Paru dans les Dossiers de l'allaitement n° 89, oct/nov/déc 2011
D’après : What is complementary feeding ? A philosophical reflection to help a policy process. Gabrielle Palmer. IBFAN – GIFA. September 2009. Texte intégral ICI
Il y a environ 30 ans, Gabrielle Palmer (nutritionniste) travaillait au Mozambique. Un jour, elle a animé une réunion pour des mères de bébés et de bambins malnutris, afin de les informer sur les moyens d’améliorer l’alimentation de leurs enfants. A la fin de cette réunion, une des mères l’a remerciée, et lui a demandé où elle pourrait trouver les aliments nécessaires à son enfant. De ce travail auprès de mères, l’auteur a appris deux grandes leçons : disposer d’aliments est plus important que disposer d’informations sur l’alimentation ; et pendant des millénaires, les mères ont réussi à nourrir leurs enfants sans l’aide d’experts en nutrition. Walter Breuning, un doyen de l’humanité, est décédé en avril 2011 à l'âge de 114 ans ; quelle que soit la façon dont sa mère l’a nourri, on peut estimer qu’elle a fait du bon travail.
Situation actuelle
Dans un de ses livres (Poverty and famines), Amartya Sen affirmait que les gens ne meurent pas de faim parce qu’il n’y a pas de quoi nourrir tout le monde, mais parce qu’ils n’ont pas accès aux aliments dont ils ont besoin. Dans les familles les plus pauvres, les jeunes enfants pourront être malnutris pour diverses raisons, mais l’impossibilité pour les parents de se procurer des aliments en raison de leur pauvreté est une cause majeure. Une autre cause est le fait que des produits locaux, facilement disponibles à bas prix, pourront être négligés parce que l’on a convaincu les parents qu’ils étaient sans valeur, et qu’ils devaient utiliser des produits coûteux et manufacturés. Par ailleurs, de nombreux pays en voie de développement, où le taux de malnutrition est élevé, cultivent des produits qui seront exportés vers les pays industrialisés au lieu de produits qui nourriront la population locale. Enfin, l’absence d’accès à de l’eau potable est également un facteur important.
A l’échelle planétaire, de nombreuses organisations médicalisent la malnutrition infantile, en utilisant des produits prêts à l’emploi (RUTF – ready to use therapeutic foods). L’utilisation de ces produits, au départ prévus pour les cas d’urgence, est devenue la réponse normale dans tous les cas de malnutrition. Cela revient à suggérer que la malnutrition est juste un problème médical, et que la pauvreté et l’insécurité alimentaire sont inévitables. Notre façon de percevoir le problème et de le « traiter » a pour résultat une aggravation de la pauvreté à l’échelle planétaire, parce qu’elle nous amène à ignorer les causes réelles de la malnutrition, qui peuvent donc perdurer.
Un bébé a besoin de recevoir des solides pour deux raisons : à partir d’un certain âge, le lait maternel ne suffit plus à couvrir ses besoins ; et le bébé doit s’habituer aux aliments consommés dans son entourage. Un bébé, bien assis dans sa chaise haute, peut recevoir des petits pots tout préparés, censés représenter le meilleur choix nutritionnel, en étant privé des interactions sociales et émotionnelles que sont des repas pris en famille, ainsi que des saveurs et des textures de l’alimentation familiale. L’alimentation joue un rôle important dans l’acculturation. D’un autre côté, les repas familiaux peuvent ne pas avoir une valeur nutritionnelle adaptée aux besoins spécifiques du bébé. Même dans les familles aisées, les enfants peuvent ne pas recevoir les aliments dont ils ont besoin, parce qu’on a réussi à convaincre leurs parents que les jeunes enfants ne devaient recevoir que des produits tout préparés spéciaux pour bébés. L’alimentation reçue pendant les premières années pourra avoir un impact qui perdurera toute la vie. Dans les pays industrialisés, de nombreux enfants sont programmés pour consommer une alimentation qui les rendra obèses, et induira diverses pathologies.
Il serait également nécessaire de mieux définir le sevrage et l’introduction des solides. Même après 6 mois, le lait maternel devrait rester pendant longtemps l’aliment principal. Un enfant qui peut téter à la demande recevra, même pendant la seconde année, suffisamment de protéines et de calories pour couvrir l’essentiel de ses besoins. Il n’est pas nécessaire d’essayer de le bourrer de céréales, de légumes et de fruits, qui rempliront l’estomac du bébé avec des produits qui sont bien souvent de moins bonne qualité nutritionnelle que le lait maternel.
