Article publié dans les Dossiers de l’Allaitement n° 31, 1997.
Le co-allaitement est défini comme la poursuite d’un allaitement pendant la grossesse suivante, avec allaitement de deux enfants qui se suivent dans la fratrie, et ce pendant une durée plus ou moins longue. La décision de pratiquer un co-allaitement appartient à la mère. La survenue d’une nouvelle grossesse va recentrer la mère sur la nouvelle vie à venir. Elle est aussi susceptible de provoquer certaines manifestations physiques peu agréables. Le tout pourra amener la mère à souhaiter sevrer l’enfant plus âgé. Deux questions se posent concernant le co-allaitement : fait-il courir un risque au fœtus ? Présente-t-il des avantages pour l’aîné des deux enfants ?
La mère pourra ressentir le besoin de discuter de la situation avec un professionnel de santé. Outre ses sentiments vis-à-vis de la poursuite de l’allaitement pendant la grossesse, il sera important de discuter avec elle de considérations pratiques telles que :
- l’âge de l’enfant en cours d’allaitement,
- les besoins de cet enfant tels que les ressent la mère,
- les manifestations physiques et émotionnelles éventuellement désagréables ou douloureuses éprouvées par la mère,
- l’expérience de la mère (certaines mères pourront avoir déjà vécu cette situation),
- les antécédents maternels tels que fausse couche, saignements utérins, accouchement prématuré...
Une étude faite sur 503 mères qui allaitaient toujours au début de leur grossesse a montré que 69 % des enfants se sevraient spontanément pendant la grossesse (Newton N, Theotokatos M. Breastfeeding during pregnancy in 503 women : does psychobiological weaning mechanism exist in humans ? Emotion and Reproduction 20B : 845-9, 1979). Ce chiffre était de 57 % dans une étude plus récente (Moscone S, Moore J. Breastfeeding during pregnancy. JHL 9(2), 83-88, 1993). Toutefois, rien ne permet d’affirmer que la grossesse est à l’origine de ce sevrage, la plupart des enfants étant arrivés à un âge où bon nombre d’entre eux se seraient sevrés de toute façon.
Divers facteurs liés à la grossesse peuvent cependant induire le sevrage de l’enfant encore allaité :
- les changements dans la composition du lait intervenant pendant la grossesse,
- l’importante augmentation de la sensibilité mammaire, en raison des changements hormonaux liés à la grossesse
Les principales questions qui se posent
Une des principales craintes, tant chez les mères que chez les professionnels de santé, est que la stimulation des mamelons due à l’allaitement puisse provoquer des contractions utérines susceptibles d’induire une fausse couche. Toutefois, les études n’ont jamais retrouvé un tel impact, et les grossesses normales ne semblent pas affectées par les décharges d’ocytocine survenant pendant les tétées, même si certaines mères ressentent des contractions utérines plus fréquentes en fin de grossesse lorsqu’elles allaitent toujours. Par contre, la situation pourrait être différente chez les femmes qui ont des antécédents de fausse couche, ou qui présentent une grossesse multiple (jumeaux ou triplés) : aucune étude n’existe sur le sujet. L’ocytocine a une demi-vie plasmatique très brève (moins d’1 minute) ; elle est très rapidement détruite par l’ocytocinase. De plus, même s’il existe toujours des décharges d’ocytocine pendant les tétées pendant au moins toute la première année d’allaitement, l’amplitude des pics observés baisse avec le temps.
Une question que se pose souvent la mère est la possibilité que l’aîné reste très dépendant d’elle, ce qui pourra provoquer une rivalité entre les deux enfants. Elle se demande aussi si sa sécrétion lactée sera suffisante pour deux enfants. Toutefois, permettre à l’aîné de continuer à téter s’il le souhaite pourra lui apporter un sentiment de sécurité, ainsi que la certitude qu’il n’est pas chassé par le nouvel arrivant.
L’impact nutritionnel sur la mère et sur l’enfant à venir est souvent abordé. L’enfant plus âgé consomme généralement d’autres aliments depuis un certain temps, et la quantité de lait qu’il prendra au sein n’a généralement que peu d’importance. Ce n’est que dans les cas très rares où l’enfant toujours allaité est âgé de moins d’un an lors de la naissance du cadet qu’il pourra consommer encore de grandes quantités de lait, et que la situation pourra poser un problème de ce point de vue. Dans ce cas, l’état nutritionnel de la mère devra être suivi pendant toute la grossesse, puis pendant la lactation, ainsi que la croissance des deux enfants. Sinon, lorsque la mère a une alimentation satisfaisante, son organisme n’aura aucune difficulté à couvrir les besoins nutritionnels du fœtus, puis du nourrisson allaité, en même temps que ceux de l’enfant plus âgé. Aucune étude n’a mis en évidence un impact négatif sur la croissance du fœtus in utero ou le poids du nouveau-né lorsque la mère allaitait pendant sa grossesse et qu’elle était correctement nourrie. Toutefois, une étude a montré que ces mères avaient des apports nutritionnels plus élevés et qu’elles avaient une masse grasse moins importante pendant la grossesse (Merchant K et al. Maternal and fetal responses to the stresses of lactation concurrent with pregnancy and of short recuperative intervals. Am J Clin Nutr, 52, 280-88, 1990)
L’allaitement pendant la grossesse
Certaines manifestations pourront décourager une mère, même très motivée au départ, de poursuivre l’allaitement. Les seins sont généralement sensibles, voire douloureux, tout au moins à certains moments de la grossesse. Pour une mère qui a du mal à supporter ne serait-ce que son soutien-gorge, les tétées ne seront pas une partie de plaisir. L’enfant peut le comprendre et coopérer en acceptant de ne téter que dans certaines positions, à certains moments et pendant un temps limité. En fin de grossesse, le volume abdominal pourra rendre les tétées inconfortables pour la mère.
