Ce dossier a été publié dans Allaiter aujourd'hui n° 61, LLL France, 2004
Existe-t-il un mécanisme psycho-biologique prévu par la nature et poussant au sevrage chez les femmes enceintes (mécanisme qui inclurait les douleurs de mamelons et le sentiment d’irritation décrit plus haut) ? Ou est-ce un phénomène culturel qui enjoint aux femmes de sevrer dès qu’elles se savent à nouveau enceintes, comme on leur enjoint, dans les sociétés traditionnelles, de ne pas donner le colostrum ?
Difficile de répondre à cette question. On peut bien sûr aller voir ce qui se passe chez les autres mammifères. Mais leur situation est très différente de la nôtre, puisqu’en règle générale, la femelle n’est en chaleur et ne redevient enceinte que lorsque le petit est sevré. On ne trouve donc pas, sauf exception, ce « chevauchement » de l’allaitement pendant la gestation. Par contre, on voit parfois des femelles allaiter des petits de portées différentes.
On connaît bien sûr le cas des kangourous, où les femelles peuvent allaiter deux petits d’âge différent, chacun ayant sa tétine et un lait spécifiquement adapté.
Chez les cebus, des singes d’Amérique du sud, les mères ne sèvrent leurs petits que lorsqu’elles sont fort avancées dans leur grossesse. Dans un documentaire qui a suivi une famille de chimpanzés sur plusieurs années, on voit à un moment la mère tenter de sevrer son dernier-né de 5 ans, et l’on comprend plus tard qu’elle est enceinte. Chez les bonobos, « il arrive que les mères finissent par nourrir deux petits en même temps » (1).
Chez les chasseurs-cueilleurs du paléolithique, la question ne devait pas souvent se poser. En effet, leur mode de vie et leur mode d’allaitement engendraient des intervalles de trois à cinq ans entre les naissances. Ce n’est qu’avec le néolithique, la sédentarisation, le développement de l’agriculture et de l’élevage que les allaitements se sont raccourcis et les intervalles entre les naissances également (2).
Dans ces sociétés, quand une femme se retrouve enceinte alors qu’elle allaite encore, elle est censée sevrer immédiatement. Mais il y a des exceptions. Par exemple, dans l’émission « Bébés du monde », on voit une femme africaine allaiter son enfant alors qu’elle est visiblement enceinte.
Et même si, selon l’OMS, la grossesse est une des principales causes de sevrage dans les pays en développement, celui-ci n’est pas toujours immédiat. On sait par exemple que dans les années 70, environ 70 % des femmes enceintes de l’Inde rurale et urbaine pauvre allaitaient toujours. Dans les mêmes années, au Sénégal, 30 % des femmes tombaient enceintes alors qu’elles allaitaient ; parmi elles, 62 % allaitaient toujours à trois mois de grossesse, 19 % à six mois, et un peu moins de 4 % à neuf mois et après l’accouchement. Dans les zones rurales du Guatemala, une étude de 1990 avait trouvé 50 % de femmes tombant enceintes alors qu’elles allaitaient, 41 % allaitant encore pendant le second trimestre de grossesse, et 3 % au cours du troisième trimestre.
Chez les Yao, un peuple de Thaïlande, le sevrage s’achève vers 2 ans ou lorsque la mère est à nouveau enceinte. Les femmes yao considèrent qu’il est impossible de nourrir simultanément un enfant « de l’intérieur » et un autre « de l’extérieur ». Mais ce principe n’est plus appliqué une fois la grossesse terminée : quand sa mère allaite le cadet, l’aîné quémande du lait qui ne lui est jamais refusé (3).
Sur l’île de Pohnpei, en Micronésie, l’allaitement s’arrête aux trois mois de grossesse, mais reprend éventuellement après l’accouchement. D’autres cas de co-allaitement sont attestés en Papouasie Nouvelle-Guinée, au Mali, en Mongolie…
Dans les pays occidentaux, on ne trouve pour le moment d’allaitement pendant la grossesse et de co-allaitement que dans des sous-cultures comme les membres de La Leche League. Une étude faite par Kathleen Kendall-Tackett et Muriel Sugarman en 1995 sur un groupe de 179 mères LLL ayant allaité au moins six mois a ainsi montré que 61 % d’entre elles avaient allaité enceintes et 38 % avaient co-allaité.
Alors, nature ou culture ? Impossible de répondre. Mieux vaut se poser une autre question : est-ce que je me sens ou non capable de m’occuper de deux petits d’âges rapprochés, avec ce que cela implique de maternage proximal, d’allaitement long, etc. ? La façon dont on répond à cette question (à laquelle il est d’ailleurs bien difficile de répondre avant d’y être…) conditionnera l’intervalle souhaité entre les naissances et l’envie ou non de se lancer dans l’aventure du co-allaitement. D’ailleurs, un certain nombre de femmes qui témoignent dans les pages qui suivent le disent : je ne regrette pas d’avoir co-allaité, mais pour la prochaine naissance, j’attendrai que cet enfant soit sevré !
(1) Frans de Waal et Frans Lanting, Bonobos. Le bonheur d’être singe, Fayard, 1999.
(2) Voir Sarah Blaffer Hrdy, Les instincts maternels, Payot, 2002.
(3) Enfants et sociétés d’Asie du Sud-est, L’Harmattan, 1994.
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