En fait, les principaux facteurs limitants du lait humain sont des minéraux : le fer et le zinc. Si la mère est carencée en certaines vitamines, leur taux lacté pourra être abaissé ; la solution est une meilleure alimentation maternelle. Un bon apport en solides est celui qui permet à l’enfant d’obtenir suffisamment de fer et de zinc lorsque le lait maternel ne suffit plus à couvrir ses besoins en ces deux minéraux. Il est cependant important d’habituer l’enfant à divers aliments. Mais cela n’implique pas que l’enfant doit en recevoir de grandes quantités : l’objectif est juste de l’habituer à des goûts variés.
Le fait qu’un groupe d’experts impose ses convictions en matière d’alimentation peut avoir des conséquences dramatiques. Pendant des décennies, les professionnels de santé ont découragé l’allaitement, et se sont érigés en experts de l’alimentation infantile. Ces dernières décennies, l’influence de l’industrie alimentaire a considérablement augmenté, au point d’amener les parents et les professionnels de santé à
croire, d’une part, que les parents sont incapables de nourrir correctement leurs enfants, et qu’ils doivent donc suivre les avis des experts, et d’autre part qu’il est nécessaire de donner aux jeunes enfants des produits industriels « scientifiquement conçus » pour eux.
Les publicités pour ces produits exploitent les souhaits des parents d’avoir des repas faciles et rapides à préparer, exagèrent leurs bénéfices nutritionnels pour les enfants, diabolisent les aliments préparés à la maison, et ont pour objectif de convaincre les parents qu’ils sont indispensables pour la santé de leurs enfants. Certes, des populations ont souffert de la faim pendant des siècles, souvent en raison des inégalités sociales. Mais nous devons garder à l’esprit que si l’espèce humaine s’est à ce point multipliée sur la planète, c’est bien parce que les parents savaient nourrir leurs enfants bien avant l’apparition des experts et de l’industrie agro-alimentaire.
La nutrition n’est absolument pas une science exacte : il n’existe pas de vérité absolue, ni d’alimentation idéale. Ce qui est recommandé à une époque pourra être totalement rejeté dix ans plus tard. Les spécialistes ont émis au fil du temps de nombreuses recommandations qui se sont avérées totalement infondées. Le plaisir est une composante importante de l’alimentation, qui est pourtant peu prise en compte. Cela ne concerne pas seulement le goût des aliments, mais également le contexte social des repas. Prendre un repas en compagnie de personnes qu’on apprécie augmente la sécrétion d’ocytocine, et améliore la digestion et le métabolisme. Nous définissons les aliments en catégories de façon simpliste. Tout le monde n’a pas le même métabolisme, et un aliment pourra être bénéfique pour certains, et néfaste pour d’autres. Enfin, il faut prendre en compte le fait que l’être humain est omnivore, et qu’il peut bien se porter avec des alimentations très variées. Les Inuits se nourrissent quasiment exclusivement de poissons et de mammifères marins. Certaines populations asiatiques sont traditionnellement végétariennes. Toute alimentation qui permet à une personne d’être en bonne santé est une bonne alimentation. Tous les types d’alimentation traditionnelle ont leurs avantages et leurs inconvénients. En bref, il n’est absolument pas nécessaire de mettre au point des aliments spéciaux pour les bébés normaux.
Une perspective historique
Il est utile de se poser quelques questions. Quelle est l’alimentation naturelle des bébés ? Pourquoi tant de spécialistes ont-ils approuvé la fabrication d’aliments spéciaux pour les bébés et les jeunes enfants, alors que, depuis des millénaires et partout dans le monde, les enfants consomment les mêmes aliments que les adultes ? Les enfants de nos ancêtres étaient-ils moins bien nourris ?
Les archéologues ont découvert bien des choses sur l’alimentation de nos ancêtres. Pendant des millénaires, l’homme a été un chasseur-cueilleur. L’agriculture est quelque chose de très récent pour notre espèce : elle est apparue il y a seulement 10 000 à 12 000 ans, et l’élevage d’animaux pour leur lait est encore plus récente. Et la société industrielle n’existe que depuis 200 à 300 ans. Notre alimentation (celle des adultes et des enfants) a évolué en conséquence, et cette évolution s’est accélérée depuis une centaine d’années. Certaines avancées ont été bénéfiques (l’enrichissement en iode dans les zones où les carences en iode étaient endémiques par exemple). L’introduction d’une gamme beaucoup plus large d’aliments peut également être considérée comme un progrès. Mais actuellement, des millions de personnes vivent uniquement en consommant des aliments fabriqués industriellement, et nous avons vu survenir une malnutrition d’un nouveau genre.
