Publié dans le n° 133 d'Allaiter aujourd'hui, octobre 2022.
Quand on pense aux avantages de l’allaitement maternel, on pense généralement aux bienfaits pour la santé de l’enfant et de sa mère, à court et à long terme. On pense au lien mère/enfant favorisé. On pense moins souvent aux situations extrêmes où l’allaitement peut vraiment faire la différence, en termes de confort, voire de survie. Et pourtant, ces situations (tous ces cas où, après coup, on s’est dit "heureusement que j’allaitais...") peuvent se présenter, y compris dans nos sociétés occidentales.
En 2005, le cyclone Katrina et les conséquences dramatiques qu’il a eues sur les populations, avec des milliers de personnes réfugiées, notamment dans le stade du Superdôme, sans eau ni ravitaillement et par une température de 35°, a fait l’effet d’un électrochoc : que devenaient, dans de telles conditions, les bébés nourris au biberon ?
Sécheresses, canicules, inondations, tremblements de terre (1), cyclones, tempêtes, tsunamis, épidémies, guerres... des millions de personnes sont concernées chaque année, les enfants de moins de cinq ans, et particulièrement les nourrissons, étant les plus vulnérables.
Ces deux dernières années ont été particulièrement "riches" en ces situations extrêmes où l’allaitement peut vraiment faire la différence : épidémie de Covid (rappelons les anticorps anti-Covid trouvés dans le lait des femmes contaminées ou vaccinées), problèmes d’approvisionnement (voir la pénurie de lait infantile aux États-Unis), inondations catastrophiques, incendies gigantesques, canicules à répétition, et bien sûr la guerre en Ukraine, avec les évacuations et déplacements de population que cela engendre (2). Et malheureusement, le changement climatique ne peut que faire se répéter et se multiplier de tels événements extrêmes…
Les témoignages que nous avons reçus pour ce numéro ne parlent pas de situations aussi dramatiques, mais on peut être bloqué sur l’autoroute ou dans un train, tomber en panne au milieu de nulle part, voir son habitation dévastée par une inondation, être évacués à cause d’un incendie de forêt menaçant... et se dire là aussi "heureusement que j’allaitais !"
Un aliment de choix, un aliment tout court
La première raison pour laquelle l’allaitement peut vraiment faire la différence en situation de crise, c’est tout simplement qu’il permet au bébé, au bambin (voire à l’adulte...) d’être nourri.
Nourri d’un aliment qui est celui prévu pour lui, avec tous les éléments nutritifs nécessaires, et aussi tous les facteurs anti-infectieux qui l’aideront à lutter contre les maladies, fréquentes en cas de catastrophe sanitaire.
Au contraire, si le bébé est nourri au biberon, l’approvisionnement en lait industriel peut tout simplement faire défaut. Même s’il est là, les conditions nécessaires à une préparation correcte des substituts du lait maternel risquent fort de ne pas être réunies : pas d’eau potable, difficulté de nettoyer correctement les récipients... Et de toute façon, il n’apportera pas les facteurs anti-infectieux qu’apporte le lait maternel.
Dangers des distributions de lait infantile
Et pourtant, en cas de catastrophe dans un coin de la planète, il est fréquent que les médias montent en épingle le sort des bébés, et appellent à des collectes de lait industriel. Or ce lait, étant donné la désorganisation qui règne dans ce genre de situation, sera souvent distribué sans aucun contrôle. Un audit effectué par l’Unicef suite au tremblement de terre de 2006 en Indonésie avait montré qu’en dépit d’un taux d’allaitement très élevé, 70 % des enfants de moins de 6 mois avaient reçu du lait industriel. Sans compter que du lait en poudre non conçu pour l’alimentation infantile est distribué en routine dans les colis alimentaires et bien souvent donné aux bébés.
Ces distributions de lait industriel peuvent avoir un impact négatif à long terme sur les taux d’allaitement et donc sur la santé infantile. C’est ainsi que, suite au tremblement de terre survenu en 1988 en Arménie, la distribution massive de lait industriel a entraîné une baisse importante du taux d’allaitement, baisse toujours significative dix ans plus tard.
C’est pourquoi, en 2001, le Groupe de travail interinstitutions sur l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant dans les situations d’urgence a produit les "orientations opérationnelles sur l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant dans les situations d’urgence (OG-IFE)" (3). Ces orientations, mises à jour en 2007 et 2017, insistent sur la nécessité de protéger l’allaitement maternel et d’encadrer de manière très stricte le don de lait industriel.