D’autre part, certaines mères, même si elles souhaitaient au départ continuer l’allaitement de leur bambin, pourront éprouver des sentiments très négatifs pendant les tétées. Elles pourront être étonnées de l’intensité des sentiments d’hostilité, d’agressivité ou de ressentiment qu’elles éprouvent vis-à-vis de l’enfant plus âgé lorsqu’il est au sein. Cela est dû au fait que la grossesse incite la mère à se recentrer sur l’enfant à venir, et amène de nombreuses mères à décider de sevrer. Le fait de pouvoir en parler pourra les aider à faire le point sur leurs sentiments souvent ambivalents, et à se sentir moins coupables des émotions négatives qu’elles éprouvent.
Au troisième trimestre de la grossesse, la sécrétion lactée proprement dite se tarit chez la plupart des femmes, et les seins sécrètent du colostrum. Quantité beaucoup plus faible, goût différent, cela amènera beaucoup d’enfants à se sevrer d’eux-mêmes.
Les hormones de la grossesse ne sont retrouvées dans le lait qu’en très faible quantité, qui ne sont guère susceptibles d’avoir un impact sur l’enfant allaité. Ces quantités seront d’autant plus basses que la sécrétion lactée se tarira progressivement. Le fœtus est exposé aux mêmes hormones, qui sont présentes dans le sang à des taux considérablement plus élevés.
Le co-allaitement
Même s’il s’était sevré pendant la grossesse, l’aîné pourra redemander à téter lorsque le nouveau bébé sera arrivé. Parfois, il veut juste savoir si sa mère accepte sa demande. Il pourra ne faire que goûter le lait avant de lâcher le sein pour ne plus jamais le redemander, voire même se contenter de l’acceptation de sa mère et ne pas essayer de téter. Mais dans d’autres cas, il recommencera à téter avec régularité. L’on a même pu observer des situations où l’aîné entretenait la sécrétion lactée alors que le nouveau-né ne pouvait être mis au sein. L’aîné est le plus souvent arrivé à un âge où la mère peut discuter avec lui de la situation, afin de trouver des compromis qui pourront être satisfaisants pour tous deux quant au déroulement de ses tétées. La rivalité pour le lait maternel est exceptionnelle chez des non-jumeaux allaités, et la sécrétion lactée est généralement suffisante pour les deux enfants. Le plus important est que la mère et ses deux enfants se sentent à l’aise dans cette relation.
Le déroulement de l’allaitement sera le plus souvent inchangé lors d’un co-allaitement. Cette situation ne protège pas vis-à-vis des engorgements ou des mastites. Aucune mesure d’hygiène particulière n’est nécessaire, sauf, éventuellement, en cas de maladie particulièrement contagieuse chez l’un des enfants. La mère doit veiller à manger et à boire suffisamment, et à prendre suffisamment de repos.
Certaines mères se sentiront à l’aise pour allaiter les deux enfants en même temps. D’autres ne le supporteront pas, et préféreront les allaiter séparément. Cela pourra d’ailleurs varier selon les jours. Même s’il lui paraissait encore tout petit, l’enfant plus âgé semblera soudain très grand lorsque le bébé sera né, et la mère sera naturellement encline à faire passer la satisfaction des besoins du nourrisson avant celle de l’aîné. Ce sentiment est parfaitement normal. Les premières semaines du post-partum, pendant lesquelles se produisent d’importants ajustements, seront généralement les plus difficiles. Avec un soutien matériel et émotionnel adapté, la mère pourra traverser cette période orageuse, et retrouver ensuite la stabilité émotionnelle qui lui permettra de vivre (à peu près) sereinement le co-allaitement.
En conclusion
La décision de co-allaiter est rarement un choix fait dès le départ. Et cette situation ne s’apparente que rarement à un long fleuve tranquille. Même une mère très motivée pourra découvrir à l’usage qu’en définitive, le co-allaitement n’est pas pour elle, ou que son enfant souhaite, lui, se sevrer. La plupart des mères éprouveront des sentiments très ambivalents, tout au moins à certains moments.
Quoi qu’il en soit, le fait d’allaiter pendant la grossesse et de poursuivre ensuite l’allaitement de deux enfants ne fait, en général, courir aucun risque à la mère et aux enfants. Cette décision est donc à prendre par la mère en fonction de ses préférences personnelles, de la façon dont elle perçoit tant les besoins de l’enfant plus âgé que ses propres limites, et du soutien qu’elle peut attendre de son entourage (de son compagnon en particulier).
Bibliographie
- V Nichols-Johnson. Tandem nursing - before and after. ABM News and Views, vol 2, n° 1, 6-7, 1996.
- The Breastfeeding Answer Book, revised edition. Pregnancy and tandem nursing, 344-52. LLLI, 1997.
- R Lawrence. Breastfeeding : a guide for the medical profession. Mosby, 4ème éd, 1994 ; 74-77.
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