Le contexte est important. Dans de nombreuses régions du monde, les femmes restent les principales productrices d’aliments, et elles assument une charge de travail impressionnante et indispensable à la survie des familles. Un paysan africain pourra être incapable de nourrir correctement ses enfants parce que la récolte a été mauvaise, parce que les animaux qu’il élevait sont morts, parce qu’il vit dans une région carencée en iode… Une mère occidentale pauvre pourra être incapable de nourrir correctement ses enfants parce qu’elle n’a pas suffisamment d’argent pour leur acheter des aliments de bonne qualité nutritionnelle, parce qu’elle n’a pas le temps de préparer des repas corrects, parce qu’elle est conditionnée à consommer de la « malbouffe » par le marketing agressif de l’industrie agro-alimentaire. Dans les pays industrialisés, la prévalence de l’obésité est inversement proportionnelle au niveau socioéconomique. Le mode d’alimentation occidental est malheureusement en train de se répandre partout dans le monde ; il rend de plus en plus de familles dépendantes des produits industrialisés, coûteux et de mauvaise qualité nutritionnelle.
Les humains ont une préférence innée pour les aliments à haute valeur énergétique, qui apportent du sel, du sucre et des graisses. Ces préférences étaient nécessaires à une époque où les humains avaient une activité physique importante. Mais actuellement, de nombreux humains (et de nombreux enfants) sont sédentaires. L’industrie agro-alimentaire a toutefois compris comment flatter nos préférences innées pour vendre ses produits. Or, l’être humain partage avec les mammifères marins la capacité à accumuler de la graisse, cette capacité étant particulièrement efficace chez les femmes. Cela a représenté un avantage majeur pour notre espèce pendant des millénaires : les graisses stockées pendant les périodes d’abondance alimentaire permettaient aux femmes de mener à bien une grossesse ou un allaitement même pendant des périodes de disette. Elles assuraient aux jeunes enfants des réserves pendant les maladies qui leur coupaient l’appétit. C’est peut-être de là que vient la conviction, toujours en vigueur, qu’un bébé doit être gros pour être en bonne santé, conviction qui contribue actuellement à l’augmentation de l’obésité infantile.
De nombreuses données montrent que l’alimentation apportait davantage de micronutriments à l’époque préhistorique que de nos jours. Les Hadzas sont un petit groupe ethnique vivant en Tanzanie ; ils sont les derniers chasseurs-cueilleurs d’Afrique. Leur alimentation est proche de celle des hommes préhistoriques. Contrairement aux enfants des ethnies d’agriculteurs environnantes, leurs enfants ne souffrent pas de malnutrition ni de carences. Leur nomadisme limite les risques d’infections liées au manque d’hygiène. Lorsqu’ils commençaient à manger, les bébés d’autrefois recevaient de petits morceaux de viande provenant de petits mammifères, des mollusques et autres invertébrés, des insectes, du poisson… Lorsqu’ils grandissaient, ils consommaient également des plantes, des racines, des fruits, des noix, et des champignons.
La consommation de céréales est récente à l’échelle de l’humanité. Actuellement, les aliments les plus souvent introduits en premier chez les bébés sont des bouillies à base de céréales. Or, un certain nombre de données permettent de penser que les céréales ne sont pas un bon aliment pour les bébés. La carence en fer chez les jeunes enfants reste un problème majeur à l’échelle planétaire. Les jeunes enfants ont l’habitude de tout porter à leur bouche. Autrefois, ils pouvaient obtenir du fer en avalant de la terre (riche en fer), et de petits animaux. Aujourd’hui, les parents seraient horrifiés en voyant leur enfant mettre de la terre dans sa bouche, ou mâcher un ver de terre ou un insecte, et se dépêcheraient de le nettoyer et de lui donner un jouet en plastique. Nous avons peur des parasites, des microbes, des maladies, des plantes empoisonnées. A juste titre, certes. Mais on a également constaté que l’excès d’hygiène fait le lit des pathologies allergiques. Par ailleurs, le fer d’origine animale (viande et poisson), sous sa forme héminique, est de loin celui qui a la meilleure biodisponibilité orale. Les petits mollusques sont faciles à manger pour un jeune enfant, et ils sont une excellente source de fer.
Les autorités en matière de santé publique recommandent l’introduction en premier lieu d’aliments riches en fer, à savoir les produits animaux et les céréales enrichies en fer. On se demande pour quelle raison on a jugé bon de promouvoir la consommation des céréales comme principal aliment infantile, alors qu’elles sont naturellement dépourvues d’un micronutriment important. Et pourquoi, même dans les pays industrialisés où la viande est largement disponible, on recommande la prudence et la modération lorsqu’il s’agit de donner de la viande ou du poisson aux bébés. Ou pourquoi on pousse autant les parents à donner à leurs bébés des petits pots généralement préparés à base de céréales ou de pommes de terre (aliments très pauvres en fer), et vendus à un prix prohibitif. Le riz est particulièrement prisé, sans que cela repose sur un quelconque fondement scientifique. Le riz peut certes être un très bon aliment pour les adultes ou les enfants plus âgés, mais c’est un aliment médiocre pour les bébés.