Selon ces directives, les mères allaitantes ne devraient pas recevoir de lait industriel en routine. Les mères qui ont récemment sevré leur enfant devraient être encouragées à relacter. Si c’est impossible ou si la mère est décédée, il faudrait chercher une autre femme pouvant allaiter le bébé. Si c’est impossible, on utilisera un lait industriel au cas par cas, sous surveillance médicale.
Dans ce cas, on devra fournir à la mère non seulement le lait en quantité suffisante et régulière, mais aussi tout ce qui est indispensable pour l’utiliser dans de bonnes conditions.
Le don de lait industriel ne devrait pas permettre aux fabricants d’utiliser les situations d’urgence pour élargir leur clientèle ou améliorer leur image (pas de marque ni de logo sur les boîtes), ce qu’ils essaient régulièrement de faire.
Favoriser la relactation ou la lactation induite
Chez nous, la relactation (relancer la lactation après un arrêt plus ou moins long) et la lactation induite (provoquer une lactation chez une femme qui n’a pas été enceinte) sont très peu connues (4). Et quand on en parle, on provoque l’étonnement, voire l’incrédulité.
Or, dans les situations d’urgence, c’est quelque chose qui est encouragé et semble relativement facile.
Voici par exemple un récit recueilli par l’Emergency Nutrition Network (5).
Cela se passe en Ouganda où, en raison des guerres et des famines, le système de santé était totalement détruit, et les décès maternels fréquents. On a amené un jour en consultation, dans le dispensaire où travaillait l’auteur, un bébé dont la mère était décédée. L’enfant souffrait de malnutrition majeure et de déshydratation. Il semblait avoir environ 2 mois, mais il était difficile de lui donner un âge en raison de son état clinique. Il était nourri avec du lait de vache dilué et de la bouillie de maïs, et souffrait de diarrhée. L’auteur a demandé à une autre mère allaitante d’allaiter cet enfant en plus du sien. Elle a fini par accepter parce qu’on lui a promis que ce serait temporaire, et qu’elle recevrait également des suppléments alimentaires. Le jour suivant, la jeune tante du bébé s’est présentée à la consultation. Elle n’avait pas encore d’enfants elle-même, mais elle a commencé à mettre au sein le bébé de sa sœur décédée. Le bébé devait téter très souvent, car il se fatiguait très rapidement, et il fallait induire une lactation chez sa tante. Deux à trois semaines ont été nécessaires avant que celle-ci ait suffisamment de lait pour allaiter exclusivement le bébé. Un mois après l’arrivée du bébé au dispensaire, la jeune femme est retournée chez elle avec "son" bébé, très fière de l’allaiter. L’auteur l’a revue plus tard avec le reste de sa famille, lorsqu’ils ont dû fuir au Zaïre. Le bébé était toujours allaité, il était en bonne santé, et il commençait à consommer des solides.
L’allaitement anti-stress
Une autre raison pour laquelle l’allaitement est important en situation de crise, c’est son rôle anti-stress, que ce soit pour la mère ou pour l’enfant. Beaucoup de témoignages insistent sur cette bulle de calme créée par la tétée, qui a permis au bébé de se calmer, voire d’apaiser sa douleur (n’oublions pas l’aspect analgésique de la tétée), et à la mère de ne pas céder à la panique.
De nombreuses études ont montré que les femmes qui allaitent sont moins sujettes au stress, et quand elles en subissent un, sont mieux à même de le gérer.
L’une d’elles, faite en 1995 par des médecins de l’Institut national de santé mentale américain, a trouvé que les mères qui allaitent produisent moins d’hormones de stress que celles qui n’allaitent pas (6).
Une autre, faite au Centre de recherche de l’hôpital Douglas (Montréal, Canada), montre que les mères qui allaitent réagissent moins vivement aux situations stressantes que celles qui donnent le biberon, et auraient en conséquence une meilleure capacité à s’occuper de leurs enfants.
Quelques mythes à combattre
Quand il s’agit d’allaitement en situation d’urgence, un certain nombre de mythes circulent, qu’il est nécessaire de combattre résolument.
Premier mythe.
En cas de stress, on n’a plus de lait.
C’est bien sûr faux. Déjà, comme on l’a vu, si on allaite, on est moins stressée ! Par ailleurs, la lactation est un processus "robuste". Le stress n’a aucun impact sur la production de lait. Et s’il peut en avoir sur son éjection, donnant l’impression que le lait est "coupé", il suffit généralement de rassurer la mère sur le fait que son lait n’est pas "perdu" et que le bébé devra simplement téter plus longtemps pour obtenir le lait.
Deuxième mythe.
Les mères malnutries ne peuvent pas allaiter.
Encore faux. Ce n’est qu’en cas de famine que la production de lait va baisser et finir par se tarir. Et dans ce cas, le remède n’est pas de donner un lait industriel à l’enfant, mais de... nourrir la mère !
