevrage, de sorte que les enfants purent être sevrés dès six mois et survivre quand même (…)
A un certain point de l’évolution humaine, les mères primates, dont la physiologie et le tempérament reproductif étaient adaptés pour élever un seul enfant, se sont retrouvées à nourrir simultanément plusieurs jeunes d’âge différent. Elles durent s’adapter à une nouvelle « norme » : plusieurs enfants dépendants.
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