Les micronutriments ne sont qu’un aspect du problème. La digestion des céréales nécessite de l’amylase, et cette enzyme est présente en quantité suffisante seulement à partir de 2 ans. La plupart des vitamines présentes dans les céréales sont dans leur enveloppe, qui est particulièrement difficile à digérer. Les céréales contiennent aussi des phytates, qui inhibent fortement l’absorption du fer. Certaines céréales contiennent du gluten. L’intolérance au gluten est l’une des plus fréquentes maladies génétiques en Europe, et la maladie cœliaque induit d’importantes malabsorptions. Les pratiques traditionnelles de préparation des aliments utilisaient les combinaisons alimentaires pour améliorer l’absorption des nutriments, la fermentation pour les rendre plus digestes… La solution de l’industrie agro-alimentaire pour pallier la pauvreté des céréales en micronutriments importants pour les bébés a été de les enrichir en ces micronutriments, puis de clamer que leurs produits sont indispensables aux bébés. Certes, cet enrichissement améliore leur apport nutritionnel. Mais il n’en reste pas moins qu’il est illogique de promouvoir la consommation de produits qui nécessitent de tels traitements pour être assimilables par les bébés, alors que d’autres produits sont naturellement assimilables.
La consommation du lait d’autres mammifères est également un événement récent pour l’espèce humaine. Passé la petite enfance, la lactase, enzyme indispensable à la digestion du lactose (le sucre du lait), disparaît. Toutefois, les groupes humains qui ont l’habitude de consommer des produits laitiers depuis des siècles (d’origine essentiellement européenne) continuent à avoir une certaine activité de la lactase. Et ils ont diffusé partout dans le monde l’idée que la mutation qui leur permet de tolérer le lactose même à l’âge adulte est la norme pour l’espèce humaine. Dans nos pays occidentaux, les produits laitiers sont considérés non seulement comme bons pour la santé, mais encore absolument essentiels dans l’alimentation humaine (« nos amis pour la vie »). L’industrie laitière est puissante, et a dépensé des fortunes pour nous en convaincre.
Certes, les produits laitiers peuvent être utiles dans le cadre d’une alimentation diversifiée, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont nécessaires. Ils présentent divers inconvénients. Des études épidémiologiques ont constaté une relation entre la prévalence de la carence en fer et la consommation de lait. Il semble stimuler l’action de l’insulin-growth factor chez l’enfant, avec des conséquences qui restent à évaluer. Le lait semble favoriser la survenue de cancers du sein. Des études le mettent en cause dans le déclenchement du diabète insulino-dépendant. Les protéines du lait de vache sont des allergènes connus. Les pratiques en vigueur dans l’industrie laitière pour le traitement du lait et la fabrication des produits commercialisés peuvent être douteuses. L’utilisation d’antibiotiques chez les espèces laitières favorise l’émergence de germes pathogènes multirésistants. Le lait de vache, qui est le plus souvent consommé dans les pays occidentaux, est également celui qui est le plus utilisé pour fabriquer les laits industriels pour nourrissons, et les bébés qui ont reçu ces laits continueront généralement à recevoir du lait de vache par la suite. Le suivi à grande échelle de la qualité et des effets indésirables des laits industriels et des produits laitiers est inadéquat. Nous avons l’habitude de penser a priori que les produits laitiers, ainsi que tous les aliments industriels destinés aux enfants, sont sans danger, jusqu’à ce que surviennent des accidents.
Les autres aliments : quand, comment ?
Un certain nombre de données permettent de penser que, pendant la majeure partie de notre histoire, les enfants ont été allaités pendant 4 à 7 ans. L’aménorrhée induite par la lactation protégeait la mère vis-à-vis des grossesses trop rapprochées, et lui permettait d’économiser du fer. Le fait que le cordon ombilical n’était certainement pas coupé immédiatement après la sortie de l’enfant augmentait également les réserves en fer du bébé. L’allaitement permettait la sécurité alimentaire du bébé même dans des conditions environnementales difficiles. Beaucoup de gens pensent qu’il est nécessaire d’introduire d’autres aliments parce que le lait maternel se tarit spontanément après une certaine durée d’allaitement. Mais on a constaté, chez les nourrices qui passaient l’essentiel de leur vie à allaiter, que la production lactée augmentait et baissait en fonction de la stimulation des seins par les enfants qu’elles nourrissaient. En fait, l’introduction d’autres aliments est nécessaire pour apporter à l’enfant certains micronutriments, lorsque le lait maternel, l’enfant grandissant, ne permet plus de couvrir les besoins en ces micronutriments.