Troisième mythe.
Une fois l’enfant sevré, le lait ne peut pas revenir.
Toujours faux. On l’a vu, la relactation est tout à fait possible.
Quatrième mythe.
Les laits industriels ne présentent aucun danger et représentent un très bon choix pour nourrir un bébé.
Nul besoin de développer ici la fausseté de cette assertion. Mais il est important de se rendre compte que cette croyance, qui fait des dégâts en temps ordinaire et dans des conditions normales, en fait encore plus dans les situations d’urgence.
De meilleurs chances de survie
Preuve de la fausseté de ce dernier mythe : les bébés non allaités ont bien malheureusement, en cas de crise, une morbidité et une mortalité supérieures aux bébés allaités. D’après l’OMS, ils ont un risque de mort suite à une maladie diarrhéique augmenté de 1300 %...
Une étude portant sur la gestion de l’aide humanitaire suite à des inondations au Botswana en 2005-2006 a constaté que la quasi-totalité des bébés décédés étaient nourris au lait industriel (7).
En Guinée-Bissau où l’allaitement long est la norme, avec une durée moyenne de 22 mois, une étude (8) a cherché à évaluer l’impact de l’allaitement sur la mortalité infantile chez des enfants réfugiés pendant les trois premiers mois de la guerre civile, en 1998 : le taux de mortalité était six fois plus élevé chez les enfants qui n’étaient plus allaités que chez ceux qui l’étaient encore...
Comment soutenir l’allaitement dans les situations d’urgence
Avant la catastrophe :
• Assurer une formation de base sur l’allaitement à toutes les personnes susceptibles d’être incluses dans le réseau d’aide.
• Édicter des recommandations sur l’allaitement, incluses dans tous les plans de secours d’urgence.
• Identifier, dans chaque région, les personnes susceptibles d’assurer un soutien aux mères allaitantes (groupes de soutien, consultant·e·s en lactation, professionnels de santé…).
Après la catastrophe :
• NOURRIR LA MERE : améliorer le statut nutritionnel des mères aide à améliorer celui de leurs enfants.
• Garder les familles réunies.
• Les femmes en fin de grossesse doivent être encouragées à allaiter. Les mères qui allaitent doivent être encouragées à continuer. On proposera une relactation à celles qui n’allaitent pas ou n’allaitent plus.
• Mettre en place un endroit où les mères pourront recevoir des informations, allaiter leur bébé, ou tirer leur lait (voir les tentes de l’Unicef à Haïti après le tremblement de terre de 2011, ou en Pologne pour les réfugiées ukrainiennes)
• Ne pas solliciter le don de formules lactées commerciales. Celles-ci seront utilisées uniquement lorsque l’enfant n’est pas allaité et qu’il n’est pas possible de lui donner du lait humain provenant d’autres femmes. Utiliser des formules lactées commerciales liquides prêtes à l’emploi, et les donner au gobelet (beaucoup plus facile à nettoyer qu’un biberon).
Notes
(1) Voir l’étude faite sur le tremblement de terre de L’Aquila, en Italie, en 2009 : Guisti A et al., Breastfeeding and humanitarian emergencies : the experiences of pregnant and lactating women during the earthquake in Abruzzo, Italy, International Breastfeeding Journal 2022, en ligne le 15 juin.
(2) En 2021, le nombre total de personnes déplacées avait atteint le record de plus de 59 millions. On peut être sûre que l’année 2022 va battre ce record…
(3) www.ennonline.net/attachments/3128/Ops-G_French_04May2019_WEB.pdf. Une compilation d’études scientifiques sur l'alimentation du nourrisson et du jeune enfant (IYCF) dans un contexte d'urgence est consultable à cette adresse : https://www.ennonline.net/ife/iycferepository. Une conférence en visio donnée le 4 décembre 2021 (en anglais), Infant Feeding in Emergencies. Learning from other countries' expériences, www.youtube.com/watch?v=UVJNfVjUhyU
(4) Pour en savoir plus, voir les dossiers Relactation et Lactation induite.
(5) Relactation in difficult circumstances : rising to challenge. Barbara Krumme. Shared experiences in infant and young child feeding in emergencies. Emergency Nutrition Network, juillet 2003.
(6) Altemus M et al., Suppression of hypothalmic-pituitary-adrenal axis responses to stress in lactating women, Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism 1995 ; 80(9) : 2954-59. Voir aussi : Groër MW, Differences between exclusive breastfeeders, formula-feeders, and controls : a study of stress, mood, and endocrine variables, Biol Res Nurs 2005 ; 7(2) : 106-117.