Certes, il est utile d’avoir des marges pour l’âge idéal d’introduction des solides. Mais vouloir définir un âge précis pour ce faire est aussi stupide que de vouloir que tous les enfants percent leur première dent ou fasse leurs premiers pas à un âge donné. C’est de plus un phénomène récent. Pendant des millénaires, les mères ont répondu au comportement de l’enfant. Lorsque ce dernier était capable de tenir assis, qu’il avait quelques dents, qu’il était capable d'attraper des aliments et de les mettre à sa bouche, alors il mangeait. Lorsque sa dextérité s’améliorait et que sa dentition augmentait, il devenait de plus en plus capable de manger. Les bébés n’ont pas besoin qu’on leur aprenne comment manger : c’est un comportement inné. Sur le plan évolutionnaire, un bébé n’a pas besoin de recevoir des bouillies et des purées. S’il n’est pas capable de mâcher, alors il n’est pas encore prêt à recevoir d’importantes quantités de solides. Les purées et les bouillies, qu’elles soient préparées à la maison ou fabriquées par l’industrie agro-alimentaire, sont généralement de moins bonne qualité nutritionnelle que le lait maternel. Certains enfants marchent plus tard que d’autres, et certains enfants ne s’intéressent guère aux solides pendant longtemps. On a constaté que les bébés à qui on présente une gamme variée d’aliments consommeront spontanément ce dont ils ont besoin pour couvrir leurs besoins. La seule condition est qu’ils aient accès à des aliments variés et nutritifs. Dans les cultures traditionnelles, la mère pré-mâchait les aliments afin d’aider son bébé, et les lui transmettait en appliquant sa bouche contre celle de son enfant (certains spécialistes estiment que ce comportement est à l’origine du baiser amoureux).
Dans une ethnie comme celle des !Kung (Afrique australe), qui ont une alimentation très riche et variée, les femmes ne souffrent pas de carence en fer grâce à une puberté beaucoup plus tardive que dans les pays occidentaux, leur régime alimentaire est varié, elles bénéficient de longues durées d’aménorrhée en raison de leurs allaitements longs et à la demande. Leurs bébés naissent avec un stock adéquat de fer, augmenté encore par le fer présent dans le sang du placenta transféré à l’enfant avant la section du cordon ombilical.
Les mollusques, coquillages et crustacés marins sont riches en nutriments importants pour l’espèce humaine. Ils sont faciles à digérer. Ces derniers font partie de l’alimentation humaine depuis la préhistoire, comme aliments de base mais aussi comme friandises : les escargots à la française, les huitres crues ou cuites, les crabes et crevettes, les scorpions et araignées frits en Asie… Certains spécialistes estiment que l’espèce humaine est particulièrement adaptée à la vie près des océans, les produits venant de la mer étant riches en nutriments importants pour le développement de notre cerveau. On estime que plus des 2/3 de la population mondiale vit à moins de 60 km de la mer.
Les insectes représentent également une excellente source de protéines et de nutriments. Actuellement, environ 3000 ethnies vivant dans 120 pays consomment régulièrement plus de 1500 espèces d’insectes. Ces petits animaux représentent une bonne source de protéines pour les jeunes enfants, et certains sont riches en graisses et en calories. Leur taille est, elle aussi, adaptée à la consommation par un bébé. Alors pourquoi ne sont-ils pas largement recommandés ? Il existe des raisons valables, la pollution étant la principale. Toutefois, avec une surveillance appropriée, ces produits ont une excellente qualité nutritionnelle. Le fait que la plupart des Occidentaux ne peuvent pas imaginer consommer des insectes est purement culturel. Il existe également des tabous alimentaires religieux et philosophiques, et ce depuis l’époque préhistorique. Les humains sont grégaires, et l’identification avec les autres membres du groupe est importante pour la cohésion. Le point de vue d’une population sur l’alimentation aura un impact important sur la société. Depuis des millénaires, les groupes humains s’identifient eux-mêmes et identifient les autres par le biais de ce qu’ils mangent ou ne mangent pas. Certains aliments, méprisés dans certains pays, sont achetés très cher dans d’autres pays où ils constituent un luxe. Il est désolant que l’amélioration de la situation financière de tant de familles ait pour résultat l’abandon d’une alimentation traditionnelle, variée et nutritive, au bénéfice d’une alimentation de style fast food, perçue comme plus moderne et attractive.
Quels aliments ?
Il est nécessaire de se poser des questions sur la façon dont les fabricants d’aliments pour bébés manipulent les parents et les professionnels de santé afin de promouvoir leurs produits. Ces derniers ne sont pas forcément appropriés aux bébés. Ils peuvent indiscutablement réduire la charge de travail de la mère, mais ils rendent les parents dépendants. La première étape pour contrer le marketing agressif de ces fabricants est de promouvoir le don aux bébés d’aliments non industrialisés. Mais force est de constater qu’il n’existe aucune définition pour ces aliments non industrialisés. Des décades de recherches comparant l’impact de l’allaitement et de l’alimentation avec un lait industriel sont d’une fiabilité douteuse tout simplement parce que leurs auteurs ont négligé de définir l’allaitement avec précision. La précision est essentielle pour toutes les campagnes de promotion de quoi que ce soit. Et les fabricants d’aliments pour bébés savent très bien tourner la moindre imprécision à leur avantage. Au Guatemala, la législation définit les aliments de sevrage comme « tous les aliments manufacturés ou préparés localement et donnés en complément du lait maternel », et exige que ces produits ne comportent pas de photos de bébés sur leur emballage. Gerber a refusé de modifier ses emballages (qui comportent des photos de bébés), et a gagné un procès contre le gouvernement, en arguant du fait que la législation guatémaltèque s’appliquait uniquement aux produits « manufacturés ou préparés localement », alors que ses produits étaient « importés ».
La législation édictée en 2006 aux Philippines recommande de donner aux bébés des aliments de sevrage « frais, naturels, et de provenance locale ». Mais là encore, ces termes manquent de précision. Par exemple, le mot « frais » signifie, pour beaucoup de gens, que le produit a été cueilli (légumes ou fruits) ou tué (animal) peu avant d’être consommé. Mais les étiquettes de nombreux petits pots pour bébés affirment que le contenu a été préparé avec des produits frais. Même si l’on achète les produits de base au marché, cela ne signifie pas qu’ils sont frais, au vu des pratiques commerciales actuelles. La façon dont les produits alimentaires de base ont été récoltés, emballés, conservés et transportés peut induire des contaminations, ou d’importantes pertes de nutriments. La cuisson, ou une durée de conservation plus longue avant consommation, peuvent diminuer la valeur nutritionnelle d’un aliment. Non seulement le terme « frais » est imprécis, mais il ne signifie pas non plus que la valeur nutritionnelle de l’aliment est optimale.
Le terme « naturel » pose encore davantage de problèmes. A l’époque préhistorique, les humains ont appris par l’expérience quelles plantes, quels fruits étaient comestibles, et lesquels étaient toxiques. Certains produits naturels sont dangereux. Les épinards, largement recommandés à une époque pour leur richesse en fer, en sont un bon exemple : non seulement ils sont pauvres en fer, mais de plus ils contiennent de l’acide oxalique, ce qui empêche l’absorption du fer. Les épinards ne sont pas du tout un bon aliment pour les bébés. L’enrichissement en iode de certains produits alimentaires n’est pas du tout naturel, mais c’est le meilleur moyen d’éviter les pathologies liées à la carence en iode, endémique dans certaines régions. Le terme « local » n’est pas non plus synonyme de meilleur choix. Si nous devions consommer uniquement les aliments qui poussent près de chez nous, de très nombreux produits disparaîtraient de nos assiettes. Même dans les pays en voie de développement, au moins toutes les familles qui vivent en ville ont accès à des boissons telles que le Coca-Cola, ou à des plats de type fast-food, fabriqués à partir de produits locaux ; ces aliments ne sont pas de bonne qualité nutritionnelle pour autant. Dans de nombreux pays, le fait de ne recevoir que des aliments frais, naturels et d’origine locale n’empêche pas de nombreux enfants d’être malnutris.
Certains spécialistes affirment qu’il est impossible de nourrir correctement un bébé sans lui donner des produits industrialisés spécialement conçus pour ce faire. C’est essentiellement vrai pour les enfants de familles défavorisées. Lorsque les parents ont un bon niveau socioéconomique et qu’ils sont bien informés, ils pourront parfaitement nourrir correctement leur bébé avec des produits majoritairement disponibles localement, en y ajoutant éventuellement quelques produits importés, et quelques produits industriels. Les actions menées pour améliorer le statut nutritionnel des enfants défavorisés peuvent être contre-productives. Le programme WIC en est un exemple. Aux États-Unis, la mortalité infantile est inversement corrélée au niveau socioéconomique. Ce programme d’aide alimentaire à destination des femmes et des jeunes enfants (Women Infants and Children) a été lancé en 1974. En 2008, 8,2 millions de personnes en bénéficiaient tous les mois. Les suppléments alimentaires fournis limitent les décisions et les choix des mères en matière d’alimentation. Les centres de WIC sont d’importants fournisseurs de laits industriels, ce qui a un impact négatif sur l’allaitement chez les mères suivies par ces centres. Rien ne permet de penser qu’ils ont amélioré significativement la nutrition des enfants inscrits à ce programme, et ces enfants sont en moins bonne santé que la moyenne de la population. Cela ne veut pas dire que ce programme est inutile. Ces dernières années, de gros efforts ont été faits pour promouvoir l’allaitement chez les femmes suivies par les centres de WIC, et pour adapter la nature des produits alimentaires distribués aux mères. Il n’en reste pas moins choquant de voir qu’au 21ème siècle, et dans un pays industrialisé comme les États-Unis, une partie significative de la population a besoin d’une aide alimentaire. Cela est peut-être en rapport avec le fait que de tels programmes d’aide alimentaire sont très attractifs pour les fabricants d’aliments pour enfants : leurs dons généreux leur offrent l’opportunité de conquérir de nouveaux marchés, en encourageant les mères défavorisées à se procurer leurs produits présentés comme étant le meilleur choix pour les enfants.