(7) Creek T et al., Role of infant feeding and HIV in a severe outbreak of diarrhea and malnutrition among young children, Botswana, 2006. Session 137 Poster Abstracts, Conference on Retroviruses and Opportunistic Infections, Los Angeles, 25-28 février 2007.
(8) Breastfeeding status as a predictor of mortality among refugee children in an emergency situation in Guinea-Bissau. M Jakobsen et al., Trop Med Int Health 2003 ; 8(11) : 992-96.
Guerre en Ukraine
En février dernier, il n'a fallu qu'une journée pour que deux animatrices LLL polonaises, Julita Hypki et Kasia Pawlaczyk, offrent un soutien à l'allaitement aux réfugiés d'Ukraine.
Roxana Dudus et Ionela Luciu, de LLL Roumanie, ont écrit : "Il y a beaucoup de gens qui arrivent d'Ukraine. Le temps est mauvais, il neige et il fait froid. Les animatrices LLL se sont portées volontaires aux frontières et dans les centres d'accueil."
Les animatrices LLL bulgares ont mis en place une adresse mail spéciale pour les parents réfugiés ukrainiens. Elles ont publié des articles sur l'allaitement en cas d'urgence sur leur site web et étaient prêtes à répondre aux mails dans des langues autres que le bulgare, à l'aide d'un traducteur automatique.
Sur le site de La Leche League International, des posters traduits en ukrainien sur le peau à peau, l'alimentation au gobelet, l'augmentation de la lactation et la relactation ont été partagés et téléchargés des milliers de fois.
En mars, deux consultantes IBCLC appartenant à MAMILA, une organisation slovaque de soutien à l’allaitement, se sont rendues à Vyšné Nemecké, à la frontière slovaquie-ukraine, afin d'évaluer la situation des mères réfugiées ukrainiennes qui allaitaient.
L'UNICEF, le HCR, le Global Nutrition Cluster, le groupe central IFE et leurs partenaires ont appelé dès le 8 mars à "protéger la nutrition maternelle et infantile dans le conflit ukrainien et la crise des réfugiés".
Joint Statement - Protecting Maternal and Child Nutrition in the Ukraine Conflict and Refugee Crisis, https://www.ennonline.net/jointstatementiycfeinukraine
Voir aussi l’article paru dans Ms magazine "Breastfeeding in a war zone", https://msmagazine.com/2022/03/21/breastfeeding-ukraine-russia-war-maternity-women/
Dans un camp de migrants
Dans le camp de Mavrovouni, sur l'île grecque de Lesbos, MAM Beyond Borders, une petite ONG italienne, tente d'aider les femmes qui le souhaitent à allaiter. Un coordinateur et une sage-femme bénévole font des visites individuelles aux femmes enceintes et aux jeunes mères.
Nazila a réussi à allaiter pour la toute première fois avec l'assistance de la sage-femme de MAM Beyond Borders. L’ONG a également aidé Manal, une femme originaire de Syrie, lorsqu’elle est devenue mère pour la troisième fois à Lesbos. Elle n’avait jamais allaité auparavant.
InfoMigrants, Le défi de l'allaitement dans les camps de migrants.
Pénurie de lait infantile
Depuis février 2022, les États-Unis connaissent une grave pénurie de lait infantile. Cette pénurie est le résultat du rappel de plusieurs produits fabriqués par Abbott Nutrition, le plus grand fabricant de préparations pour nourrissons aux États-Unis, en raison d'une contamination bactérienne et de l'arrêt de leur usine du Michigan. Le taux de rupture de stock des préparations lactées commerciales a atteint 43 % pour la semaine se terminant le 8 mai 2022 et, dans six États, plus de la moitié des préparations pour nourrissons étaient épuisées. Des parents désespérés font face à une grande incertitude et à des bébés affamés et qui pleurent. Les familles socio-économiquement vulnérables sont les plus durement touchées par cette crise, car Abbott Nutrition est le principal fournisseur de lait infantile aux familles à faible revenu aux États-Unis par le biais de programmes de prestations d'État, tels que le Programme spécial de nutrition supplémentaire pour les femmes, les nourrissons et les enfants (WIC). Environ la moitié des préparations pour nourrissons à l'échelle nationale sont achetées par des participants utilisant les avantages du WIC ; par conséquent, cette pénurie constitue une menace directe pour la santé et la survie de ces nourrissons, les plus vulnérables sur le plan nutritionnel.
(Doherty T et al., Is the US infant formula shortage an avoidable crisis ?, The Lancet 2022, en ligne le 30 mai.)
En mars, en Espagne, une grève des routiers a interrompu la chaîne d’approvisionnement des produits laitiers, entraînant un début de pénurie pour les laits infantiles.
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