Lorsqu’elle travaillait au Mozambique, Gabrielle Palmer a constaté qu’en dépit de la guerre, de l’écroulement de l’économie et de la misère, certains enfants se portaient parfaitement bien. Après enquête, il s’est avéré que les familles de ces enfants vivaient à la ville, et avaient également accès à la campagne. L’aide alimentaire permettait à ces familles de recevoir des céréales, de l’huile et du sucre. L’accès à la campagne leur permettait d’avoir des légumes, des fruits, des œufs… Une approche pour améliorer la nutrition infantile est de cibler les carences les plus fréquentes. Les carences en fer, en zinc, en iode et en vitamine A contribuent pour beaucoup à la mortalité infantile. Les actions bien coordonnées pour lutter contre elles sont souvent efficaces, mais pas toujours. Des programmes coûteux de supplémentation en vitamine A synthétique n’ont pas permis d’abaisser la morbidité et la mortalité infantiles, et ont même augmenté la prévalence des infections respiratoires aiguës. L’analyse des résultats a montré qu’on avait omis de prendre en compte l’existence d’une carence en vitamine A chez les mères. Cela nous ramène à un fait central : ce sont essentiellement les femmes enceintes et les mères qui ont besoin de suppléments. Les femmes malnutries ont bien souvent des enfants de petit poids de naissance, chez qui le risque de malnutrition, la morbidité et la mortalité sont plus élevés. Une bonne alimentation infantile va de pair avec le respect du droit des femmes à une bonne nutrition. Cet aspect est particulièrement important au vu des récentes découvertes, qui montrent l’impact transgénérationnel de l’alimentation maternelle pendant la grossesse. La femme qui est malnutrie pendant sa grossesse mettra au monde un bébé dont le métabolisme sera programmé pour survivre dans un environnement de restrictions alimentaires, avec un risque plus élevé de maladies métaboliques, et qui transmettra à ses enfants cette programmation métabolique.
Un cas d’école : l’anémie ferriprive
On peut estimer qu’environ 2 milliards de personnes souffrent d’anémie ferriprive dans le monde actuellement. C’est la pathologie carentielle la plus fréquente, tout particulièrement chez les femmes en âge de procréer et les enfants. L’aménorrhée lactationnelle préserve les réserves en fer de la femme, et le taux lacté de fer est remarquablement stable et indépendant du statut ou des apports maternels en fer. La carence en fer a un impact négatif sur la croissance et le développement neurologique de l’enfant. Cette carence est un cas d’école également parce que les aliments naturellement riches en fer sont aussi riches en zinc, l’autre minéral pour lequel le lait humain peut ne plus arriver à couvrir les besoins du bébé à partir de 6 mois. Le fer du lait humain est hautement assimilable, au contraire du fer présent dans les autres laits animaux. Ces autres laits abaissent même la biodisponibilité du fer présent dans l’alimentation. Pour cette raison, enrichir ces laits animaux en fer n’est pas logique.
Le fer est indispensable à la fabrication de l’hémoglobine, qui transporte l’oxygène, et qui est responsable de la couleur rouge de notre sang. Lorsque des globules rouges sont détruits, l’essentiel du fer est recyclé. Mais lorsque nous perdons du sang (hémorragies externes ou internes, menstruations), le fer est perdu et doit être remplacé. Lorsque les apports en fer sont insuffisants, les globules rouges contiendront moins d’hémoglobine, et la personne présentera une anémie ferriprive. Les définitions de l’anémie varient suivant les pays : on dit qu’une personne souffre d’anémie lorsque son taux d’hémoglobine est inférieur au 2,5ème percentile pour le pays où elle vit. En conséquence, une personne qui serait considérée comme souffrant d’anémie dans un pays occidental sera considérée comme n’en souffrant pas dans un pays en voie de développement où l’anémie est la règle. Ce mode de définition est l’une des raisons pour lesquelles il est difficile de connaître avec fiabilité la prévalence mondiale de l’anémie.
La principale conséquence de l’anémie ferriprive est que l’ensemble des tissus est mal oxygéné. Dans les pays en voie de développement, des femmes meurent d’insuffisance cardiaque induite par une anémie sévère. Si un jeune enfant est chroniquement fatigué, malade, et qu’il manque d’appétit, il est nécessaire de rechercher une anémie. D’un autre côté, le fer est toxique. Un excès de fer endommage de nombreux organes (hémochromatose). Il est donc nécessaire d’être prudent avec la supplémentation en fer. Par ailleurs, la présence de fer dans le tube digestif favorise les infections. La lactoferrine du lait humain transporte le fer, et empêche son utilisation par les germes potentiellement pathogènes.
On peut se demander pour quelle raison tellement d’enfants dans le monde souffrent d’anémie ferriprive. Les nutritionnistes ont constaté que le taux de fer dans le lait maternel était bas, et ont estimé qu’un jeune enfant devrait avaler quotidiennement 1 kg de foie pour couvrir ses besoins en fer ; ils en ont conclu que l’enrichissement des laits industriels et autres aliments pour bébés était indispensable. Les nutritionnistes semblent toutefois oublier le fait que l’espèce humaine n’aurait probablement pas autant proliféré depuis des millénaires si la carence en fer était inévitable chez les jeunes enfants en l’absence de produits industriels enrichis en fer. Et de nos jours, il est évident que la carence en fer est essentiellement un problème rencontré chez les enfants vivant dans une famille défavorisée.
En fin de grossesse, le fœtus accumule un stock de fer qui, allié au fer présent dans le lait maternel, lui permettra d’avoir un bon statut pour le fer pendant sa première année de vie. Mais il est nécessaire que la mère ait elle-même un bon statut pour le fer pendant la grossesse. Là encore, un bon statut nutritionnel des femmes est indispensable à la santé de leurs futurs enfants. Par ailleurs, les pratiques obstétricales peuvent être à l’origine d’importantes pertes de sang en post-partum. Enfin, le fait de clamper le cordon immédiatement après la naissance empêche l’enfant de bénéficier du sang provenant du placenta, et du stock de fer qu’il représente pour l’enfant. Attendre au moins 2 minutes avant de le clamper (ou le faire lorsqu’il a cessé de pulser) ne présente que des avantages. Ce simple fait pourrait permettre d’abaisser significativement la prévalence de l’anémie ferriprive.
Le plus important n’est pas la quantité de fer apportée par l’alimentation, mais sa biodisponibilité. La viande et le poisson apportent du fer sous sa forme héminique, facilement assimilable. Le fer présent dans les plantes est sous une forme peu assimilable. Cela ne veut pas dire qu’une alimentation végétarienne induira une anémie, mais qu’il est alors nécessaire de prendre en compte d’autres facteurs nutritionnels. De nombreux aliments contiennent des substances qui inhibent l’absorption du fer (épinards, thé, café, cacao…). C’est aussi le cas du calcium : un verre de lait abaisse de moitié l’absorption du fer, et on a constaté que le statut pour le fer était inversement corrélé à la consommation de lait. Les phytates (dont le taux est particulièrement élevé dans les céréales complètes), les fibres, le soja, une cuisson prolongée de la viande, en abaissent significativement l’absorption. La vitamine C l’augmente, ainsi que la fermentation, ou le fait de cuire les aliments dans un plat en fer.
En conclusion
Depuis 30 ans, l’IBFAN mène des actions de promotion de l’allaitement et de régulation du marketing des substituts du lait maternel. La régulation des laits industriels pour nourrissons et des aliments de sevrage pour enfants est essentielle. Les gouvernements ont le devoir de faire en sorte que les intérêts financiers de l’industrie agro-alimentaire ne passent pas avant les intérêts et la santé des enfants. Un bon statut nutritionnel chez les femmes est également la pierre angulaire d’un bon statut nutritionnel infantile. Les femmes et les jeunes enfants doivent être prioritaires lors du partage des ressources alimentaires, en particulier en ce qui concerne les produits d’origine animale.
Excellent article, très intéressant et instructif. Ma fille ayant 6 mois et demi, nous commençons à explorer les aliments autres que le lait. Cela nous éclaire sur la manière de procéder.
Bravo pour vos publications et votre engagement.
Alors je trouve qu'il est assez difficile de trouver des informations sur la diversification alimentaire tout en continuant d'allaiter son bébé au-delà de six mois, je trouve que votre article est vraiment très intéressant et m'éclaire sur la marche à suivre. Je vous remercie beaucoup d'avoir compiler toutes ces informations.
Un très bel article, très instructif et qui pousse à réfléchir sur la réelle valeur nutritionnelle de l'alimentation de bébé mais aussi de celle toute la famille.
Je n'hésiterai pas à le partager autour de moi.
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